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Facebook et le deuil: «la mort aussi vit avec son temps»

Internet perturbe et modifie notre approche de la mort, tout en modernisant nos rites funéraires.

In memoriam / Montage Slate | Matt Botsford via Unsplash <a href="https://unsplash.com/photos/wxuPH6QRvJc">License by</a>
In memoriam / Montage Slate | Matt Botsford via Unsplash License by

Temps de lecture: 10 minutes

«C'est d'abord son corps qui a disparu dans la tombe. Puis ma routine avec elle s'en est allée. Ensuite, ce sont la couleur des murs de sa chambre et tous ses meubles que j'ai remplacés. Enfin, ce sont mes souvenirs d'elle qui se sont brouillés. Il restait seulement son mur Facebook, immuable et inaltérable face au temps et au deuil.»

En 2008, Murielle a perdu sa fille de 15 ans. Elle a alors dû faire face à une nouvelle composante du XXIe siècle: l'identité numérique des personnes décédées.

Jadis, nous étions poussières et retournions à la poussière. Aujourd'hui, une part de nous-même survit à notre mort. Comptes Facebook, Twitter, Instagram, boîte mail et données numériques diverses, autant de traces 2.0 qui perdurent même lorsque la vie n'est plus.

Rappels et notifications

«Internet perturbe les invariants anthropologiques de temporalité et de spatialité, ce qui fait l'essence des rites, dont le deuil. Désormais, la mort n'est plus localisée dans une spatialité qui lui est propre, dans une urne ou une cimetière, ni dans une temporalité, la Toussaint et l'anniversaire de la mort, commente Hélène Bourdeloie, sociologue du deuil et de l'identité numérique, auteure de l'essai «Usages des dispositifs socionumériques et communication avec les morts». Même dans vos activités ordinaires, vous pouvez recevoir à tout moment une notification rappelant le décès ou le défunt, et vous n'y êtes pas préparé dans l'instant t. On n'a plus des moments ou des lieux spécifiques à la mort, elle est partout et peut surgir n'importe quand, sans qu'on ne l'ait souhaité. Elle fait irruption dans le quotidien.»

Facebook est le réseau social qui illustre le mieux le phénomène. Parmi ses plus de deux milliards de comptes, il est impossible de connaître précisément combien appartiennent à des défuntes et défunts. Hachem Saddiki, doctorant en statistiques à l’université du Massachusetts, calculait en 2016 qu'avant la fin du siècle, le site compterait plus d'utilisateurs et d'utilisatrices décédées que vivantes. Entrustet, une société américaine aidant les individus à gérer leurs actifs numériques après leur mort, estimait en 2011 que trois personnes avec un profil Facebook mouraient chaque minute dans le monde.

Cette cohabitation entre les personnes vivantes et les personnes mortes au royaume du like n'est pas sans créer de situations hasardeuses. «Des messages d'hommage écrits à mon frère se retrouvaient autour de vidéos de chats sur YouTube et d'une publicité de voiture sur la page d'accueil de Facebook. C'était un mélange des genres assez horrible à voir, témoigne Dimitri, 22 ans, qui a demandé à chaque auteur et auteure de ces messages de les supprimer. C'était gênant, parce que les autres aussi avaient le droit de faire leur deuil comme ils l'entendaient, mais on ne sait pas trop quoi faire quand deux processus de deuil entrent en opposition.»

Sandra, 24 ans, se remémore sa peine lorsque Facebook lui indiquait que son amie décédée depuis deux semaines lui demandait des «vies» sur Candy Crush. «J'ai pleuré toute la soirée après avoir vu ça», confie-t-elle.

Tout aussi pénible, les rappels algorithmiques. «Facebook propose souvent de se remémorer des souvenirs et de souhaiter les anniversaires ou les années d'amitié avec nos amis. C'est mignon quand ils sont vivants, déprimant quand ce n'est pas le cas...» Pour Valentin, 26 ans, Facebook, d'un terrain de vie à part entière, est soudainement devenu un espace nocif.

Connie Noble

«C'est cliché, mais avant, quand j'avais des problèmes dans ma vie, internet était un refuge. Un lieu où je choisissais si j'en parlais ou non, où j'étais maître de ce qui se déroulait. Mais la barrière qu'internet dresse entre la vraie vie et ce qu'on décide d'en retenir a cédé devant la violence du deuil, témoigne Dimitri, en évoquant la mort de son frère. Facebook n'était plus cet espace entre nous où je racontais ma vie, c'était devenu cet endroit inadapté où tout le monde pleurait ses morts. On ne cesse de rappeler qu'un deuil, c'est intime, mais la perte, elle en a rien à foutre de notre intimité. C'est une saloperie qui s'insinue partout, surtout dans l'espace public, et qui pourrit tout. Pour moi, même Facebook était devenu oppressif.»

Comptes de commémoration

Martin Julier-Coste, sociologue du traitement numérique de la mort, s'est beaucoup penché sur ces sentiments d'oppression numérique ressentis par des personnes en deuil, au sein des générations ultra-connectées.

Nombre d'adolescentes ou adolescents et de jeunes adultes lui ont confié avoir abandonné un temps les réseaux sociaux. «Avec les outils numériques, on est constamment assailli de messages, d'évaluations, et lorsqu'il s'agit d'un deuil, cela nous sollicite dans une période où on a besoin de se retrouver avec soi-même.»

«Avec internet et la mort, nos parts intimes se retrouvent au sein d'un espace public, ce qui ébranle nos cadres».

Hélène Bourdeloie, sociologue

Une autre sociologue spécialisée, Hélène Bourdeloie, synthétise à son tour: «Avec internet et la mort, nos parts intimes se retrouvent au sein d'un espace public, ce qui ébranle nos cadres».

La société Facebook a pris les choses en main –en partie. Depuis 2009, il est possible de remplir un formulaire en ligne sur le site quand une personne est décédée. Un avis de décès est demandé. Alors le compte peut passer en «mémorial» ou être supprimé, et il cesse d'envoyer des notifications à ses contacts, à la demande de la famille proche.

Depuis 2015, il est également possible de désigner un ou une légataire Facebook via un autre formulaire en ligne. Mais ses compétences restent limitées: il lui est impossible d'accéder au compte de la personne, de modifier ses publications ou de lire ses conversations. Lui est simplement offert la possibilité d'ajouter des amis, de modifier la photo de profil et de couverture et de poster un seul statut, pour communiquer la nouvelle ou indiquer une dernière volonté.

Malgré les précautions de Facebook, les conflits juridiques ne manquent pas. Un scandale a éclaté en Allemagne en 2017, lorsque la famille d'une mineure décédée n'a pas pu avoir accès au compte de la défunte. Les parents avaient fait la demande pour tenter de comprendre les circonstances de sa mort en 2015, et savoir s'il s'agissait d'un suicide ou d'un accident. D'abord accordée par la justice allemande, la décision avait ensuite été infirmée par la cour berlinoise, Facebook ayant fait appel. Les parents ont invoqué le fait que les contenus figurant sur le compte de leur fille étaient juridiquement identiques à des journaux intimes ou des lettres, qui peuvent revenir aux proches après un décès. La cour berlinoise a quant à elle rejoint l'argument de Facebook sur la liberté de la vie privée et invoqué «le secret des télécommunications garantie par la Loi fondamentale» allemande.

Communication post mortem

Facebook continue de mêler les personnes vivantes et défuntes dans une drôle de cacophonie. Tant et si bien que le réseau social est devenu un lieu parfois privilégié pour communier son deuil, et même communiquer avec les personnes décédées. «Les premiers six mois de la mort de ma copine, je lui écrivais un long message toutes les semaines sur son mur. À la fois pour expier mon chagrin et pour rendre son mur vivant. Comme ça, j'avais l'impression qu'il se passait encore des choses. Voir de l'activité sur son mur, c'était comme sentir un pouls», explique avec mélancolie Jérémy. Une pratique à relier à ce que la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross appelle la phase du déni.

Connie Noble

Pour Fanny George, maîtresse de conférences à l'université de la Sorbonne, converser sur le mur d'un défunt est un phénomène classique. À l'issue de son programme de recherche à l'Agence nationale de la recherche sur les identités numériques post mortem, elle a conclu: «On utilise le numérique pour entretenir la vie du mort, pour rationaliser ses affects, et ainsi les usagers s'aident des réseaux sociaux pour formaliser le rapport qu'ils entretiennent à leurs défunts désormais absents, s'ils avaient pour habitude d'échanger sur Facebook de leur vivant».

Dans certains cimetières, il existe des boîtes aux lettres pour envoyer symboliquement des correspondances aux défunts. Le phénomène est donc loin d'être nouveau; seul le support change. «Depuis toujours, on cherche à garder une trace du défunt, rappelle le sociologue Martin Julier-Coste. Toutes les religions humaines traitent d'une part de la personne qui survivrait à la mort. Aujourd'hui, c'est ce que Facebook permet. Après, chacun en tire sa propre expérience personnelle. Et puis, publier sur le profil Facebook d'une personne décédée, ce n'est pas tellement différent que d'aller parler sur sa tombe. À l'exception que dans un espace public, les hommages idéalisent le mort –tout le monde est beau et gentil– afin de ne froisser personne. Cette idéalisation est une composante importante dans le début d'un deuil.»

Une filiation entre la tombe et Facebook que fait également Diego. Ce jeune homme de 26 ans se rend encore régulièrement sur le profil de son meilleur ami, décédé il y a deux ans. «Quand je vois qu'un nouveau commentaire a été posté, cela me fait la même sensation que lorsque je me rends sur sa tombe et que je vois des fleurs déposées. Cela fait plaisir de voir qu'on ne vit pas seul le deuil, qu'on n'est pas la dernière personne à se souvenir de lui.»

Gênants hommages publics

Mais ces hommages peuvent parfois déranger. C'est le cas de Caroline, mère endeuillée par la perte de son fils d'une vingtaine d'années, il y a tout juste un an. Se disant de la «vieille école», ne figurant sur aucun réseau social, possédant «un téléphone qui ne lit pas les MMS, c'est dire...», elle a un jour ouvert internet pour voir ce qui se disait sur son enfant.

Elle a alors découvert sur Facebook des photos d'un hommage précédant l'enterrement et de l'inauguration d'une plaque de commémoration au cimetière. «Il y en a une qui me choque particulièrement, c’est celle où une personne creuse un trou... Certes, c’est un trou visant à sceller la plaque, mais l’image, à mes yeux, prend un tout autre sens.»

«Le problème avec les réseaux sociaux, c’est que vous pouvez difficilement contrôler les gens. J’ai été véritablement blessée par certains commentaires hypocrites.»

Caroline, qui a perdu son fils

Les écrits commémoratifs sur son fils ont énormément gêné cette mère, par leurs côtés ostentatoires ou falsifiés. «Le problème avec les réseaux sociaux, c’est que vous pouvez difficilement contrôler les gens. En ce qui me concerne, j’ai été véritablement blessée par certains commentaires tout à fait hypocrites et par d’autres vraiment très déplacés. Il y a également l’appropriation exclusive d’un drame par quelques personnes qui exagèrent démesurément leurs liens sur leurs propres comptes Facebook, au point que tous les messages de sympathie leur sont directement adressés. Dans mon cas, c’est faire abstraction de la seule personne qui a mis au monde, qui a élevé, qui a vu grandir et accompagné son enfant à tous les âges de la vie. Ce n’est pas de la jalousie, c’est simplement de l’incompréhension devant cette perte de morale.»

La fréquence de ces hommages publics n'étonne pas les chercheurs. Christophe Fauré est un psychologue du deuil, souvent cité en référence pour ses travaux par les personnes ayant perdu un proche. Les conseils partagés sur son site éclairent un sentiment encore peu connu et tabou, mais que tout le monde finit par vivre. Pour lui, les hommages intimes sur les réseaux sociaux constituent une composante logique des deuils actuels. «Le deuil relève de deux strates: une strate intime et une strate sociale. Beaucoup l'oublient, mais le deuil est aussi un processus social. Or internet aide beaucoup à partager et à se connecter avec les gens. Exprimer sa douleur en public, c'est libérer sa peine et la partager, mais aussi contribuer au souvenir du défunt. Parler en public de la mort, encore plus d'un mort, peut en gêner certains, mais c'est loin d'être propre à notre époque, et c'est un procédé sain.»

Sites dédiés de mémoriaux

Si les hommages et les commémorations se multiplient sur Facebook, une partie des internautes jugent le site encore inadapté et malvenu pour ce genre de pratiques. «Le deuil, c'est de la dentelle et de la haute-couture, cela demande un peu de doigté et de douceur. Il nécessite un site spécialement conçu pour cette fonction, et non un site qui le devient bien malgré lui et contre son utilisation primaire», défend Clémentine Piazza.

En 2017, elle a co-fondé InMemori, un mémorial en ligne. Ce type de sites, comme il en fleurit sur la toile, permet de créer des pages d'hommages. Pour cette trentenaire, le succès de ces tombes virtuelles s'expliquent avant tout par une réalité sociologique. «Depuis trois générations, on ne meurt plus là où l'on est né. Il faut alors réinventer les rites funéraires pour permettre de répondre à ce besoin de commémorer la personne et de partager le deuil, alors que les proches sont répartis sur toute la France, voire le monde entier.»

Toujours en déplacement entre la France et les États-Unis, où son site se développe également, cherchant parfois ses mots en français à force de s'exprimer dans la langue de Shakespeare, Clémentine Piazza insiste sur le besoin d'actualiser une idée vétuste du deuil. «Il y a une véritable urgence à faire ce genre de mémorial en ligne, parce que l'écart se creuse aujourd'hui entre les rites funéraires traditionnels et la réalité sociologique. Nous devons rattraper ce retard.»

Même son de cloche pour Anne-Sophie Tricard, directrice de Dansnoscoeurs.fr, un autre site de recueillement numérique: «L'espace souvenirs en ligne permet de rompre les contraintes de temps, de distance et de moyens». Elle aborde une expérience personnelle: «Le vide de la perte accentue le sentiment de solitude, et inversement. Je ne voyais personne pour en parler physiquement, j'avais sans cesse peur de déranger mes proches, alors j'ai cherché à faire ma commémoration et mon deuil sur internet, où je ne dérangeais personne». Désormais, quelque 1,5 million de personnes viennent chaque mois rendre hommage à leur proche sur son site.

«Nous croyons fondamentalement au deuil collectif, et non à la tristesse seul dans son coin. L'hommage se partage et s'échange, affirme Clémentine Piazza au sujet de son site InMemori, qui tient à se démarquer de Facebook. Il y a deux sentiments auxquels tout le monde est confronté au cours de sa vie, l'amour et le deuil. Il faut donc un site simple d'utilisation pour les générations moins habituées à internet.» Autre ligne de démarcation, «il n'y a pas de hiérarchisation des hommages, comme on peut voir sur Facebook». L'intimité est quant à elle préservée par le non-référencement de la page sur les moteurs de recherche d'internet, ce qui permet des hommages très longs et très intimes, «loin des messages de trois lignes que l'on voit sur Facebook», souligne la cofondatrice.

«La fatalité du deuil, c'est l'oubli», commente Anne-Sophie Tricard. Ces sites ont pour ambition de devenir de véritables arbres généalogiques 2.0. «Notre but à terme, c'est que l'on puisse dire un jour à son fils: “Regarde, grand-père était comme ça” en lui montrant sa page d'hommage internet.»

Le psychologue Christophe Fauré, spécialiste du deuil, ne s'inquiète pas de cette révolution numérique: «La mort reste intemporelle et anachronique, on ne cessera de pleurer nos disparus, de la même façon que le faisait l'homme de Néandertal. Le deuil, c'est continuer à tisser des liens avec le défunt. Ce n'est en aucun cas couper les ponts avec le mort, ou ne plus y penser. Internet permet le tissage de ces liens plus facilement. Le deuil est une chose s'adressant surtout aux vivants. Ils apprennent simplement que la mort aussi vit avec son temps».

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