Égalités / Société

La justice est moins sévère lorsque les criminelles se conforment aux stéréotypes de genre

Plutôt que de traiter à égalité hommes et femmes, la justice paternaliste du XIXe siècle préférait voir en elles des déviantes ou hystériques pour maquiller des réalités sociales inégalitaires.

L’éventail des motifs possibles est restreint: elles sont folles, déviantes, hystériques ou maladivement jalouses. | Callie Gibson via <a href="https://unsplash.com/photos/IT2S-W8-Tu8">Unsplash</a>
L’éventail des motifs possibles est restreint: elles sont folles, déviantes, hystériques ou maladivement jalouses. | Callie Gibson via Unsplash

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Cet article est le deuxième d'une série de quatre épisodes, «Les femmes et le crime». Le premier est à retrouver ici.

Il y a les crimes, leurs auteurs ou leurs autrices, leurs victimes. Puis, sur ce vernis factuel, vient s’ajouter le regard de celles et de ceux qui jugent, avec leur lot de représentations, a priori et convictions, en bras de fer avec le devoir d’impartialité. Au cours du XIXe siècle, ce bagage mental fut déterminant au moment de condamner des femmes criminelles: à la tête des médias et d’une justice paternalistes, les hommes les considéraient avant tout comme les victimes d’elles-mêmes, se donnant là l’occasion de conforter leur supériorité.

Une femme criminelle n’a alors rien à voir avec un homme criminel. L’éventail des motifs possibles est restreint: elles sont folles, déviantes, hystériques ou maladivement jalouses. Pour des criminologues comme l’Italien Cesare Lombroso, auteur de l’ouvrage La femme criminelle et la prostituée (1894), la criminalité féminine trouve ainsi ses racines dans le fond latent de cruauté propre aux femmes, dans un érotisme «exagéré» et «anormal» ou une surexcitation éprouvée pendant les règles.

«Les crimes féminins qui suscitent le plus d’intérêt dans le dernier tiers du XIXe siècle sont ceux qu’on avait tendance, à l’époque, à attribuer à l’obsession: crimes passionnels, motivés par la jalousie, la vengeance, la folie et qui contribuent à la représentations des accusées sous forme d’images symboliques et familières (furies, zombies, harpies), c’est-à-dire de femmes dénaturées, malades, emportées», écrit l’historienne Ann-Louise Shapiro dans son article «L’amour aux assises: la femme criminelle et le discours judiciaire à la fin du XIXe siècle».

Si les hommes déviants sont dirigés vers l’institution pénale, les femmes sont remises à l’institution psychiatrique «pour préserver un ordre sexué»

Le crime féminin est considéré contre-nature, mais, surtout, il ne peut trouver ses origines dans un raisonnement propre à son autrice. «Supposant que les femmes étaient des créatures passives, les magistrats recherchaient en général des mobiles ailleurs que dans la volition de la femme, dans une autre force qui l’aurait amenée à se comporter comme elle l’a fait, écrit la journaliste Ann Jones dans son livre Women who kill1. Ils blâmaient la tension menstruelle, l’hystérie, la folie ou un complice masculin. Et à chaque fois, ils se demandaient aveuglément: “Quel peut bien être le mobile?”»

Considérées comme victimes de leur propre faiblesse, plus enfants qu’adultes, les femmes du XIXe siècle sont ainsi maintenues à un rang inférieur. Si les hommes déviants sont dirigés vers l’institution pénale, elles sont remises à l’institution psychiatrique «pour préserver un ordre sexué», rappelle la sociologue spécialiste de la déviance et du genre Coline Cardi, dans son article «Le contrôle social réservé aux femmes: entre prison, justice et travail social», citant les travaux de l’historienne Yannick Ripa.

Maquiller les réalités sociales de l’inégalité entre les sexes

Ces motifs irrationnels sont doublement pratiques: en confortant l’idée que la vie et le statut des femmes tournent autour de l’amour et du couple –donc de l’homme–, ils rendent invisibles des réalités sociales plus dérangeantes qui peuvent pousser au crime: la dépendance financière à laquelle elles sont soumises, les violences conjugales, les inégalités de droits, quand il ne s’agit pas, tout simplement, d’une opinion politique.

Dans l’article précédemment cité, Ann-Louise Shapiro développe deux cas très révélateurs. Celui de Louise Demaret, 21 ans, qui a tué Victor Bernant, son compagnon, en 1881. Dans l’enquête, on découvre que celui qui lui aurait promis le mariage la battait si elle ne lui donnait pas son salaire, et ce, même lorsque celle-ci attendait leur enfant. Demaret témoigne de son désespoir quand, enceinte et sans ressources, Bernant lui a annoncé qu’il l’abandonnait pour aller s’installer avec sa maîtresse. Pour la cour, c’est une imprudente qui s’est donnée avant le mariage, a tué par jalousie uniquement et semble bien lâche d’accabler un homme désormais mort. «Il est clair que la présentation de ce crime par la cour en tant que crime passionnel, présentation corroborée par la presse, a jeté dans l'ombre les autres sens et dépourvu l'acte de Louise de toute sa signification sociale.»

La même mécanique est à l’œuvre pour Marie Fournet, laquelle, en 1886, clame avoir tué son associé et ancien amant car celui-ci l’avait escroquée. Dans l’esprit des juges, seule la fin de leur liaison peut expliquer son passage à l’acte. «La passion, non l’argent, la jalousie, non la vulnérabilité constituent le fond du rapport officiel des crimes de Louise Demaret et de Marie Fournet», conclut Ann-Louise Shapiro.

Jouer le jeu pour sauver sa peau

Mais devant la justice, on ne plaide pas pour l’égalité: on plaide pour sa vie. Quitte à ce que cette colère meurtrière soit noyée et travestie dans les mots des juges résolus à ne voir que ce qu’ils désirent. Longtemps, les procès de criminelles furent ainsi des spectacles où chacun des deux sexes était rappelé à ses devoirs moraux et sociaux. Lorsque les meurtrières se conformaient aux stéréotypes de l’amoureuse éconduite, elles s’attiraient la pitié des juges. Ce biais sexiste a continué au XXe siècle. En 1951, lorsque Yvonne Chevallier tue son mari, député, maire et ministre, l’opinion publique se prend d’affection pour cette femme délaissée, trompée, soumise aux violences psychologiques exercées par son mari. «Pauvre femme.» Elle est acquittée. «Dans de nombreux cas, la femme a recours à des scénarios typiques: elle explique ses motifs et son comportement d'après un schéma bien compris, qui répond, en grande partie, aux attentes des accusateurs», note Ann-Louise Shapiro.

Aux yeux de l’opinion publique, la place des femmes et la hiérarchie entre les sexes n’étaient questionnées, elles étaient même confortées. Les femmes, de nouveau remises à leur place, pouvaient être pardonnées. «Les hommes appelaient cette inégalité devant la justice “paternalisme judiciaire” au lieu de ce qu’elle était vraiment: un accessoire fragile de la grande illusion selon laquelle les hommes aiment et protègent les femmes, et les femmes, par nature, aiment les hommes, écrit la journaliste Valentine Faure dans son essai Lorsque je me suis relevée j’ai pris mon fusil. Imaginer la violence des femmes. Un tel arrangement préservait les hommes de la peur de l’épouse démoniaque et permettait à de nombreuses femmes d’échapper au “châtiment de la loi”.»

«Les acteurs pénaux ferment les yeux sur les comportements délictueux des femmes qui se conforment aux attentes liées aux rôles féminins»

Coline Cardi, sociologue spécialiste de la déviance et du genre

Pour celles qui refusaient de retrouver la liberté au prix de leur vérité, le retour de bâton était d’autant plus violent. Là où Yvonne Chevallier est acquittée, quelques mois plus tôt, Pauline Dubuisson est condamnée à perpétuité. Nous sommes en 1951, l’étudiante en médecine a tué son amant de trois balles. À son procès, le tribunal ne juge pas le crime, mais la femme: celle qui avait connu plusieurs amants, elle qui voulait devenir médecin et avait refusé la demande en mariage du défunt cinq ans plus tôt, lorsqu’ils commençaient leurs études. Elle, qui, encore adolescente, avait eu des liaisons avec des Allemands sous l’Occupation, qui avait subi tonte et viol collectif «punitifs». Seul un des sept jurés lui reconnaît des circonstances atténuantes, lui épargnant la peine de mort. C’est une jurée, la seule femme du jury.

Un même crime, mais deux jugements opposés, tant les deux femmes se positionnent différemment aux yeux de la société. Yvonne Chevallier est mariée, fidèle, seule. Sa vie est détruite par l’indifférence de son mari. Pauline Dubuisson, elle, ne s'est conformée à rien: elle a voulu tout avoir et toise les représentants de la justice qui l’accablent. Les deux femmes semblent illustrer, trente ans auparavant, la même thèse du «double standard» décrite dans les travaux de chercheuses des années 1980, auxquelles fait référence Coline Cardi: «Si les acteurs pénaux ferment les yeux sur les comportements délictueux des femmes qui se conforment aux attentes liées aux rôles féminins, ils sont en revanche plus sévères à l’égard de celles qui ne s’y conforment pas».

Le XIXe siècle est-il si loin? Encore aujourd’hui, la vérité des criminelles est souvent travestie sous couvert de romantisme aveugle. Dans l’ouvrage Les Amazones de la terreur, Fanny Bugnon, maîtresse de conférences en histoire contemporaine et études de genre à l’Université Rennes 2, retrace comment, à la fin du XXe siècle, la presse se focalisait sur le fait que les femmes d’organisations violentes comme Action directe ou la Fraction armée rouge allemande auraient été de mauvaises mères, des victimes de pathologies psychologiques et, surtout, les amoureuses ou compagnes d’autres terroristes. «Les militantes des organisations révolutionnaires violentes ne semblent parfois exister qu’au travers d’un homme», écrit l’autrice. Un stéréotype qui va aider deux autres types de criminelles à garder les mains blanches: les mafieuses et les djihadistes.

1 — Citée dans Lorsque je me suis relevée j’ai pris mon fusil. Imaginer la violence des femmes, de Valentine Faure. Retourner à l'article

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