Société

Zuzana Sermer, celle qui est parvenue à échapper au premier convoi vers Auschwitz

Les 999 premières déportées juives d'Auschwitz n'étaient pas au complet. Deux femmes, dont Zuzana Sermer, ne sont jamais montées dans le train.

Brochure antisémite publiée par le ministère de la Propagande slovaque, 1941-1942. | <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Antisemitick%C3%A1_Propaganda_na_Slovensku.jpg">Wikimedia Commons</a>
Brochure antisémite publiée par le ministère de la Propagande slovaque, 1941-1942. | Wikimedia Commons

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Zuzana Sermer (1924-2021) a grandi en Slovaquie à Hummené, aux côtés de son amie Édith, héroïne de notre premier épisode. Mais, contrairement à cette dernière, Zuzana est miraculeusement parvenue à échapper à la rafle du 25 mars 1942, et ne montera jamais dans le train DA 66, premier convoi juif vers Auschwitz. Une histoire inouïe qu'elle conservera pour elle pendant exactement soixante-dix ans.

«De la chance? Mais la chance ne suffisait pas, dans ces situations. Il fallait un miracle. La chance, c'est quand on arrive dans un magasin et que ce jour-là on y annonce 50% de réduction!», plaisantait-elle quelques années avant sa mort, interrogée par des lycéens. Il s'agissait en fait d'une erreur dans les comptes de la garde Hlinka, milice du Parti populaire slovaque, qui supervisait la déportation de la population juive vers les camps de la mort.

«Nous voulions croire les rumeurs: nous ne partions qu'à deux heures de route de Hummené, pour travailler dans une fabrique de chaussures. Mais je savais que je ne devais pas partir: j'étais fille unique et devinais que mes parents n'y survivraient pas.»

Sommée comme toutes les femmes célibataires de la ville âgées de plus de 15 ans, elle obtempère. «Cependant, contrairement aux autres, je n'ai rien empaqueté. J'étais prête à tout pour rester et continuer à m'occuper de ma mère malade.» Dans la vaste cour du poste de police, environ 350 femmes attendent, valise à la main. Celle de son amie Édith est aussi lourde qu'elle: elle ignore ce qui l'attend et préfère ne rien laisser.

À l'usure

Zuzana, avec toute l'énergie de ses 20 ans, tente le tout pour le tout. «J'ai passé la journée à pleurer, à supplier et à expliquer, encore et encore, ma situation familiale. J'en appelais à leurs cœurs et consciences. Une deuxième femme en faisait de même, suppliant que les gardes lui accordent quelque pitié.» Agacés par son flot de supplications, les policiers l'écartent. «Je ne me suis pas arrêtée, raconte-t-elle, du matin à la nuit tombée.»

À la fin de la journée, la police fait le total: leur quota a été rempli. «Pour eux, nous n'étions que des numéros.» La phrase fait écho aux propos de Rena Kornreich. La milice a déjà noté les noms de 999 femmes, réparties dans plusieurs villes de Slovaquie. N'importe quelle femme aurait pu être relâchée, mais Zuzana les a «eus à l'usure». «Comme ils n'avaient pas besoin de nous, ajoute-t-elle, ils m'ont laissée, ainsi que l'autre jeune femme, repartir.»

Heather Dune Macadam a longuement étudié la liste dans laquelle étaient consignés les noms, âges, lieux d'origine des premières déportées. Un registre confus, comportant une erreur ayant échappé aux Gardes Hlinka: «Les erreurs devenaient plus fréquentes au fur et à mesure que la liste s'allongeait et que la fatigue s'installait. Les numéros 377 et 595 manquent totalement, ce que signifie qu'il n'y avait en réalité que 997 jeunes femmes dans le train, et non 999.»

«J'ai traversé des moments horribles, mais jamais le pire. Parce que le pire, c'était de voir sa vie s'envoler par les cheminées d'Auschwitz.»
Zuzana Sermer

Heinrich Himmler, qui s'en était remis à la numérologie pour ordonner la rafle, n'aurait pas apprécié l'erreur. Celle-ci a sauvé la vie de Zuzana et de cette autre femme (peut-être Debora Gross, amie et voisine d'Édith, déjà fiancée).

Zuzana, épargnée pour l'instant, retrouve ses parents. Au soulagement se mêle l'inquiétude profonde, l'incertitude ressentie en regardant ses amies partir. «Trois mois plus tard, la plupart d'entre elles n'étaient que poussière.»

Après la guerre, Zuzana deviendra comptable. Il serait difficile de ne pas y lire un symbole.

Seule au monde

En juillet 1942, quatre mois après avoir échappé au convoi, Zuzana apprend que son père a été victime d'une rafle. 300 hommes juifs de Hummené attendent d'être envoyés vers un camp d'extermination. Les autorités slovaques versent à l'Allemagne 500 reichsmarks par juif déporté. Au total, les nazis recevront d'eux plus de 30 millions de reichsmarks.

Zuzana réitère l'impossible miracle: elle palabre et négocie, pleure et crie, supplie, finit par obtenir gain de cause. Et rentre chez elle au bras de son père. Celui-ci s'engage bientôt auprès des nationalistes, mais sera finalement capturé et envoyé dans un camp de travail forcé. Il mourra en 1944 pendant l'insurrection nationale slovaque. «J'espère qu'on l'a abattu, dira-t-elle. Pendant cette révolte, ils sont nombreux à avoir été brûlés vifs dans un four à chaux

«J'ai traversé des moments horribles, mais jamais le pire. Parce que le pire, c'était de voir sa vie s'envoler par les cheminées d'Auschwitz.» L'année suivante, sa mère meurt d'une défaillance cardiaque. Zuzana est effondrée mais, à peine les funérailles terminées, se retrouve atteinte de scarlatine et d'une hépatite. À l'hôpital, elle frôle la mort.

Munie d'une fausse carte d'identité, Zuzana se fait passer pour une Polonaise.

«Est-ce que je croyais encore en Dieu? La seule chose qui m'importait, c'était de parvenir à me cacher. La religion n'avait plus tant d'importance, même si c'était la raison pour laquelle on cherchait à nous tuer Zuzana a tout perdu.

C'est à ce moment qu'elle rencontre son futur mari, Arthur Sermer. Il a 30 ans et a lui aussi échappé au pire. Les forêts slovaques lui ont fourni, ainsi qu'à sa famille et à quelques voisins, un abri temporaire. Réfugiés sous une tente de fortune «qui n'a malheureusement prolongé leur vie que de six semaines», ils sont retrouvés par la garde Hlinka et déportés.

Seuls Arthur et son jeune frère Victor parviennent à s'échapper, poursuivis par la Gestapo pour avoir aidé des partisans à la frontière polonaise. Ils survivront un an de plus dans la forêt. Avec leur cousine Leah, ils comptent s'enfuir en Hongrie. Zuzana se joint à eux. À Budapest, elle retrouvera sa tante, deux oncles, quelques cousins. Les retrouvailles seront de courte durée; aucun ne survivra à la guerre.

«Physiquement vivants, c'est tout»

Munie d'une fausse carte d'identité, Zuzana se fait passer pour une Polonaise. «Les Hongrois ne savaient pas faire la différence. Nous étions entourés de juifs polonais: comme ils avaient été les premiers à être ciblés [6 millions de Polonais furent tués sous l'occupation allemande, dont 3 millions de juifs], ils étaient devenus experts pour se camoufler.»

 

La supercherie est découverte. Zuzana est envoyée dans un camp de travail sur une île. Le complexe industriel réquisitionné a été fondé par un homme d'affaires juif, Manfred Weiss. En cédant ses trente-deux usines et sa collection d'art aux nazis, il a été autorisé à s'installer avec sa famille au Portugal.

«Je ne faisais qu'y faire le ménage. Mais bientôt, j'ai été déplacée vers un autre camp. Dans cette fabrique de briques, 30.000 personnes attendaient d'être déportées. Il n'y avait plus rien à faire, sinon attendre.» Ses faux papiers lui valent des ennuis. «J'étais à nouveau interrogée. Je refusais d'avouer que j'étais juive, sachant que ce serait la mort assurée. Comment aurais-je pu mourir maintenant, après avoir réussi à passer à travers tant d'épreuves?»

Le salut vient d'Arthur. Il réussit haut la main l'inspection physique et est classé «aryen». Libéré, il refuse de partir sans sa fiancée. Nouveau miracle, on accède à sa demande. Un autre intervient encore: le jeune Victor, déporté, saute du train en marche.

La Libération est proche. La situation n'est pas encore sûre pour eux, mais Arthur et Zuzana ont la vie sauve. À l'exception de Victor, les membres de leurs deux familles ont été totalement exterminés. «Nous étions vivants, mais avec chaque déportation une partie de nous mourrait avec eux, notre famille, nos amis, voisins… Nous étions physiquement vivants, c'est tout.»

La désillusion

Le 18 janvier 1945, l'armée russe libère Budapest. Cachés, Zuzana et Arthur attendent encore quelques jours avant de sortir. Ils veulent profiter de cette liberté, mais se retrouvent bras ballants devant des scènes qui les dépassent: les soldats russes pillent les boutiques de la ville. Un jour qu'ils n'arrivent pas à détacher leurs yeux d'une telle scène, des soldats se jettent sur eux. Ils sont terrifiés, puisque le bruit court déjà que ceux qui osent s'en mêler sont envoyés en Sibérie. «Et c'était vrai. Ils n'en revenaient jamais, ou dix ans plus tard.»

«Nous sommes slovaques!», plaident-ils. «Et pourquoi n'êtes-vous pas en train de combattre les Allemands Eux répondent, candides: «Nous voulions voir les héroïques troupes russes, nous sommes venus exprès!»

Un jour, pour échapper aux avances d'un soldat ivre, elle prétend être atteinte de la typhoïde.

En réalité, «nous avions du mal à en jouir totalement, de cette liberté, explique Zuzana. Les nôtres étaient dans les camps. Jusqu'à quand souffriraient-ils? Qui allions-nous retrouver?»

Les soldats russes les laissent partir, non sans leur donner un conseil: «Ne descendez pas dans les rues avant au moins trois semaines.» Ils portent, se souvient Zuzana, «des montres du poignet au coude! Ils adoraient les montres.» Les Soviétiques pillent, tuent et violent (des millions de femmes auraient été leurs victimes). «Nous avons été témoins de scènes affreuses.» Un jour, pour échapper aux avances d'un soldat ivre, elle prétend être atteinte de la typhoïde. «J'ignorais tout des symptômes mais me suis mise à tousser de toutes mes forces!» Le subterfuge fonctionne.

Le couple se marie finalement à Hummené avant de s'installer à Bratislava, capitale de la Tchécoslovaquie. Ils ont quatre enfants. Puis en 1968, le Printemps de Prague est stoppé lors de l'invasion par le pacte de Varsovie. Les chars russes débarquent et la famille Sermer s'enfuit à Vienne. «De là, nous ignorions où aller.»

Le Canada, terre promise

La suite offre un éclairage sur les raisons qui ont valu au fameux entrepôt d'Auschwitz, où s'entassaient les biens saisis, son surnom de «Kanada». Les déportées comme Helena Citrónová et Linda Breder rêvaient d'y travailler, les conditions y étant plus clémentes et les chances de survie plus élevées.

«Le Canada est un pays fantastique. Pour quelles raisons? C'est une démocratie, c'est multiculturel, presque semi-européen… Et pour nous qui n'avions jamais connu de pays capitaliste, le Canada semblait moins impressionnant que les États-Unis.»

Zuzana et Arthur y passeront le reste de leurs vies.

Lui s'y est éteint en 2003. Zuzana s'est alors décidée: elle allait consacrer son temps à consigner son extraordinaire histoire dans un livre, Trousse de survie (Survival Kit en version originale). Il est paru en 2012, et jusqu'à sa mort en 2021, elle n'a eu de cesse de partager ses souvenirs.

«Ceux d'entre nous qui ont survécu n'oublieront jamais. Mais le temps passe et notre présence diminue. En relatant les événements de ma jeunesse, j'ai revécu ce douloureux passé. Beaucoup d'entre nous ont tenté d'enfermer dans un coin de leur esprit ces terribles souvenirs, mais il est important de les transmettre.»

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