Égalités / Société

Celles qui s'en allèrent pour connaître la peur: les 999 femmes du premier convoi vers Auschwitz

Il y a quatre-vingts ans, 999 jeunes Slovaques qui croyaient partir travailler dans une fabrique de chaussures ont dû construire le futur camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau.

Certaines des «999» ont pu garder la vie sauve en travaillant au Kanada, le centre de tri et de stockage d'Auschwitz. | United States Holocaust Memorial Museum <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Kanada,_Auschwitz_Album,_USHMM,_77394.jpg">via Wikimedia Commons</a>
Certaines des «999» ont pu garder la vie sauve en travaillant au Kanada, le centre de tri et de stockage d'Auschwitz. | United States Holocaust Memorial Museum via Wikimedia Commons

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Il y a quatre-vingts ans, le premier convoi juif «officiel» pour Auschwitz était rempli de femmes. On en a peu parlé. Il a même fallu attendre 2020 pour qu'enfin leur histoire soit racontée. Pour quelle raison? D'après Heather Dune Macadam, l'autrice qui a fait entendre leurs voix, c'est parce que «les intellectuels de sexe masculin ont fait main basse sur la littérature de l'Holocauste». Le 26 mars 1942, les 999 femmes à bord du train DA 66, parti de la ville d'Hummené en Slovaquie, arrivaient à Auschwitz où les attendaient 999 geôlières allemandes. La symbolique distille de sombres présages, comme dans un conte des frères Grimm –de grands collecteurs d'histoires, d'ailleurs adulés par Hitler.

La phonétique elle-même vient semer le trouble dans notre inconscient. «Humenné»: «humaine», croit-on entendre. Dans cette ville de Slovaquie où un tiers des habitants était de confession judaïque, toutes les femmes de plus de 15 ans et non mariées avaient été sommées de se réunir. Afin de prouver leur patriotisme, elles allaient devoir partir trois mois travailler dans une fabrique de chaussures, leur avait-on fait croire. Et 200 d'entre elles étaient poussées sans préambule, vêtues de leurs habits du dimanche et valise en main, dans un train. En chemin, le convoi DA 66 s'arrêterait à plusieurs reprises pour en embarquer des centaines d'autres.

Que le train finisse par acheminer 999 femmes ne devait rien au hasard: Heinrich Himmler s'en remettait à l'occultisme pour parachever sa mission. Afin de préparer l'arrivée des Slovaques, c'est lui qui avait exigé le transfert de 999 Allemandes de la prison de Ravensbrück vers le camp de concentration en Pologne, chargées de garder les prisonnières juives. Pourquoi 999? Sans doute Himmler pensait-il que le nombre lui porterait chance. Il existait même des «unités de mise à l'épreuve 999» (Bewährungseinheiten) dans la Wehrmacht, composées d'Allemands rétifs aux idéaux du Troisième Reich –une sorte de session de rattrapage, en somme.

Auschwitz était le grand projet d'Himmler, le Reichsführer-SS, maître d'œuvre de la Shoah. Il n'y parquerait plus uniquement des prisonniers de guerre comme cela avait été le cas jusque-là, mais ambitionnait désormais d'en faire un vaste camp de concentration pour les juifs. La «Solution finale» s'imposerait un an plus tard. Elles-mêmes l'ignoraient, mais les jeunes femmes du tout premier convoi vers Auschwitz allaient construire de leurs propres mains le nouveau camp d'extermination.

Des 999 innocentes, plus des deux tiers périraient avant la fin de l'année.

Mortes de froid, de faim, victimes d'expérimentations médicales

Heather Dune Macadam a consacré vingt ans à passer au crible une formidable somme d'archives et témoignages pour rédiger son livre (suivi d'un documentaire) paru en 2020, 999 – L'histoire des premières jeunes femmes juives déportées à Auschwitz. L'écrivaine américaine y évoque le sort des malheureuses qui, en lieu et place d'une fabrique de chaussures, ont dû faire face aux plans d'Himmler. La plupart étaient adolescentes ou à peine adultes; les quelques mères, qui pour sauver leurs filles étaient parvenues à se substituer à elles, seraient les premières à mourir.

Pendant le reste de l'année, elles furent chargées de démolir de vieux bâtiments à mains nues et de construire des dizaines de nouveaux baraquements. Pas de sous-vêtements sous leurs robes d'étoffe grossière. Leurs souliers de fortune (des planchettes de bois maintenues par des bouts de tissus) et leurs têtes nues, rasées, les exposaient cruellement à la rigueur de l'hiver polonais.

Certaines avaient hérité d'uniformes des soldats russes morts, l'épais tissu rendu rigide par le sang de leurs précédents propriétaires. Tant de fantômes, déjà. Un supplice digne du Conte de celui qui s'en alla pour connaître la peur des frères Grimm. Rien d'étonnant à ce que les nazis aient utilisé les œuvres de ces derniers à des fins de propagande...

Elles sont mortes de froid, de faim, torturées, victimes d'expérimentations pseudo-médicales –ou de leurs propres mains. Le camp, en l'espace d'une année, s'était rempli de prisonniers juifs (90% des juifs polonais allaient être exterminés; en tout, 1,1 million d'êtres humains perdraient la vie à Auschwitz-Birkenau).

Pour les survivantes du convoi DA 66, cela se traduisait par une déchirante possibilité d'améliorer leurs conditions de vie. Elles pouvaient accéder à des «promotions» qui prenaient la forme de tâches variées: transport de corps de la chambre à gaz vers le crématorium, secrétariat pour les nazis, ou tri des millions d'effets personnels des nouveaux arrivants. Cette dernière occupation constituait le Graal.

Le Kanada, terre d'opportunités

Les entrepôts réservés au tri et au stockage étaient situés à un kilomètre de la chambre à gaz. C'est là que les prisonniers fraîchement débarqués étaient triés, également, en deux files: ceux qui allaient mourir et ceux qui seraient tatoués d'un matricule. L'endroit avait été surnommé «Kanada» par les prisonniers, comme la promesse d'une terre porteuse d'opportunités nouvelles. Les SS avaient fini par adopter le surnom. Dans cet immense lieu étaient entassés les biens que les déportés avaient été encouragés à emmener avec eux.

Il fallait vider les valises, trier vêtements, bijoux, objets précieux ou dérisoires, souvenirs de toute une vie. Chaque déporté était autorisé à transporter une valise, dont le poids ne devait pas excéder 50 kilos. Elle était frappée du nom de son propriétaire et du numéro de son convoi. Une grande partie des biens saisis était quotidiennement envoyée au Reich, mais les prisonniers chargés du tri pouvaient parfois récupérer des vêtements, de la nourriture…

Edita (Édith) Friedman Grosman, matricule 1970, s'est éteinte en 2020 âgée de 96 ans. À Heather Macadam, elle confiait le procès silencieux du regard des autres, presque aussi insoutenable que le sentiment de culpabilité né de cette «miraculeuse» survie. On pouvait lire la question dans leurs yeux: comment les «matricules bas» (les premiers milliers d'arrivants à Auschwitz) ont-ils pu survivre sinon en ayant commis «l'impardonnable»?

Certes, relativise Macadam, les employées du Kanada étaient autorisées à laisser pousser leurs cheveux, avaient accès à des rations supplémentaires, des vêtements plus chauds, à de menus trésors qui peut-être leur offraient une joie fugace, une bouffée de «normalité» –mais elles s'exposaient aussi à l'indicible horreur de découvrir des membres de leur propre famille poussés vers la chambre à gaz. Ceux qui n'ont pas vécu ce dilemme peuvent-ils juger?

«Pourquoi moi, et pas elle?»

Édith avait 17 ans en arrivant à Auschwitz, 20 quand elle a recouvré sa liberté. En 1942, sa sœur Léa et elle ont bien failli être exemptées, mais leurs papiers tardant à arriver, elles ont été embarquées par les nazis. Toute le reste de sa vie, elle a été hantée par une question: pourquoi a-t-elle survécu tandis que Léa a été exécutée? «Pourquoi moi, et pas elle?» Pourquoi les nazis lui ont-ils laissé la vie sauve, à elle? Comment a-t-elle réussi à s'échapper, en compagnie d'une poignée de jeunes femmes, au cours de la marche de la mort à laquelle elles ont été forcées lors de l'évacuation du camp? «Une marche de 60 kilomètres, de la neige jusqu'aux genoux, après trois ans de camp…»

Les morts jonchaient la route. Quand elle s'est réveillée dans leur cachette de fortune le lendemain, elle était stupéfaite d'être encore en vie. De retour à Humenné, Édith épouse Ladislav Grosman. Lui a survécu à plusieurs camps et écrira Le Miroir aux alouettes, couronné de l'Oscar du meilleur film étranger en 1966.

Édith est l'une des 22 femmes sur les 999 que comptait le convoi DA 66 à avoir survécu à Auschwitz. Heather Dune Macadam a pu en retrouver cinq encore en vie et recueillir leur témoignage lorsqu'elle écrivait son livre à leur propos. Édith –décédée quelques mois après la parution du livre– et d'autres se sont depuis éteintes, mais pas leurs voix.

L'écrivaine n'apprécierait peut-être pas qu'on cite l'un de ces «intellectuels de sexe masculin» qu'elle juge coupables d'avoir laissé les 999 dans l'ombre, mais elle partagera sans aucun doute son avis: «Le bourreau tue toujours deux fois, la seconde fois par l'oubli» déclarait Elie Wiesel dans son discours d'acception du prix Nobel de la paix en 1986.

À l'occasion du funeste anniversaire du convoi DA 66, nous avons souhaité raconter l'histoire d'une autre survivante parmi les 999. Édith Friedmann Grosman portait le matricule 1970. Juste derrière elle venait une autre jeune fille d'Hummené, elle aussi adolescente au moment de la rafle. Helena Citrónová allait faire, au Kanada, une rencontre décisive –et un choix dont elle aurait à porter les conséquences toute sa vie, comme le raconterons prochainement.

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