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Les gens heureux le sont en silence. Le malheur, lui, est assourdissant.
Cette nuit du jeudi 16 au vendredi 17 février 2017, embusqué dans l'obscurité du garage après avoir coupé le courant, Hubert Caouissin «essaie d'interpréter» ce qu'il entend. «Dans la vie, il faut tout interpréter», affirmera-t-il quatre ans plus tard à la cour d'assises de la Loire-Atlantique. Mais les battements de son cœur sont «comme des coups de marteau dans les tempes», ils cognent trop fort contre sa poitrine.
Pascal, Brigitte et leurs deux enfants ne semblent pas s'être levés. Hubert Caouissin attend encore. Les clés de la maison sont à quelques pas. S'il parvient à les atteindre, il pourra les dessiner et les reproduire. Il pourra revenir plus tard, une fois la famille absente, et fouiller le pavillon. Il pourra trouver les preuves du changement du train de vie de Pascal Troadec, la «crapule», et transmettre le dossier à Tracfin. Une fois aux prises avec le service de renseignement chargé de la lutte contre la fraude fiscale, Pascal et sa femme, la «grosse dondon», seront mis hors d'état de nuire. Le magot sera retrouvé, et le petit –dernier ayant droit des pièces d'or– sauvé. Il faut s'en tenir au plan.
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«J'ai une grosse décharge d'énergie. Je frappe»
À 3h45, au 24, rue d'Auteuil à Orvault, la maison est plongée dans le sommeil. Hubert Caouissin pousse doucement la porte du garage menant à l'intérieur de la maison. Les palpitations cardiaques s'intensifient. Sur la pointe des pieds, il marche sur le carrelage de l'entrée. Un bruit. Hubert tourne la tête et entend la voix de Brigitte en haut des escaliers: «Qu'est-ce qui se passe ici?»
Un faisceau de lumière apparaît. Les jambes d'Hubert se tétanisent. Il tente de faire demi-tour vers le garage, mais il ne peut courir. Dans son dos, il entend Pascal Troadec lui crier «Je vais te tuer!» avant de sentir un premier coup. «Instinctivement», Hubert se retourne et attrape l'objet des mains de Pascal. Un pied-de-biche torsadé, gris, à une dent. Il empoigne la barre de fer et rend le coup à Pascal. Il se dirige vers la porte d'entrée, «mais il y a pas de clés. Y a rien.» Hubert Caouissin répète: «Y a rien. Je suis coincé.»
Pascal le «charge», tandis que Brigitte prend le téléphone. À l'un, Hubert assène un coup à la tête; à l'autre, un coup entre la poitrine et l'épaule. Pascal, la tête ensanglantée, court vers le disjoncteur et remet la lumière en route. Soudain, la porte de l'une des chambres qui donnent sur le couloir s'ouvre.
C'est celle de Sébastien, le fils de Pascal et Brigitte, avec son «air renfrogné» et son «t-shirt noir». «Je sens que je suis perdu. Je suis foutu», raconte Hubert Caouissin devant la cour d'assises. Le débit de son récit est rapide, haché par l'accent brestois ou l'envie d'en finir: il entend Pascal s'écrier «Chope-le Sébastien! Chope-le!» Alors Hubert agrippe le pied-de-biche à deux mains, et frappe. Sébastien s'effondre sur son lit. «Je constate que quelque chose est rentré, relate Hubert Caouissin. Je ne peux pas lâcher l'objet, il me le faut. J'essaie d'extraire le pied-de-biche, un genou sur son ventre.» N'y parvenant pas, il «change de prise» et pose son pied sur le visage de Sébastien pour sortir le pied-de-biche de son crâne: «Y a beaucoup de sang qui sort à ce moment-là. C'est impressionnant.» Cette scène, Hubert Caouissin l'a d'abord décrite aux enquêteurs. Puis devant les juges d'instruction. Il réitère, une dernière fois, face aux jurés de la cour d'assises de la Loire-Atlantique.
Il poursuit aussitôt: «Je me dégage. [...] Charlotte arrive.» Avec force, Hubert la frappe à son tour, dans un coup qu'il qualifiera plus tard de «fatal». Charlotte tombe dans sa chambre.
Derrière la porte de la salle de bains où elle s'est réfugiée, Brigitte sans rien voir de la scène encourage sa fille: «Allez Charlotte, allez!» Le coup de pied de biche qu'Hubert tente de porter à Brigitte par la porte entrebâillée rate sa cible. L'outil coincé dans l'embrasure, Brigitte parvient à s'en emparer. Hubert pousse un coup d'épaule dans la porte, Brigitte recule, le pied-de-biche à la main. «C'est maladroit, je le récupère sans peine», note Hubert Caouissin. Quand il la percute à la tête avec la barre de fer, la mère de famille «vacille». À cet instant, Pascal surgit par derrière. «J'ai une grosse décharge d'énergie. Je frappe.»
Pascal arrache le bonnet d'Hubert, lui dit quelque chose, «mais je comprends rien», explique ce dernier. Durant l'empoignade, Hubert perçoit les râles de Sébastien depuis sa chambre, mais ne lâche pas Pascal: «On se tient toujours. Il est tout près de moi. J'y vais pour donner un coup mais le pied-de-biche est intercepté. C'est Brigitte, qui a du sang plein la figure. Avec ses cheveux, elle secoue la tête. Elle me met du sang partout.» Il la frappe à nouveau, et à ce moment-là, les yeux de Brigitte «se révulsent». En garde à vue, Hubert Caouissin emploiera le terme «débranchée». Au fond du couloir, Pascal est toujours derrière lui. Hubert pivote. Les deux hommes se retrouvent face à face. Hubert le frappe une dernière fois à la tête.
Plus tard, Hubert Caouissin admettra la «colère» qui le submergeait et, plus tard encore, la «fureur» dans laquelle il se trouvait. Il jure: «Ils ne m'ont pas reconnu.» Sous son bonnet, le nez recouvert par un chandail et les mains gantées, la famille Troadec n'aurait jamais su qui était cet homme hors de lui-même.
«C'est comme si la maison s'était arrêtée de vivre à un instant T»
Le lundi 20 février 2017, Martine est inquiète. La veille, sa sœur Brigitte n'a pas téléphoné à leur mère comme à son habitude tous les dimanches. Martine tente d'appeler Brigitte, sans succès. Le lendemain, ses enfants envoient un message à leurs cousins Sébastien et Charlotte. «Personne ne répond», dit-elle, le souffle encore coupé. Alors, Martine contacte Visotec Arlux, l'entreprise d'enseignes lumineuses où travaille son beau-frère Pascal Troadec. Il n'a pas été vu en poste depuis le 16 février. Martine se souvient: «Un flux glacial m'a traversée.»
Deux jours plus tard, Martine se rend à la gendarmerie de Landerneau pour signaler la disparition de sa sœur et de sa famille. Elle contacte la police municipale d'Orvault. Il faut aller voir chez Brigitte. Quand les policiers pénètrent au 24, rue d'Auteuil, le pavillon est froid et vide. Les draps des lits ont été enlevés, le chauffage coupé, et il n'y a aucune trace d'effraction. Ils ressortent et expliquent à Martine: «Ils sont partis en vacances.» Martine répond: «Absolument pas.»
La Direction départementale de la sécurité publique de Nantes arrive donc sur les lieux. Ils remarquent l'absence de draps «dans l'ensemble des lits du foyer», de brosses à dents et à cheveux, ainsi que «la présence de traces de sang au sol, sur une paire de chaussettes et les oreillettes du téléphone de Sébastien Troadec». Des aliments –une boîte de sushis périmés depuis le 17 février– sont retrouvés dans le frigidaire. Pierre Sennès, le procureur de la République de Nantes, déclare déclare à la presse: «C'est comme si la maison s'était arrêtée de vivre à un instant T.» Il annonce l'ouverture d'une enquête pour homicide volontaire, enlèvement et séquestration.
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Quand Jean-Noël, le frère d'Hubert Caouissin, tombe sur les gros titres des journaux, il pense immédiatement: «Encore un drame familial! Et la presse va en faire un thriller pendant des semaines...» Il ne fait pas de suite le lien avec la famille de sa belle-sœur Lydie: «À l'époque, on parlait des disparus d'Orvault», se remémore-t-il.
Très vite, la machine médiatique s'enclenche: du Télégramme à BFMTV en passant par Le Monde ou Télénantes, l'ensemble de la presse régionale et nationale couvre l'affaire des disparus d'Orvault. L'avancée de l'enquête est suivie minute par minute par les reporters sur le terrain, et relayée instantanément par les journalistes à Paris. Devant son poste de télévision, Martine voit sur toutes les chaînes d'information les images du pavillon aux murs blancs et les photos d'identité de Pascal, 49 ans, Brigitte, 49 ans, Sébastien, 21 ans et Charlotte, 18 ans. «C'était irréel», décrit la sœur de Brigitte.
Les médias relèvent, comme une conjuration du sort, des similitudes «troublantes» avec l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès: la proximité géographique (la maison de la famille Troadec se trouvant à seulement quatre kilomètres du 55, boulevard Schuman où vivait la famille Dupont de Ligonnès à Nantes); l'établissement où Sébastien Troadec fait ses études (le fils aîné suit un BTS systèmes numériques au lycée Saint-Gabriel, en Vendée, le même où Arthur Dupont de Ligonnès, l'aîné des enfants, étudiait en BTS génie informatique six ans plus tôt); et enfin la disparition d'affaires personnelles, du matériel informatique, et du corps des victimes.
«Des médias le présentent comme un psychopathe! Faut arrêter!»
Très vite, un détail saute aux yeux des enquêteurs: si les Audi A4 et BMW du couple Troadec sont stationnées sur la propriété, la Peugeot 308 de Sébastien reste, en revanche, introuvable. Son téléphone portable est le dernier à s'être éteint, à 3h15, dans la nuit du 16 au 17 février. Le lendemain de la déclaration de disparition par Martine, mardi 24 février 2017, un avis de recherche est diffusé dans les polices et gendarmeries de toute la France. On peut y lire: «Les premiers éléments recueillis pourraient orienter l'enquête sur la personnalité du fils Sébastien, lequel est soupçonné d'avoir mis en place un funeste projet visant à supprimer les membres de sa famille et peut-être lui-même.»
Dès lors, les journalistes fouillent du côté de Sébastien Troadec. Des tweets de 2013 sont exhumés, comme «Punaise hier de 2h du mat a 20 h mon père gueuler j'arrêter pas dlui dire “ferme ta gueule” il continuer à brayer», ou encore «Je ne sais plus en qui croire , j'ai plus d'attache à ce monde»; d'autres tweets de 2014 sont interprétés: «azy putain j'en peut plus j'veut crever mais j'en suis même pas capable» et compris telle une prémonition déguisée en avertissement: «#Dans30AnsJeSuis mort depuis 27 ans». Les messages sur ses «potos en or» avec qui il blague en ligne, son désir d'être aimé en filigrane, et son humour adolescent ne sont pas relevés. Les soupçons des enquêteurs se transforment en articles à charge dans la sphère publique.
Certains témoignages relatent «les relations conflictuelles» entre père et fils. Des amis de Sébastien tentent d'alerter: «Des médias le présentent comme un psychopathe! Faut arrêter!» mais d'autres éléments du passé prennent sens à la lumière de l'actualité. Harcelé au lycée du fait de son acné, Sébastien Troadec avait un jour posté sur les réseaux sociaux: «Je vais faire une tuerie à Orvault.» Le message avait alerté les autorités. La police avait retrouvé sous son lit une arme factice achetée en Espagne et condamné le jeune homme à une peine de travaux d'intérêt général. À l'époque, un travailleur social notait dans son rapport: «Parents dans l'incapacité d'entendre la souffrance de leur fils.»
Dans les faits, la condamnation pénale de Sébastien avait été exécutée sans difficulté. À son entrée en BTS, en septembre 2015, Sébastien s'était révélé: ses amis étudiants le décrivent comme un garçon «jovial, dynamique et sérieux», qui répond toujours avec humour à ses professeurs. Dans son studio proche de son établissement scolaire à Saint-Laurent-sur-Sèvre en Vendée, Sébastien avait pris son indépendance. Pascal et Brigitte, qui avaient toujours critiqué ses journées passées devant l'ordinateur, étaient désormais fiers de voir leur fils faire de sa passion un métier.
Aux balbutiements de l'enquête, si son sang est retrouvé dans sa chambre et «abondamment» sur son téléphone, tout comme le sang de ses parents Pascal et Brigitte dans différentes pièces de la maison et sous l'escalier, celui de sa sœur Charlotte est introuvable. Face à sa télévision, Martine ressasse: «Mais qu'est-ce qu'il en a fait? Qu'est-ce qu'il en a fait?»
Le 1er mars 2017, dans la forêt de Coat Mez sur la commune de Dirinon, à plus de 270 kilomètres du pavillon d'Orvault, une joggeuse découvre un pantalon, une carte vitale et une carte bancaire au nom de Charlotte Troadec. Des chiens pisteurs sont transportés sur les lieux et débusquent, à trois kilomètres de là, sur la commune de Loperhet, un drap housse découpé et deux livres appartenant à Pascal Troadec lorsqu'il était en classe de 4e. Le lendemain, jeudi 2 mars, la Peugeot 308 de Sébastien est retrouvée «portes fermées mais non verrouillées» à Saint-Nazaire, sur la place de l'église Saint-Joseph de Méan Penhoët. Pierre Sennès, le procureur de Nantes, donne une nouvelle conférence de presse et parle de «jeu morbide». Rapidement, plusieurs personnes signalent avoir aperçu Sébastien Troadec dans la région.
Mais déjà, les résultats des analyses ADN arrivent sur le bureau des enquêteurs: au rez-de-chaussée de la maison, de multiples taches de sang appartenant à Charlotte ont été décelées à proximité de son lit. Ainsi qu'un ADN masculin inconnu, sur un verre posé au fond de l'évier de la cuisine.
***
Derrière ses lunettes, la présidente de la cour d'assises observe le box des accusés: «Est-ce que vous voulez un verre d'eau, monsieur Caouissin?» Hubert Caouissin acquiesce. Il vient de terminer le long récit de sa nuit du 16 au 17 février à Orvault. De la main gauche, il se frotte légèrement le front.
Les experts en morphoanalyse de traces de sang concluront que sa version est relativement «compatible» avec leurs constatations –en ce qui concerne, du moins, l'arme du crime. «À notre grande surprise, nous avons trouvé peu de traces de sang de Charlotte», relève un expert. Mais les projections de sang de Sébastien montrent qu'il était «en position allongée» sur son lit. Le doute subsiste: les chambres des enfants étant au rez-de-chaussée, Hubert Caouissin aurait-il pu les tuer dans leur sommeil?
Le forfait commis, Hubert Caouissin s'est assis sur une chaise dans le garage. Il est resté ainsi un moment, les yeux dans le vague, perdu dans son propre espace-temps. Si l'horreur est indicible, peut-être est-ce parce qu'elle s'éprouve en silence.
Vers 5h45 du matin, Hubert Caouissin a «commencé à émerger». Là, il repense à Sébastien, dont il a entendu les râles: «J'étais inquiet pour [lui]. Je savais qu'il avait pris un mauvais coup.» Il se lève et va le voir: «Il était dans une mauvaise position. Les bras, les jambes... Je le remets droit. Je mets mon oreille sur sa poitrine et j'entends rien.» «Un mouvement de panique» s'empare de lui. Il va voir Charlotte, penche son oreille sur sa poitrine. À nouveau, il n'entend rien. Il va voir Brigitte, «j'ai rien entendu non plus». Et, enfin, Pascal, dont il ne perçoit pas plus les battements du cœur.
«J'étais hagard, poursuit-il. Je suis allé me débarbouiller dans la salle de bains. Surtout les mains. Les clés de la maison étaient par terre.» Il les saisit et s'en va jouer avec le compteur électrique, on, off, sans parvenir à expliquer la raison de ce geste. Il se revoit sortir, inspirer l'air de dehors. «Puis c'est le trou noir.» Il conserve toutefois en mémoire un «flash». Dans un virage, il pense à son petit garçon «qui a besoin de son papa». Une pensée angoissante monte en lui. À la radio, une musique passe. C'est une chanson qu'il n'avait jamais entendue avant. «Le refrain se substitue à la pensée, et c'est un refrain apaisant», raconte-t-il.
Au petit matin, Lydie entend la voiture d'Hubert rentrer à la ferme de Pont-de-Buis. Le petit dort encore. Elle descend les escaliers. Quand elle le voit apparaître dans la lumière du jour, Hubert est couvert de sang. Lydie lui demande s'il a réussi à obtenir des informations. Hubert lui répond: «J'ai fait une connerie, c'est pas ce que je voulais faire.» Alors Lydie prend sa veste et son pantalon tachés, et les lave dans une bassine d'eau.