Société

«Je ne sais pas si un événement a fait de moi quelqu'un de froid ou si je suis né comme ça»

[Épisode 2] Mathieu Danel a vécu avec son ex-petite amie une relation compliquée. Lorsqu'ils se disputaient, lui qui collectionnait les armes blanches éventrait un coussin. Solène se souvient de sa réaction soudaine et violente quand elle l'a quitté.

<em>The Knife Grinder or Principle of Glittering</em> (1913), détail. | Kazimir Malevich <a href="https://artvee.com/dl/tochilschik-printsip-melkaniia-the-knife-grinder-or-principle-of-glittering/">via Artvee</a>
The Knife Grinder or Principle of Glittering (1913), détail. | Kazimir Malevich via Artvee

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Le 19 juin 2018, Mathieu Danel bouquine dans sa voiture. Son contrat d'intérim a pris fin quinze jours auparavant. Depuis, il y passe ses journées à attendre le crépuscule, garé sur un parking. Ce jour-là, c'est un mardi, il est allé retirer une commande chez le libraire. Le tome 7 de Dead Tube. Dans ce manga, il est question d'un jeu en ligne où des étudiants commettent des crimes pour s'attirer le plus grand nombre de vues sur internet. Le perdant doit payer pour les crimes des autres.

Après avoir refermé son livre, Mathieu Danel attrape sa grande carte de France posée à côté de lui et la déplie. Il y lance son crayon au hasard. À chaque endroit où le crayon tombe, il dessine une croix. Un nouvel endroit à visiter, peut-être, lors de son futur road trip. Il n'en a parlé à personne, pas à sa famille en tout cas, mais il compte prendre une année sabbatique.

Son ex-petite amie, Solène, a récemment repris contact avec lui. Il lui parle de son projet par sms. Elle lui répond, évoquant des possibilités d'emploi: «En arpentant la route, tu multiplies les opportunités! Ma mère, quand elle a fait son road trip, elle a eu quatre opportunités, alors...»

«J'ai senti chez lui une déception entre le premier message envoyé et le dernier où je lui disais avoir rencontré quelqu'un, racontera plus tard Solène aux enquêteurs. Parce qu'il avait émis l'idée de se revoir et ça mettait un terme à cette idée. J'ai senti une cassure.»

«Il disait vouloir me marquer une dernière fois»

Quatre ans plus tôt, Mathieu Danel quitte Montélimar et sa famille pour rejoindre une école d'audiovisuel à Valenciennes. Il a alors 17 ans et demi. Sur les bancs de l'école, il rencontre une fille qui n'est «pas du tout [son] genre», brune et très introvertie. Il en tombe éperdument amoureux. Solène, elle, se souvient l'avoir aimé pour «sa personnalité complexe et très nuancée». Mathieu lui confie être détaché des gens et se voit bien vivre en dehors de la société, tout en étant un garçon prévenant et soucieux de rendre service aux autres.

Solène relate: «Il me pardonnait les souffrances vécues», et c'est peut-être ce qui la rattache le plus à Mathieu Danel. Car, durant leurs trois années de relation, elle est «perdue entre deux hommes». Leur histoire est entrecoupée de ruptures. Lors de leurs disputes, Mathieu éventre un coussin qu'il lui a offert avec un couteau, se taillade le torse. Il part, elle revient: «C'est surtout moi qui tiens à garder contact avec lui», reconnaît-elle.

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En novembre 2015, Solène a l'impression «d'y voir plus clair». Elle va quitter Mathieu pour de bon. Elle lui donne rendez-vous dans un restaurant: «Je lui ai annoncé que je ne nous voyais plus ensemble. Que je l'aimais, mais que je doutais de la nature de mes sentiments.» Elle veut lui dire qu'ils ne se remettront pas ensemble, que ces trois années sont terminées. À ce moment-là, observe Solène, «il a commencé à avoir une attitude ambivalente. Il disait vouloir me marquer une dernière fois. Il se montrait tendre, me caressait la joue...»

Mathieu fait mine de s'étonner: «Tu as l'air d'avoir peur.» Il lui demande un dernier sourire. Solène voit alors son regard changer. D'un coup, tout en la caressant, Mathieu lui attrape le crâne et cogne son visage sur la table. Solène se relève, sonnée: «Ce n'était pas assez fort à son goût, pas assez révélateur de ce qu'il pouvait ressentir. Alors il m'a giflée, puis m'a donné un coup de poing sur la main, et est parti», témoigne-t-elle. Juste avant de claquer la porte du restaurant, Mathieu lui lance: «Profite de ta belle vie.» Les serveurs se précipitent vers Solène et appellent la police.

«La police m'a dit qu'ils ne pouvaient l'arrêter que si je portais plainte. C'est uniquement pour ça que j'ai porté plainte. Sinon je ne l'aurais pas fait. Je me sentais coupable aussi», retrace Solène. Quand les policiers arrêtent Mathieu Danel, il a sur lui un Opinel et un couteau papillon. Il collectionne les armes blanches.

«Cette histoire a peut-être cassé deux ou trois choses en moi»

Début 2016, le tribunal correctionnel de Valenciennes le condamne à une peine de soixante-dix heures de travail d'intérêt général pour port d'armes et violences avec ITT de moins de huit jours sur concubin. Avant le prononcé du jugement, Solène et lui sont à nouveau ensemble. Elle dit: «Il était manipulateur et avait une emprise sur moi.» Lui: «Cette histoire a peut-être cassé deux ou trois choses en moi. Tout me glissait dessus.» À la fin de leur relation et poussé par la curiosité, Mathieu Danel a une aventure sexuelle avec un homme. Il en retient une expérience «plaisante» et se décrit comme bisexuel.

Après avoir raté sa deuxième année de licence, Mathieu Danel se retrouve en difficulté en troisième année. Le cursus, «trop scientifique à son goût», ainsi que son histoire avec Solène, entraînent des absences à répétition. Il reste à l'écart, passe beaucoup de temps sur son ordinateur à regarder des animes ou jouer aux jeux vidéo. «Il a beaucoup de connaissances, sans connaître vraiment personne», note Solène. Le seul ami qu'elle lui connaît n'est identifiable que par son pseudo, «QuestionMark», sur la messagerie Discord. Plus tard, Mathieu indiquera: «Ma petite amie, c'était ma meilleure amie. À la fac je n'ai que des copains.»

Solène remarque dans la barre de favoris de son navigateur internet des raccourcis vers des vidéos porno. De temps en temps, il visionne des vidéos d'exécutions de Daech mais «le côté graphique [le] dégoûte un peu».

Mathieu Danel annonce à ses parents vouloir arrêter ses études. Sa mère, Sylvie, est caissière de supermarché. Elle ne comprend pas pourquoi ce fils si bon à l'école, lui qui récoltait les félicitations du jury aux conseils de classe, ne redouble pas au moins sa dernière année pour valider sa licence. Mathieu refuse: «En maths, j'y arriverai pas.»

À son retour de Valenciennes, son père Vincent lui propose de s'inscrire dans une agence d'intérim à Montélimar. Cela lui laissera du temps pour chercher autre chose: «Je souhaitais qu'il rebondisse, pas qu'il reste sur son échec de Valenciennes», argue son père. Plus jeune, son propre père l'avait mis à la porte et «il était hors de question de faire revivre ça à quelqu'un d'autre». Mathieu accepte.

Mais à la fin de son contrat, début juin 2018, il décide de ne pas rempiler. Pour ne pas avoir à affronter ses parents, ou peut-être ne pas les décevoir, il reste toute la journée assis dans sa voiture à lire des mangas et à réfléchir à ce qu'il va faire. Il retire de l'argent, achète une défonceuse «pour travailler le bois» et de l'acide chlorhydrique «pour nettoyer la batterie de sa voiture». Nouveau SMS de Solène. Elle lui annonce avoir rencontré quelqu'un à Lille, lors de son master de sociologie. Mathieu lui répond: «Tu as vite tourné la page.» Puis, un dernier message: «Je te souhaite tout le meilleur du monde.»

«Un peu stressé parce qu'il y a forcément un avant et un après»

Ce 19 juin 2018, le soleil commence sa descente. Mathieu Danel démarre sa voiture. Sur le chemin, une femme fait du stop au bord de la route. «Je n'avais rien à faire. Je me suis arrêté», raconte-t-il. Elle lui dit vouloir aller à Nîmes. Il la trouve «tout à fait sympathique», malgré quelques bizarreries.

Claire Reynier passe du coq à l'âne, change de conversation au milieu d'une phrase et se met parfois à rire seule. Mais cela ne le dérange pas. Dans la voiture, elle enlève ses chaussures pour enfiler ses pantoufles. Elle lui révèle être interprète et guide touristique. À la nuit tombée, elle lui propose de s'arrêter à Sommières, connue pour son beffroi et son château. Dans le centre-ville, près des remparts, ils entrent à la pizzeria La Bistoure. Claire commande une tarte, Mathieu une pizza et un «iceberg», une glace avec du Get 27, en dessert.

En sortant, Claire propose à Mathieu de se balader dans la campagne. Il téléphone à ses parents pour leur dire de ne pas s'inquiéter, qu'il ne rentrera pas de suite. Mathieu propose une relation sexuelle à Claire. Elle lui dit ne pas être contre l'idée mais que médicalement, c'est impossible. De nouveau, cela ne le dérange pas «du tout».

Loin des lumières du village, Claire demande à Mathieu de la laisser là. Il va à la voiture lui chercher ses affaires. Son regard se pose sur la dague achetée trois semaines plus tôt au rayon chasse d'un magasin de sport parce qu'«elle était jolie, expliquera-t-il lors de l'instruction, mais aussi pour ça».

«Pour ça», pour répondre à sa question, à savoir: qu'est-ce que ça fait de tuer? Il attrape l'arme. En l'entendant revenir, Claire se retourne et voit le couteau dans sa main.

Qu'est-ce que j'ai fait de mal?, lui demande-t-elle.
– Rien de personnel, répond-il.

Danel la frappe une première fois. Claire tombe à la renverse. «Elle tremblait, s'agitait beaucoup», décrira-t-il aux enquêteurs. Alors, il se met sur elle et la frappe à la tête. Il ne dirait pas qu'il était en transe, mais dans un «effet tunnel», «concentré» sur ce qu'il faisait, et «un peu stressé parce qu'il y a forcément un avant et un après». Il poursuit: «Y avait pas d'intérêt pour que j'arrête. Mais de toute façon, je me suis pas posé la question.» Il souhaite que la mort arrive le plus vite possible. Il ne cherche pas, assure-t-il, à la faire souffrir. Les coups à la tête ne fonctionnent pas, «donc j'ai mis la lame dans le cœur et j'ai un peu tourné».

À un psychiatre rencontré en détention, il admettra l'avoir entendu crier. Aujourd'hui, il ne s'en souvient pas. Face à Claire Reynier et face au psychiatre venu l'examiner, il arbore le même t-shirt. Celui de son artiste musical préféré, Carpenter Brut.

Après le crime, il jette la valise de sa victime près du corps («Je n'avais aucun intérêt à la garder») et s'en va. Sur sa grande carte de France, il dessine une croix sur Sommières. De retour chez lui, il guette une émotion. Mais il ne ressent rien, rien du tout. Sur Discord, il discute avec QuestionMark. Il sait risquer la prison ou l'hôpital psychiatrique à vie. Cela ne lui fait pas grand-chose non plus.

«Je ne sais pas, déclarera-t-il lors de son procès quatre ans plus tard, si un événement a fait de moi quelqu'un de froid, ou si je suis né comme ça.»

Épisode 2«Je ne sais pas si un événement a fait de moi quelqu'un de froid ou si je suis né comme ça»
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