Égalités / Société

«Maman m’a étranglée»

Les mineurs sont la partie de la population la plus touchée par les violences sexuelles. Le plus souvent, en toute impunité.

Illustration par Juan Manuel
Illustration par Juan Manuel

Temps de lecture: 6 minutes

«Maman m’a étranglée.» Ariane* répond à un médecin qui s’étonne de marques autour de son cou. Elle a 7 ans. Le praticien déclenche immédiatement une procédure auprès du parquet qui place l’enfant en foyer et lance une enquête pénale. L’efficacité semble redoutable.

Pourtant, deux mois après, la justice s’excuse presque. Dans le bureau d’Odile Barral, une des juges des enfants du tribunal de grande instance de Toulouse, l’assistante sociale et l’éducateur sont très clairs: «C’est une enfant équilibrée avec des bases éducatives de très bonne qualité. Il n’y a aucun signe laissant penser à une maltraitance récurrente. Nous n’avons aucun élément qui permette de maintenir un placement». Il y a deux mois, la juge voulait attendre les résultats de l’enquête. «Il me semblait qu’il fallait un peu de distance. Ça paraissait difficile qu’elle aille témoigner le lendemain à la gendarmerie avec ses parents.»

Mais l’enquête n’est toujours pas finie. Les parents sont en souffrance, l’enfant aussi. Tant pis. La juge suspend la mesure. Ariane peut rentrer chez elle dès ce soir. Odile Barral prévient les parents que, perturbée par le placement, la demoiselle risque d’être plus difficile dans les prochains mois. «J’espère que vous pourrez vous remettre le mieux possible de tout ça.»

Après l’audience, la juge raconte son entrevue informelle de la veille avec la psychologue: «Elle me disait que cette décision de placement en urgence n’aurait pas dû être prise sans qu’un psy voit la mère». Mais les délais sont longs. «Il n’y a pas assez de psychiatres, pédopsychiatres, psychologues spécialisés», déplore Florence Bru, juge d’instruction. Pas assez d’experts. «Pour les bébés secoués, on attend parfois six mois pour avoir un premier jet d’expertise.»

En France en 2016, 55.000 mineurs ont été enregistrés par les services de police et de gendarmerie comme victimes de violences physiques, d’après le rapport annuel de l’Observatoire national de la protection de l’enfance (ONPE). Près d’un tiers d’entre eux (14.400 enfants) avaient moins de 9 ans.

Un processus lent

Ce même rapport indique que 11,6% de la population âgée de 20 à 75 ans déclarent avoir subi des violences physiques de manière durable durant l’enfance et l’adolescence. Seulement 8,5% d’entre eux auraient été pris en charge par des services de protection de l’enfance.

Et, même quand ils sont suivis, du fait du manque de juges, de greffières et de greffiers, d’éducatrices et d’éducateurs, de lieux d’accueil, les enfants attendent des mois, parfois des années qu’une protection se mette en place. Ou qu’une affaire soit jugée. «Les enfants victimes ne sont pas une priorité pour la société», reconnaît Odile Barral. Elle repense à l’enquête d’Ariane. «C’est surtout la lenteur de traitement qui a des conséquences. Il est impossible d’élucider quelque chose un an après. C’est le plus énervant, on sait qu’on attend quelque chose qui ne donnera rien.»

Dans les affaires de violences physiques et sexuelles sur des enfants, la vice-procureure du parquet de Toulouse en charge de la section mineurs, Alexandra Moreau, met également l’accent sur la longueur du processus de révélation des faits à l’entourage puis à la justice. L’enquête «Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte», réalisée par l’association Mémoire traumatique et victimologie en 2015, explique comment les victimes mettent en place des stratégies d’évitement pour ne pas réactiver la mémoire traumatique de l’événement.

Illustration par Juan Manuel

Car, quand cette mémoire se réveille, stimulée par un détail, une odeur, ou un événement majeur comme un accouchement, «les personnes se retrouvent soumises à une véritable torture qui leur fait revivre sans fin les violences dans un état de stress extrême». La procureure se rappelle d’une femme de 25 ans dénonçant des faits subis quand elle avait 10 ans. Pourquoi à ce moment-là? «L’expertise psychologique a mis en avant que c’est le fait de devenir maman qui a fait ressortir les faits.» Résultat: «On doit parfois enquêter sur des faits remontant à plusieurs années». Or dans ces affaires où l’infraction est le plus souvent contestée et où elle ne laisse pas forcément de traces matérielles, il devient très difficile de prouver la responsabilité d’un auteur.

Le nombre d’affaires classées sans suite ou terminant par un non-lieu est vertigineux. 70% des auteurs ne sont pas condamnés selon la vice-procureure. «Ça ne veut pas dire qu’on ne croit pas les victimes, mais pour poursuivre devant le tribunal correctionnel ou avec un juge d’instruction, il faut pouvoir caractériser l’infraction: prouver qu’elle a eu lieu et qu’elle a été commise par telle personne.» Quand c’est parole contre parole, la présomption d’innocence prime.

«Juridiquement, la parole de l’enfant n’a pas plus de poids que celle de l’adulte. Elle ne peut être qu’un élément parmi d’autres. On va chercher tout ce qu’on a autour, tout recouper, réunir un maximum d’éléments. Quand un enfant dit “ça s’est passé à tel endroit, il n’y avait pas beaucoup de lumière, on était serré…” On va aller vérifier le lieu.» Parfois, il y a des choses qui ne collent pas. «Ça s’est passé dans la chambre du haut. Et il n’y a pas de chambre en haut! Est-ce que c’est vrai, pas vrai? Ça peut être des faits dont l'enfant a été victime mais détournés. Ce n’est pas le bon auteur. C’est rare mais ça peut arriver. C’est arrivé.»

Des hommes de l'entourage proche

«Il faut toujours chercher ce qu’il y a derrière la parole de l’enfant, affirme également la juge d’instruction Florence Bru qui a aussi été juge des enfants. Une des premières choses que je fais dans ces affaires, c’est de demander dans quel cadre a été recueillie la parole de l’enfant.» Une copine? Il faut aller vérifier auprès d’elle. Un professionnel? A-t-il posé des questions ouvertes ou fermées? «On ne demandera pas: “Est-ce que ton papa est méchant avec toi?” Mais: “Comment est ton papa avec toi?”. Il faut faire très attention à ne pas poser une question orientée. Par définition, l’enfant a le souci de faire plaisir à l’adulte.»

Depuis quelques années, les enquêteurs et enquêtrices sont censées avoir une formation spécifique. Il doit y avoir dans les commissariats des salles dédiées, les auditions doivent être enregistrées, un ou une psychologue doit être présente. «La parole d’un enfant est beaucoup plus perméable que celle d’un adulte. Il peut dire tout et son contraire.» La magistrate revient sur une affaire dans une fratrie très soudée. Les trois enfants accusaient le père. «L’aîné a parlé le premier de faits qui se sont passés. Le deuxième et le troisième ont parlé ensuite. C’était du copié-collé.» Pour elle, il y a eu contamination de la parole des deux plus petits. Les trois ont été placés mais la personne a été condamnée pour seulement un des trois.

«Ce sont les enfants qui courent le plus de risques de subir des violences sexuelles, et c’est au sein du foyer que ce risque est le plus élevé»

«Ce contexte, on le retrouve dans les situations de conflit parental avec un des parents qui peut contaminer la parole de son enfant. La mère fait dire à l’enfant que le père est un abuseur sexuel pour lui faire enlever le droit de visite.» Comme c'est arrivé à Mathilde*, quand sa mère l'a emmenée voir un hypnothérapeute pour qu’elle se souvienne d’attouchements qu’elle aurait subis bébé. À 17 ans, en garde alternée, elle a tout d’un coup refusé d’aller chez son père. «Parce qu’il a commencé à emmerder ma mère», explique-t-elle lors de son audience avec Odile Barral. Pour la juge des enfants, on est typiquement dans un cas d’enfant otage de conflit parental.

«Dans l’immense majorité des affaires, les auteurs sont des hommes de l’entourage proche, constate la vice-procureure Alexandra Moreau. Un père, un beau-père, un oncle, un cousin, un frère, un grand-père, un ami de la famille...» L’enquête de l’association Mémoire traumatique et victimologie est précise: «Le viol qui hante l’imaginaire collectif de nos sociétés patriarcales, celui perpétré sur une jeune femme par un inconnu armé, dans une ruelle sombre ou un parking, est loin d’être représentatif de la réalité. Ce sont les enfants qui courent le plus de risques de subir des violences sexuelles, et c’est au sein du foyer que ce risque est le plus élevé». Selon cette enquête, 81% des adultes victimes de violences sexuelles ont subi leur première agression ou viol alors qu’ils avaient moins de 18 ans. Pour les garçons, il y a un pic autour de 6 ans. Pour les filles, c’est à l’adolescence, à 16 ans.

Le ministère de l’Intérieur recense 21.370 mineurs enregistrés comme victimes de violences sexuelles (viols et agressions sexuelles) en France en 2016. La pointe émergée de l’iceberg, car «seulement 8% des victimes portent plainte». Il faudrait donc multiplier ce chiffre par 12,5 pour s’approcher de la réalité: plus de 267.000 victimes de violences sexuelles par an chez les moins de 18 ans. Des chiffres qui font des mineures et mineurs les premières victimes des violences sexuelles, devant les femmes.

*Les prénoms ont été changés.

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