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C. a eu un pressentiment. «Il m'a dit: “Ce rendez-vous, je ne le sens pas.”», se souvient sa compagne Nora*. Quelques semaines auparavant, un certain monsieur Todd l'avait contacté.
À la mort de ses parents, C. s'est retrouvé à la tête de l'exploitation agricole familiale, 70 hectares. Il est devenu agriculteur et puis, la croissance démographique de Toulouse aidant, il a consacré une partie de son activité à la vente de terrains et à la construction de résidences.
Monsieur Todd était tombé sur une annonce de C.. Intéressé par l'un de ses terrains, il envisageait de l'acheter. Il était atteint d'un cancer, et voulait faire un cadeau à ses trois filles avant de partir.
Les deux hommes avaient convenu d'un rendez-vous le 22 mai 2015, à 11 heures du matin. «Avant cette date, j'avais une vie normale.», résume C.
Devant une tasse de café, les gendarmes l'écoutent raconter son histoire. Ils sont chez lui parce que Nora* a menti.
Pour C., il était hors de question d'aller à la gendarmerie. Son kidnapping de sept semaines, la rançon négociée en échange de sa libération, tout ça resterait entre eux, comme un secret enfoui au pied d'un chêne, que les racines repoussent chaque année plus loin dans la terre.
Nora, elle, voyait les choses différemment. C. sombrait. Alors elle lui a fait croire à une fuite d'eau dans la maison –quelque chose de simple et de concret qui requérait sa présence. Les gendarmes sont arrivés, Nora les a menés jusqu'à lui.
«Va chez ta sœur»
C. accepte de tout raconter. Ce 22 mai 2015 au matin, Nora et C. avaient convenu d'un plan pour apaiser son mauvais pressentiment inspiré par monsieur Todd: Nora l'appellerait pour savoir si tout allait bien.
Quand il arrive sur les lieux du rendez-vous, C. aperçoit un panneau «À vendre» sur le terrain non clôturé. Plus loin, une ferme aux volets fermés. Il descend de sa BMW X3. Monsieur Todd s'approche. Un chapeau et une écharpe cachent son visage: il est malade. L'homme lui propose d'entrer dans la ferme pour rencontrer ses filles.
C. le suit à l'intérieur. La porte se referme derrière lui.
Il n'a pas le temps de se retourner que des silhouettes encagoulées le font tomber à terre. Les hommes lui recouvrent les yeux avec un masque noir en tissu rembourré, lui attachent les mains dans le dos à l'aide d'une ficelle, le bâillonnent avec du scotch et le font s'asseoir sur un tabouret.
«Je ne comprends rien du tout», se remémore C. d'une voix calme, des mois plus tard.
C. se retrouve dans le coffre d'une voiture. Le trajet dure une vingtaine de minutes. Il sent les vibrations de la route. Le véhicule fait une marche arrière dans un garage. Il sort, enfin.
Son téléphone sonne. Nora.
L'un des ravisseurs regarde le téléphone. Il enlève le masque de C. et lui tend l'appareil: «Dis à ton amie que tu es occupé, et fais en sorte qu'elle ne nous dérange plus.» C. sent le canon d'un fusil à pompe dans son dos.
Nora veut savoir si le rendez-vous se passe bien. Il répond que oui, mais qu'il est obligé d'annuler leur week-end en amoureux. Il avait oublié, le cuisiniste doit passer chez lui et il faut absolument qu'il soit là.
«Va chez ta sœur», conseille-t-il. Le ton de sa voix est froid et distant. Nora n'a pas envie de passer le week-end avec sa soeur, mais avec lui. Ils devaient partir ensemble le soir-même. C. ne donne aucune autre explication. Nora raccroche, furieuse. L'appel aura duré douze secondes.
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«Si tu bouges, je tire»
L'interrogatoire peut alors commencer. Les hommes se présentent comme des membres d'une unité spéciale. Ils disent à C. qu'ils ont le droit de tuer. C. voit leur Sig Sauer, le revolver utilisé par la police.
Les ravisseurs lui disent qu'il le soupçonne de faire partie d'un réseau terroriste, d'être en lien avec un homme recherché par les forces de l'ordre, lui intiment l'ordre de donner le nom de ses locataires, le montant de leur loyer, de parler de sa compagne Nora, de sa famille, de ses amis, de ses relations, de son notaire, de son livret de famille.
Pendant des heures, C. est assailli de questions. Il se demande si une garde à vue peut ressembler à cela. On exige ses codes de cartes bancaires.
Après quelque temps, les hommes emmènent C. dans la petite cuisine de d'une maison inhabitée. Il fait tout noir. C. est posé sur le tabouret: «Nous nous sommes aperçus que vous n'avez financé aucun réseau terroriste, mais, ajoutent-ils, ces services ont engendré des frais. Deux millions d'euros.» C. réalise qu'il n'a jamais eu affaire à des policiers.
Il dit parfois s'en être rendu compte plus tard, alors qu'ils étaient déjà en route pour l'Espagne, dans une station-service où ils se sont arrêtés. L'un d'entre eux l'avait prévenu: «Si tu bouges, je tire.»
C. tente de mettre le doigt sur l'instant où il a compris l'évidence, comme si cela pouvait lui permettre de comprendre tout le reste. Pourquoi lui?
«Je ne me suis jamais senti très riche, s'épanche-t-il. Je ne suis pas Bernard Arnault ou Xavier Niel…»
C. dispose d'un patrimoine de 16 millions d'euros. Nora n'en savait rien. Elle le connaît par cœur, lui, mais C. restait discret sur sa fortune. En onze ans de relation, ils n'ont jamais eu de compte commun, n'ont jamais acheté de maison ensemble.
Nora vit dans un appartement à elle, non loin de son travail. Elle a conscience que C. n'est pas dans le besoin, qu'il travaille dans la promotion immobilière mais, dit-elle, il «est quelqu'un qui a toujours vécu simplement». C. habite dans un petit T2, une dépendance de la propriété léguée par ses parents agriculteurs, «un beau domaine, mais complètement à refaire».
Nora n'avait pas la moindre idée. Elle insiste: «Plus simple que C., ça n'existe pas.» Qu'est-ce que ça aurait bien pu changer?
Les ravisseurs demandent à C. pourquoi sa compagne n'a pas le code du portail de sa maison, et comment ça se fait qu'elle doive sonner à l'interphone quand elle débarque en Fiat 500. C. se rappelle de ce détail. C'était le week-end précédent, et Nora n'avait pas la télécommande. Ils l'avaient surveillé. Il était leur cible.
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«Les voix marquent»
Après l'interrogatoire, les ravisseurs embarquent C. pour aller chez lui. Dans son appartement, ils ramassent tout: ses papiers –des codes d'accès internet au permis bateau–, une montre à gousset, deux chevalières dont une ayant appartenu à son père, ses photos personnelles et ses clés. Ils attrapent un sac de vêtements, puis font remonter C. dans le coffre de sa BMW X3. Direction l'Espagne, Platja d'Aro.
Ils savent, pour la résidence secondaire de C. Ils savent tout de lui. C. sort du coffre. Son masque est retiré. Il fait jour. C. regarde la mer. Le canon de l'arme effleure à nouveau son dos. Il faut avancer: «Va très doucement dans l'entrée de l'immeuble.»
Les criminels et leur victime entrent dans l'appartement du huitième étage. Ils y resteront une semaine, C. attaché à un lit, le masque noir sur les yeux.
«Vous n'avez jamais eu envie de voir à quoi ils ressemblent?», s'enquerra le président de la cour d'assises, quatre ans après les faits.
«Absolument pas, répondra C.. Ça ne m'intéresse pas.»
C. et ses ravisseurs ont un code: quand ils frappent trois coups à la porte, c'est le signe que C. doit remettre son masque pour ne pas les voir. Il peut les entendre, en revanche: «Quand on ne voit personne, les voix marquent.»
La cible distingue quatre personnes. John, le chef de la bande, «l'administratif», est celui avec qui il a le plus de contacts. John a un accent du sud très prononcé. Didier, le logisticien, a un petit caniche au pelage marron; C. le côtoie peu. Didier a un ton agressif. Jean a une voix qui traverse de temps à autre la porte et les murs. Jean a surtout un accent alsacien à couper au couteau. Bob, lui, est chargé de sa surveillance; c'est le plus gentil des quatre. Bob lui apporte des livres de sudoku, parfois.
Au mois de juin, en Espagne, le thermomètre grimpe de jour en jour. Dans le dressing de C., les ravisseurs se sont trompés en prenant le sac de vêtements: ils ont embarqué celui rempli d'habits d'hiver. Alors ils lui achètent des t-shirts et des shorts.
Le road-trip se poursuit à Sant Pere Pescador, situé à une heure et demie au sud de Platja d'Aro. Pendant le trajet, C. est couché dans le coffre, un casque de chantier sur les oreilles.
Les hommes ordonnent à C. d'écrire une lettre d'adieu à Nora et de rédiger son testament. C. bidouille un faux testament, sans aucun terme juridique et sans signer. Il écrit une vraie lettre à Nora.
«Ne te mets pas en danger»
Durant sa séquestration, les journées de C. se déroulent toujours de la même manière.
Il est attaché par une ficelle, ou une fine chaînette fermant à l'aide d'un cadenas, au barreau du lit. Une fois, au radiateur. C. garde ses chaussettes pour éviter les frottements contre la peau.
Le matin, il a droit à quinze minutes de douche, seul, dans la salle de bain. Les geôliers le guident pour descendre l'escalier, en lui tenant la main. À moins que ce ne soit l'inverse, que ce ne soit C. qui leur tienne la main –le seul contact humain lui rappelant qu'il est encore vivant.
L'après-midi, C. fait des sudokus. «Je sais que ça peut faire rire tout le monde, bafouille-t-il, mais ce sont ces sudokus qui m'ont permis de tenir le coup. J'ai dû en faire entre 400 et 600.» Personne ne rit.
Un jour, Bob propose à C. de jouer aux échecs. Il l'autorise à enlever son masque; lui gardera sa cagoule, pour une fois. Tandis que C. avance ses pions, Bob fume cigarette sur cigarette pour se concentrer. C. perd chaque partie. Il n'ose pas gagner.
Les repas sont composés de sandwichs et de plats cuisinés par John. Quand le premier virement pour acheter les lingots d'or est accepté, les ravisseurs mangent des crevettes avec leur prisonnier. C'est un soir de fête, à la fois pour les premiers, qui viennent d'empocher le pactole, et pour le second, qui vient de voir sa vie sauvée.
Régulièrement, Jean fait des allers-retours entre la maison de C. à Toulouse et l'Espagne, pour aller chercher le courrier. C. paye toutes ses factures rapportées par Jean. Pour ses contacts, son quotidien doit rester virtuellement inchangé.
Avec John, il consulte tous les soirs sa messagerie pour répondre à ses mails et il donne des nouvelles, uniquement par texto, à Nora. Elle sait qu'il est en Espagne, elle l'a vu sur son relevé de téléphone. C. lui explique qu'il est parti régler des affaires à Malaga. Nora lui connaît une proche dans la ville. Elle est toujours en colère, elle pense que C. refuse de décrocher son téléphone parce qu'ils sont fâchés. Son absence lui paraît plausible.
Tous les deux ou trois jours, les ravisseurs retirent 4.000 à 5.000 euros au distributeur automatique avec la carte Visa noire de C. Ils achètent deux motos. L'un d'entre eux entre dans un magasin Hugo Boss et repart avec un beau costume.
Après quelques jours dans un appartement loué aux frais de C., les hommes reprennent la route pour Roses. Ils feront là-bas leur séjour le plus long, du 6 au 23 juin 2015, dans le quartier d'El Mas Oliva.
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«C'est une nouvelle vie qui t'attend»
Le 23 juin, cela fait un mois que C. partage le quotidien –ou presque– de John, Didier, Bob et Jean. Les quatre compères vont voir C. dans sa chambre. Ils ont pris une décision: «Bon, pour t'éviter de faire les trajets dans le coffre de la voiture, on va t'acheter un camping-car.»
Ils trouvent un véhicule Hymer sur une annonce en ligne; John se charge d'aller le récupérer. Le matin du départ, la cible monte dans l'espace couchette, fermé par un rideau. C. entend Jean discuter, au volant. Le camping-car longe la côte. Ils s'enfoncent dans le sud de l'Espagne.
Le groupe avale les 1.500 kilomètres de bitume d'une traite jusqu'au camping La Bella Vista d'Estepona, où ils font une halte d'une nuit avant de rejoindre Manilva.
À une reprise, John oublie la clé sur le cadenas de la chaînette de C. Enfermé dans la buanderie au sous-sol, le prisonnier crève de chaud. Il ne sait pas quoi faire. Ses flashs, où il se voit prendre la fuite, le reprennent.
Paniqué, C. retire doucement la clé du cadenas et la fait glisser sous le lit. Puis il entrebâille la porte pour faire entrer de l'air frais. Une fois. Il la referme avant de se faire repérer. La chaleur reprend vite le dessus dans la minuscule pièce. Deux fois. Ses geôliers lui tombent dessus. Où est la clé? Ils le fouillent, regardent dans ses oreilles et sous sa langue. La clé est retrouvée sous le lit.
Dans l'autre pièce, une discussion houleuse éclate entre les ravisseurs. Ils finissent par confronter C.: «Y en a qui ne veulent pas que tu remontes. Y en a qui veulent ta mort, donc tiens-toi tranquille.»
«Je me suis dit: “Je ne remonterai jamais”», admet C. aux enquêteurs.
Plus tard, Bob le rassure: «Si tu payes, tu as des chances de t'en sortir. Je ferai en sorte que tu t'en sortes.»
Après les deux premiers virements, celui de 494.429,60 euros et celui de 100.000 euros, C. en ordonne un troisième à sa banque. Son conseiller le rappelle et lui propose de venir dans son bureau pour en discuter. C. le supplie: il faut absolument faire le virement de 500.000 euros maintenant. Le banquier tient bon et lui répète que sa présence est préférable; ils ne sont pas à deux ou trois jours près. C. n'arrive pas à le convaincre au téléphone.
Au bout de plusieurs heures, John rejoint C., un dictaphone dans sa poche. Vers la fin de l'opération, il enregistre tout. En refermant la porte derrière sa victime, le cerveau de la bande siffle quelque chose entre ses dents. C. se retourne:
– Qu'est-ce que tu m'as dit?
– De quoi?, demande John.
– Tu as dit: «Tu es mort.»?
– Ah non, j'ai dit: «Ça va?».
Sur la bande audio, on peut entendre le faible rire soulagé de C.
John poursuit. Il voulait le voir pour une raison précise: «Tu vas rentrer chez toi. Ça me fait plaisir. Tu vas pouvoir commencer une nouvelle vie. C'est une nouvelle vie qui t'attend.»
Les ravisseurs ont décidé de le relâcher. La cible n'en croit pas ses oreilles. John lui remet un sac noir avec tous ses papiers et ses clés. C. lui dit merci, il lui est infiniment reconnaissant.
Dans le camping-car qui le conduit à Marbella, les hommes préviennent C.: «On t'a nettoyé ta jolie BMW. Mais ça, c'est gratuit, on ne te le fait pas payer.»
Le véhicule s'arrête. C. descend du camping-car sans se retourner. Il grimpe dans sa BMW X3 et balance le sac à l'arrière. Il a rendez-vous dans quelques jours avec son banquier.
La suite, les gendarmes la connaissent déjà. Ils ont reçu et entendu son banquier ainsi que Nora dans leurs locaux. Maintenant qu'il leur a tout raconté, C. veut bien que les évènements soient consignés par écrit dans un procès-verbal.
Il va venir à la gendarmerie.
Mais, tient-il à préciser: «Avant toute chose, je ne souhaite pas porter plainte.»
Le directeur d'enquête Éric Carbonnel serre les dents. Il ne sait pas encore qu'au terme de ces sept semaines en Espagne avec ses ravisseurs, C. a développé les prémices d'un syndrome de Stockholm.
* Le prénom a été changé.