Égalités / Société

Jeanne Barret, pionnière de la biodiversité et première circumnavigatrice

Au XVIIIe siècle, la Marine royale interdit aux femmes d'embarquer sur un navire. Pour participer à l'expédition de Bougainville, cette botaniste en herbe s'est fait passer pour un homme.

<em>Voyage autour du monde par la frégate du roi «La Boudeuse» et la flûte «L'Étoile» (1766-769), </em>Bougainville, Saillant &amp; Nyon, 1772. | BNF <a href="https://gallica.bnf.fr%C2%A0">via Gallilca</a>
Voyage autour du monde par la frégate du roi «La Boudeuse» et la flûte «L'Étoile» (1766-769), Bougainville, Saillant & Nyon, 1772. | BNF via Gallilca

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Au XVIIIe siècle, la Marine royale interdit toute présence féminine sur ses bateaux. Pour contourner ce règlement, l'apprentie botaniste Jeanne Barret (1740-1803) se fait passer pour un homme et embarque aux côtés de l'explorateur Bougainville autour du monde. Au terme de cette expédition, deux ans après, elle revient saine et sauve, nantie d'une petite fortune et célébrée pour son courage.

Les habits de matelot de Jeanne Barret pour se faire passer pour un marin. | Navigazioni di Cook del grande oceano e intorno al globo, vol. 2 (1816) via Wikimedia Commons

Biographie travestie

On a raconté sa légende, parfois embellie pour faire d'elle une jeune femme éduquée qui aurait perdu sa fortune dans un procès. Certains biographes s'emballent, en dépit de l'absence de preuves et romancent sa vie en la faisant passer pour une jeune femme bien née dont le destin aurait été contrarié. Jeanne aurait elle-même semé les premières graines de cette histoire. Elle a diffusé l'idée qu'elle était issue d'une famille puissante dans l'espoir d'être protégée une fois la supercherie découverte au sujet de son identité –et sa sécurité menacée.

En réalité, Jeanne Barret est née en Bourgogne en 1640 au sein d'une famille démunie et illettrée. C'est en entrant au service de Philibert Commerson (ou Commerçon), en 1764, que sa chance tourne. Médecin et botaniste, il est veuf depuis peu et père d'un jeune enfant. Jeanne s'occupe de l'intendance de la maison et assiste le scientifique dans ses classements. Commerson lui apprend probablement à lire et à écrire afin qu'elle puisse consigner et répertorier les végétaux qu'il étudie. Ils ne se marient pas, mais ont un enfant ensemble, qui meurt peu de temps après avoir été placé. Philibert couche Jeanne sur son testament, lui laissant ses meubles et une somme rondelette –un détail qui ne permet aucun doute sur la nature de leur relation, assurent les historiens.

Jeanne Barret embarque en 1766 sur L'Étoile, navire-ravitailleur de la frégate La Boudeuse, qu'illustre cette gravure. | via Wikimedia Commons

La candidature du naturaliste au premier tour du monde de la Marine royale française, sous la férule de l'explorateur Louis-Antoine de Bougainville, est acceptée. Commerson hésite à entreprendre ce périple en raison de sa santé fragile. Le contrat prévoit qu'il soit accompagné par un serviteur. Le couple y voit une opportunité de rester ensemble et imagine donc le stratagème qui permettra à la jeune femme de se joindre à l'expédition. Jeanne continuera ainsi de veiller au bien-être du scientifique peu vaillant. Leur histoire est bien rodée: ils ne sont pas censés se connaître et «Jean» Barret rejoindra le bateau au dernier moment pour éviter les contrôles.

«Cet infatigable Barret»

Ils embarquent le 1er février 1767 sur L'Étoile, bateau ravitailleur de la bientôt célèbre frégate La Boudeuse. Le cap est mis sur le Brésil où Bougainville, parti en novembre, les accueillera. Commerson emporte avec lui un encombrant matériel destiné à prélever, étudier et conserver les espèces découvertes au fil des escales. Le capitaine du bateau cède sa propre cabine, la plus spacieuse, au botaniste et à son assistant, un certain «Jean Barret». Chance inouïe, ils ont ainsi accès à des toilettes privatives, ce qui leur permettra d'entretenir l'illusion. Jeanne porte les cheveux courts, bande sa poitrine et fait profil bas.

Plusieurs journaux de bord –celui de Bougainville, de Commerson, du chirurgien du bateau ou du prince de Nassau-Siegen, aventurier et passager payant– relatent l'histoire de Jeanne autour du monde. Autant de témoignages précieux qui permettront de prendre la mesure de l'exploit qu'elle a réalisé.

Le «valet», en attendant d'atteindre le Brésil, s'occupe de son maître qui souffre d'un mal de mer persistant et de menaçants ulcères à la jambe. À Rio, Commerson ne peut guère crapahuter. C'est Jeanne qui va principalement se charger de l'expédition et de la collecte de spécimens. Ils rapportent une plante grimpante dont les fleurs possèdent d'éclatants coloris, que Commerson baptise Bougainvillea en l'honneur du capitaine.

La fleur du bougainvillé, plante découverte par Jeanne Barret et Philibert Commerson au Brésil et nommée en hommage à l'initiateur de leur grande aventure. | Jardinetmaison via Wikimedia Commons

D'autres étapes suivent, plus dures les unes que les autres. Jeanne travaille sans relâche à la collecte de plantes, de minéraux, d'insectes et de coquillages. Le journal de Bougainville se fera écho de l'admiration et de la surprise ressenties par l'équipage après avoir découvert la supercherie: «Cependant, comment reconnaître une femme dans cet infatigable Barret, botaniste déjà fort exercé que nous avions vu suivre son maître dans toutes ses herborisations au milieu des neiges, et sur les monts glacés du détroit de Magellan, et porter dans ses marches pénibles les provisions de bouche, les armes et les cahiers de plantes avec un courage et une force qui lui avait mérité du naturaliste le surnom de “bête de somme”?»

Démasquée par les Tahitiens

Les bruits courent rapidement au sujet de la véritable identité de Jeanne Barret, mais elle serait parvenue à garder son secret pendant plus d'une année. Comment ce dernier a-t-il éclaté au grand jour? Les témoignages varient.

D'après le prince de Nassau-Siegen, ce serait le 21 mai 1768 «vers 11 heures du matin que les matelots découvrirent à bord de L'Étoile une fille déguisée sous des habits d'homme qui servait de laquais à M. Commerson. (…) Abandonnant les tranquilles occupations de son sexe, elle avait osé affronter les fatigues, les dangers et tous les événements que l'on peut moralement attendre dans une navigation de ce genre.»

Une autre version raconte qu'à Tahiti, à peine débarquée, Jeanne aurait été assaillie par des locaux s'écriant «Fille! Fille!». Bien que démasqués, Jeanne et Philibert ne sont pas punis et Bougainville met ses hommes en garde: quiconque attente à la pudeur de Jeanne Barret sera sévèrement puni.

Lalande, l'astronome de l'équipée, évoque les reproches faits à Commerson tout en précisant que «le courage infatigable avec lequel Jeanne le servait dans ses pénibles expéditions prouve qu'il ne pouvait se choisir un meilleur domestique». Magnanime et délicat, il ajoute que «la discrétion singulière avec laquelle elle resta inconnue pendant plus d'une année sur le vaisseau prouve qu'elle n'avait ni les défauts que l'on reproche à son sexe, ni les agréments qui pouvaient rendre suspect ce déguisement».

Un mix de Diane et de Minerve

Commerson continue de feindre la surprise, même lorsqu'il lui dédie une «plante aux atours ou au feuillage ainsi trompeurs, (…) à la vaillante jeune femme qui, prenant l'habit et le tempérament d'un homme, eut la curiosité et l'audace de parcourir le monde entier, par terre et par mer, nous accompagnant sans que nous même ne sachions rien». Son lyrisme laisse toutefois deviner son attachement: «Armée d'un arc, telle Diane, armée d'intelligence et de sérieux, telle Minerve, salvatrice et vertueuse, inspirée par quelque dieu propice, elle déjoua les pièges des bêtes et des hommes, non sans risquer maintes fois sa vie et son honneur.»

Comme ses compagnons d'équipage, il salue l'incroyable exploit accompli: «Elle sera la première femme à avoir fait le tour de monde complet du globe terrestre, en ayant parcouru plus de 15.000 lieues. (…) Ce serait injustice de ma part comme de celle de tout naturaliste, de ne pas lui rendre le plus profond hommage en lui dédiant cette fleur.»

Mais l'aventure ne connaîtra pas de fin heureuse pour le naturaliste. Après avoir traversé le Pacifique, L'Étoile fait escale en Indonésie, puis en «Isle de France» (nom sous lequel sera désignée l'île Maurice jusqu'en 1810) en 1769 ou 1770. Ils y retrouvent Pierre Poivre, ami de Philibert et célèbre chasseur d'épices, qui le persuade de rester sur l'île. L'Étoile et La Boudeuse repartent sans eux. Jeanne et lui iront explorer Madagascar et d'autres îles voisines, avant la mort de Commerson en 1773.

Riche et indépendante

Certains textes donnent une version bien sombre de la vie de Jeanne à la disparition de son compagnon, sans le sou et bloquée sur son île dans l'océan Indien, forcée d'attendre qu'un homme veuille d'elle pour enfin pouvoir rentrer en France. À la mort de Commerson, la vie aurait certes pu prendre une tonalité dramatique pour l'aventurière âgée de 33 ans.

Le contraire arriva: il est fort probable qu'elle se soit enrichie en continuant à faire de la botanique ou peut-être en faisant commerce de ses trouvailles. Suffisamment pour acquérir un bar près d'un port, qui prospéra.

À la demande de Bougainville, le roi Louis XVI nomme Jeanne Barret «femme extraordinaire».

Quand elle épouse un officier de marine français, Jean Dubernat, un an plus tard, celui-ci apporte 5.000 livres au mariage –quatre fois moins que son épouse (soit l'équivalent de 300.000 euros), qui possède en outre des maisons, des esclaves et des bijoux. Elle exige un contrat de mariage qui, fait rare pour l'époque, lui permet de conserver en son nom propre les deux tiers de ses biens.

Le tour du monde touche à sa fin: avec son deuxième mari, elle embarque vers la France en 1775. Jeanne fait la demande et reçoit sa part de l'héritage de Commerson. Elle s'installe dans le Périgord natal de son mari, où elle achète plusieurs propriétés. À la demande de Bougainville, le roi Louis XVI la nomme «femme extraordinaire». En reconnaissance de son travail et de son courage, il lui accorde une pension. Elle meurt en 1803, âgée de 63 ans, trente ans après Commerson, prospère et entourée des siens. Une phrase écrite par Charles-Henri de Nassau-Siegen à son propos aurait pu constituer la parfaite épitaphe: «L'aventure, je crois, peut avoir sa place dans l'histoire des filles célèbres.»

Épisode 7Jeanne Barret, pionnière de la biodiversité et première circumnavigatrice
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