Égalités / Monde

Cixi impératrice: l'histoire vraie de la régente cachée qui propulsa la Chine dans la modernité

Liberté d'opinion et de la presse, abolition de la torture, industrialisation, collaboration avec l'Occident: son règne secret au XIXe siècle a initié une démarche de pré-modernisation révolutionnaire.

La légendaire impératrice douairière Cixi, aussi vénérée que haïe. | Photographie colorisée <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:The_Ci-Xi_Imperial_Dowager_Empress_(5).JPG">via Wikimedia Commons</a>
La légendaire impératrice douairière Cixi, aussi vénérée que haïe. | Photographie colorisée via Wikimedia Commons

Temps de lecture: 9 minutes

Comment une simple concubine de l'empereur, parmi de nombreuses autres, est-elle parvenue, alors même que la Chine n'autorisait pas les femmes à régner, à s'imposer comme alter ego chinois de la reine Victoria –qu'elle admirait grandement?

Avant de répondre à cette question, il faut considérer que Cixi (Tseu-Hi) a longtemps souffert d'une épouvantable réputation de despote sanguinaire. Il a fallu attendre un siècle après sa mort pour que soit découvert et apprécié son formidable apport au pays, une Chine alors dépassée et affaiblie par les conflits, peu admirée du monde, qu'elle a propulsé dans une démarche de pré-modernisation révolutionnaire.

Une injustice à la fois basée sur le voile de discrédit qu'ont hâtivement tissé ses successeurs, désireux d'être vus comme les sauveurs d'un pays prétendument laissé en piteux état par Cixi, mais également sur les récits quasi contemporains d'observateurs étrangers, tel Sir Edmund Backhouse. Dans ses Annales et Mémoires de la cour de Pékin, parues en 1914, il révèle avoir eu une aventure avec Cixi, qu'il décrit comme peu futée et au pouvoir nocif. Soixante ans plus tard, Backhouse (qui était homosexuel) sera dénoncé comme un parfait mythomane, mais le mal est fait: dans les livres d'histoire, Cixi est inexistante ou réduite à une note bas de page tournée de façon péjorative.

Ogresse ou sauveuse?

«Dans les années 1950, quand je terminais mes études d'histoire de la Chine, l'impératrice douairière [titre donné à la mère ou veuve d'un empereur en Asie, ndlr] d'origine mandchoue, Cixi était invariablement condamnée comme un symbole de haine réactionnaire», se remémore le professeur américain Jonathan Mirsky. Fin connaisseur de la Chine et de son histoire, il enseigne notamment à Cambridge. «À l'époque, on admirait Mao Zedong. Dans les livres scolaires, les universitaires américains dépeignaient Cixi comme une femme cruelle et impérieuse, opposée aux réformes inspirées de l'Occident qui étaient encouragées par les officieux progressistes –généralement issus de la branche Han.»

Ces réformateurs, apprenaient les étudiants, n'avaient pas beaucoup en commun avec les Mandchous, qui avaient conquis la Chine en 1644 et se battaient contre la modernité rampante afin de sauvegarder leur empire fortement ébranlé. «Une amie chinoise avait même employé le terme de “traitresse” en parlant de Cixi. Au fil des années, on a pu lire quelques points de vue historiques moins tranchés sur le règne de Cixi –mais les sociologues persistaient à en faire une influente démoniaque.»

Il faudra attendre un siècle après la disparition de Cixi avant de découvrir une réalité bien plus nuancée, sous la plume de Jung Chang. L'écrivaine sino-britannique, qui compte parmi ses best-sellers une biographie de Mao interdite en Chine –comme tous ses ouvrages–, a eu le courage de se plonger dans les «12 millions de documents que comptent les archives d'État» ouvertes par le gouvernement communiste au début des années 2000. Elle estime que l'héritage de Cixi est aussi «multiple qu'imposant»: «Elle a propulsé une Chine médiévale dans l'âge moderne. Ses réformes ont été spectaculaires et pourtant graduelles, sismiques. Mais, étonnamment, jamais sanguinaires.»

Cixi impératrice

Elle aurait pu jouer les charmantes potiches toute sa vie. Rien, au départ, ne laissait envisager d'autre destin: née dans une illustre famille mandchoue (ethnie régnante de la dynastie Qing), elle a été choisie à 16 ans pour être l'une des concubines de l'empereur Xianfeng et rejoindre la Cité interdite. Ce dernier aura treize épouses, en plus de l'impératrice (un harem modeste comparé à celui de l'un de ses prédécesseurs, qui en avait pris soixante-dix-neuf).

Mais son éducation la différencie des autres: ses pieds n'ont jamais subi la torture de bandelettes serrées au point de déformer les chairs et courber les os (les «pieds lotus» ne devaient pas dépasser 7,5 cm). Cette torture était épargnée aux femmes mandchoues. Lorsqu'elle sera au pouvoir, Cixi en abolira définitivement la pratique. On lui a appris à lire et à écrire. Elle a grandi en discutant avec son père des affaires courantes du pays. En d'autres termes, elle a été élevée comme un homme. De concubine de 6e rang («Noble Lady Lan»), elle se hisse rapidement vers le haut de la pyramide en donnant naissance au premier fils survivant de l'empereur. Désormais baptisée Cixi, «mère vénérable», elle devient ainsi l'épouse n°2 après l'impératrice Ci-an, avec laquelle elle a l'intelligence de sympathiser.

Cixi a été élevée comme un homme. De concubine de 6e rang, elle se hisse vers le haut de la pyramide.

Quand leur époux meurt en 1861, Cixi est promue deuxième impératrice douairière. Les deux femmes décident de se débarrasser des régents mis en place par le défunt, dénonçant le harcèlement de ces derniers. Trois d'entre eux sont rapidement condamnés à mourir par la lente torture dite des «mille coupures». Fine mouche, Cixi décide de faire preuve d'une magnanimité bien calculée en refusant la torture. Elle en fait décapiter un, confiant aux autres le soin de se suicider élégamment au moyen d'écharpes de soie. Contrairement à la pratique jusque-là en vigueur, les membres de leurs familles sont épargnés.

Cixi signe ainsi sa première victoire: veuve depuis deux mois, âgée de 25 ans, elle a renversé le gouvernement, parvenant à faire s'incliner des hommes puissants sans soulèvement ni répercussion.

Les pieds de Cixi n'ont jamais subi la torture de bandelettes serrées. | Musée des Enfants d'Indianapolis / Daniel Schwen via Wikimedia CC – Une radio de pieds bandés. | Division des dessins et de la photgaphie à la bibliothèque du Congrès via Wikimedia - montage Slate.fr

La femme qui murmurait à l'oreille des puissants

À la mort de Xianfeng, l'héritier de la dynastie Qing, le futur Tongzhi («ordre et prospérité») n'a que 5 ans. Cixi prend les rênes, peaufine sa propre éducation et choisit soigneusement les régents. Elle sait qu'il faut faire naître en eux un sentiment de reconnaissance et trouver le moyen de les rendre dociles –car ils devront accepter que Cixi se cache derrière son grand paravent jaune, en véritable maîtresse des destinées du pays, chuchotant ses décisions à leur oreille. Elle veille à ne pas froisser les leaders d'opinion, mais elle obtient toujours le dernier mot.

Le pays s'est fermé aux étrangers, dont l'empereur Xianfeng haïssait l'influence et les pratiques. Isolée, affaiblie, la Chine a besoin de s'ouvrir au commerce et aux échanges. La situation dont Cixi a hérité n'est pas enviable. Les deux guerres de l'opium successives ont vu la Chine perdre face au Royaume-Uni, à la France et aux États-Unis. Interdire la culture du pavot ou la consommation d'opium ne les a pas sauvés: les Anglais vont l'importer d'Inde et la Chine s'incline, autorisant la banque HSBC à financer le commerce de l'opium –ce qui débouche sur la concession de Hong Kong aux Britanniques pour quatre-vingt-dix-neuf ans.

En 1850, la Chine comptait 410 millions d'habitants. La pauvreté croît et les famines ont pris de l'ampleur à la suite de lourdes sanctions financières imposées par la Grande-Bretagne au pays. Guerres et catastrophes naturelles se succèdent. Les Chinois l'interprètent comme une évidence: la dynastie des Qing a perdu son mandat céleste. Son règne doit cesser. La révolte des Taiping, guerre civile la plus grave de l'histoire, découle de cette croyance. Le fondateur du mouvement souhaitait une réforme agraire, l'égalité des sexes, la fin des mariages arrangés, de la coutume des pieds bandés, de la polygamie, la torture ou l'esclavage. La rébellion est étouffée en 1864, dans les premières années de «règne» de Cixi. Au cours de quinze ans de conflit, plusieurs dizaines de millions de Chinois ont trouvé la mort.

L'impératrice Cixi derrière l'empereur la princesse Der Ling. | Xu Yunling via Wikimedia

Game of Thrones chez les Qing: cultivée et amibitieuse, Cixi parviendra à conserver le pouvoir en dépit des tentatives des régents successifs et de deux empereurs de prendre le dessus.

Le temps des réformes

Tongzhi a désormais 16 ans et prend trois épouses: une impératrice, Jiashun, et deux concubines. Jiashun n'est pas le choix de Cixi (son grand-père était l'un des ministres acculés au suicide par Cixi à la mort de son époux), mais elle cède à la pression de Ci-an.

Sa belle-fille –qui lui rappelle que, contrairement à elle, Cixi est entrée dans le palais «par une petite porte», allusion grinçante à son ancien statut de concubine– n'est pas son principal problème. Son fils sait à peine lire et écrire. Il doit attendre une année de plus pour prendre officiellement le pouvoir. Sa mère l'entoure de précepteurs pour le former au préalable. Le jeune empereur n'aime pas apprendre et ne semble aspirer qu'à se divertir. Ses mœurs légères posent problème; Cixi va un temps l'isoler, loin de ses épouses. Tandis qu'il est censé apprendre, elle a le champ libre.

La vision politique de Cixi fait ses preuves: en 1889, le revenu annuel du pays a doublé.

Cixi n'est pas aveuglée par son statut: elle sait que la Chine affaiblie par les tumultes du siècle écoulé doit s'ouvrir au monde et réformer en profondeur son système politique comme sa société. Les «réformes Tongzhi» qui tentaient de renforcer la position de la dynastie Qing et de maintenir les traditions, sont autant de coups d'épée dans l'eau. L'ouverture du pays au commerce permet d'imposer d'importantes taxes. L'argent est investi dans la modernisation des infrastructure, mais également dans l'éducation.

Cixi réforme aussi l'armée, fonde une force navale moderne, fait construire des bateaux à vapeurs, fait installer le télégraphe à travers le pays et développe le chemin de fer. Des universités sont créées. Les femmes sont encouragées à étudier –plus tard seront initiées des bourses d'études pour étudier à l'étranger. Soong Mei-ling, l'épouse du futur président de la République de Chine, Chiang Kaï-chek, sera (comme Hillary Clinton) diplômée du Wellesley College.

Elle emprunte des techniques ou achète des machines aux puissances étrangères, mais n'aime pas l'idée d'essaimer des fabriques textiles dans tout le pays. Elle craine que la machinerie moderne et étrangère n'enlève aux femmes leur principal gagne-pain. La vision politique de Cixi fait ses preuves: en 1889, le revenu annuel du pays a doublé.

L'un des régents, le prince Gong, défend ardemment le développement des relations diplomatiques. Cixi se montre parfois plus réticente, peut-être soucieuse de ne froisser le peuple en donnant la part belle aux puissances étrangères.

«Père vénérable»

L'année qui suit son accession au trône, Tongzhi contracte la variole (ou la syphilis, assurent des sources officieuses). Il meurt quelques mois plus tard, en 1875. La jeune impératrice Jiashun, de désespoir, dit-on, se laisse mourir. Elle ne lui survit que soixante-dix jours et ne laisse pas d'héritier. Cixi va briser la coutume ancestrale qui consiste à désigner un héritier issu de la génération suivante. Elle choisit l'un de ses neveux, qu'elle fait adopter de manière posthume par Tongzhi. Autre entorse aux règles dynastiques, l'héritier devra l'appeler «Cher Père» (qin baba), plutôt que le traditionnel «Mère Impératrice» (huang e'niang): Cixi impose son autorité dès le départ. Le futur empereur Guangxu n'a que 4 ans. Elle dispose d'un peu de temps pour mener à bien ses plans.

Bien que visionnaire, Cixi est parfois limitée par ses croyances, ou celles de ses concitoyens. Le titanesque projet de construction d'un réseau ferroviaire prendra de longues années de retard: la régente voulait s'assurer elle-même qu'aucune tombe ancestrale ne serait déplacée ni dérangée par le raffut occasionné. Ses contradictions sont nombreuses.

L'échec cuisant de la première guerre sino-japonaise (1894-1895) est suivi par la Révolte des Boxers. Les historiens considèrent comme sa pire erreur son soutien à la cause des Boxers, un mouvement violemment opposé à la présence d'étrangers et de chrétiens en Chine, qui doit son nom au symbole du poing levé. Cela coûtera de lourdes indemnités au pays à la suite du siège de Pékin, qui la force à prendre la fuite avec l'empereur.

Pire erreur du règne de Cixi, la Révolte des Boxers fut éteinte grâce à l'Alliance des huit nations (Italie, États-Unis, France, Autriche-Hongrie, Japon, Allemagne, Russie et Royaume-Uni) | Impression japonaise, 1900. | Auteur inconnu via Wikimedia CC

À la suite de cette cuisante défaite, qui a terni sa réputation dans le monde entier, Cixi décide de rénover son image de marque par le biais de la diplomatie –et de la flatterie. Les épouses de diplomates ou d'industriels anglo-saxons relatent avec délices leur rencontre avec la charmante impératrice douairière, qui les couvre de cadeaux et se soucie de leur bien-être. Une tactique qui fait ses preuves: dans la presse internationale, le ton change. On reconnait de nouveau quelque mérite à la régente apparemment progressiste et ouverte aux échanges.

Un processus démocratique inédit en Chine

Très admirative de la reine Victoria, Cixi enclenche dans les dix dernières années de sa vie un processus démocratique inédit en Chine en s'inspirant de la monarchie constitutionnelle britannique. Au cours d'une période de transition de dix ans qui permettrait de faire évoluer les mentalités, le peuple serait éduqué, éveillé à la politique. Seraient ensuite élues des assemblées provinciales, et enfin une assemblée nationale. La pratique des pieds bandés est définitivement abolie, ainsi que la torture ou l'esclavage. Cixi permet le développement d'une presse libre. On ne risque plus sa vie à émettre un avis tranché: un jeune détracteur zélé, qui la traite de «prostituée», se voit uniquement condamné à deux ans de travaux forcés.

Maline, Cixi ouvrit les portes de la Cité interdite aux épouses d'ambassadeurs afin de redorer son blason (ici, avec une délégation américaine). | via Wikimedia CC

Cixi n'a pas le temps de mener à bien la métamorphose de la Chine, puisqu'elle meurt en 1908. Non pas assassinée de trois balles de pistolet, comme Backhouse le prétendit, ni empoisonnée. Les archives n'ont pas encore livré la réponse à un mystère: de quoi est mort le jeune empereur Guangxu, décédé un jour avant Cixi? D'importantes traces d'arsenic ont été retrouvées dans son organisme. Cixi, se sachant partir, a-t-elle ordonné la mort de son neveu, qui n'adhérait pas à ses idées progressistes et menaçait ses projets? On ne peut que supputer, et visionner la scène de sa mort filmée par Bernardo Bertolucci dans son film Le dernier Empereur (1987).

«Sous sa férule, la Chine a réalisé d'immense progrès», résumait Charles Denby, ambassadeur des États-Unis en Chine jusqu'en 1890. Il conservait le souvenir d'une régente généreuse et clémente. «Jouissant de l'estime générale des étrangers, vénérée par son propre peuple, elle était tenue pour l'un des personnages les plus illustres de l'histoire», témoignait-il. Un progrès remarquable qui profitera à Mao et sera sciemment éclipsé par la propagande communiste diabolisant Cixi pour ses accointances avec les puissances occidentales.

Épisode 6Cixi impératrice: l'histoire vraie de la régente cachée qui propulsa la Chine dans la modernité
Elizabeth Magie, économiste, ingénieure, comédienne et inventrice spoliée du «Monopoly»
Mannequin, photographe de guerre et cheffe surréaliste, les mille vies de Lee Miller
Sofonisba Anguissola, légendaire portraitiste de la Renaissance à l'héritage oublié
Helen Spitzer Tichauer, prisonnière juive et designer graphique d'Auschwitz-Birkenau
Aisin Gioro Xianyu: Jeanne d'Arc japonaise, Mata Hari chinoise
Madame La Framboise, «Tony Soprano» de la traite de fourrures au XIXe siècle
Sarah Bernhardt était si bonne sculptrice que Rodin la jalousait
Sarojini Naidu, «mère» de l'indépendance de l'Inde et égale de Gandhi 
Murasaki Shikibu, première romancière de l'histoire
La baronne dada, «cancellée» par Duchamp, aurait dû être l'artiste la plus influente du XXe siècle​
Marie Kondo chez Proust: Eugenia Errázuriz, «mère» de Picasso et papesse du minimalisme
Anahareo, pionnière de l'écologie éclaboussée par le légendaire scandale Grey Owl
Louise Brigham, pionnière du do-it-yourself, de l'éco-design et du meuble vendu à plat (bien avant Ikea)
Jeanne Barret, pionnière de la biodiversité et première circumnavigatrice
Cixi impératrice: l'histoire vraie de la régente cachée qui propulsa la Chine dans la modernité
Frances MacDonald, artiste précurseuse de l'Art Nouveau évincée par ses pairs
Mary Wollstonecraft, badass des Lumières, fondatrice du féminisme
Nellie Bly, la reporter «undercover» qui inspirera le personnage de Loïs Lane
Artemisia Gentileschi, #MeToo chez les Médicis
Dorothée Pullinger, première ingénieure automobile et inventrice de la voiture pour femmes

Découvrir toutes les séries

cover
-
/
cover

Liste de lecture