Société

Meurtre d'Eva Bourseau: «Elle essayait de se retenir pour pas faire de bruit, je crois»

[38, rue Merly - Épisode 8] Un mauvais choix, deux, trois. Puis l'irréparable.

Illustration Mathilde Aubier pour Slate
Illustration Mathilde Aubier pour Slate

Temps de lecture: 18 minutes

Le 10 décembre 2018 s'est ouvert à la cour d'assises de Haute-Garonne à Toulouse le procès de Zakariya et Taha, accusés du meurtre d'Eva Bourseau, 23 ans, dans la nuit du 26 au 27 juillet 2015.

Le 10 décembre 2018, le procès de Zakariya Banouni, 21 ans, et Taha Mrani Alaoui, 24 ans, s’ouvre devant les assises de la Haute-Garonne. Avant que la cloche sonnant l’arrivée de la cour ne retentisse, les avocats enfilent leur robe noire et le public entre. La plupart des personnes présentes attendent le tirage au sort, pour savoir si elles feront partie du jury.

Christophe Bourseau prend place à côté de son avocate, Me Tiffany Dhuiege. Entre le père d’Eva Bourseau et la jeune avocate, la bienveillance est palpable. Elle pose les chemises contenant les pièces de l’enquête sur le bureau en bois épais. «C’est la seule qui ne s’en foutait pas», avance le père de la victime. Il pose devant lui un petit objet étincelant: un Ganesh doré. Ensemble, ils feront front contre les six avocats de la défense.

À l’autre bout de la cour d’assises, face à Christophe Bourseau, le box des accusés est pour le moment vide. Il croise les doigts, le regard fixe, et glisse discrètement: «Je veux qu’ils voient dans mes yeux les yeux d’Eva.»

«La drogue, c’est un refuge»

En garde à vue, Zakariya Banouni a lâché: «Nous sommes fous.» Au président de la cour, Michel Huyette, il répète: «Oui, nous sommes fous à ce moment-là. Je décris un moment de folie.»

Mais Zakariya Banouni et Taha Mrani Alaoui ne sont pas fous et c’est en cela que leur profil est si étonnant. Les deux jeunes hommes ne souffrent d’aucune maladie mentale, d’aucune psychose. Ils ne sont pas le produit défectueux d’un milieu hostile: ni enfance sordide, ni famille dysfonctionnelle –tout le contraire. Ils sont la démonstration même de l’impuissance.

Au procès correctionnel pour le trafic de stupéfiants, fin octobre 2018, Francis Boyer, le procureur intervenu au 38, rue Merly le soir de la découverte du corps, a confié: «Parmi les dossiers que j’emporterai dans ma besace, celui-là aura marqué ma mémoire. C’est une expérience d’inhumanité totale.»

Le mal doit avoir une apparence. Il doit, d’une certaine façon, s’annoncer. Mais réduire les accusés à l’état de bêtes, c’est idéaliser le genre humain.

Amélie*, l’amie d’Eva Bourseau rencontrée à la terrasse d’un café en bords de Garonne un an après le meurtre, n’avait pu retenir ses larmes: «Au fond, je suis sûre que ce ne sont pas des monstres. Ce sont des gens qui ont fait des actes monstrueux. J’espère que le procès va servir à comprendre, et non à se rejeter la faute ou à démontrer la culpabilité de l’un ou de l’autre.»

Zakariya Banouni entre dans la cour d’assises de Toulouse. Il porte une chemise blanche bien repassée et une veste sombre. Sa mère y a déposé un peu de son parfum. Il se poste à l’arrière du box des accusés. Un policier lui fait signe de s’avancer. Il voit alors le père d’Eva Bourseau, pour la première fois.

Juste derrière, Taha Mrani Alaoui suit. Lui porte une veste en maille côtelée dont il tire les manches tel un enfant. Il s’assied à l’autre bout de la rangée.

Il s'agit de l'un de ces procès d’assises dont on ressort abîmé. Deux semaines suffisent-elles à comprendre l’indicible?

Parfois, on s’emporte.

L’avocat général: «On voudrait que ce procès soit le procès de la drogue!»

Me Édouard Martial, avocat de Taha: «Monsieur, quand on prend des stups, on devient quoi?» Taha: «Un déchet. Un déchet n’est pas censé réfléchir.»

Georges Catala, avocat de Zakariya: «Il y a deux addictions: la drogue, et la nourriture intellectuelle au ras des pâquerettes. Vous avez arrêté toute prétention universelle, philosophique, à visée humaine!»

Taha Mrani Alaoui, fixant Catala droit dans les yeux:

- Le mot parfait pour décrire, je l’ai dit: c’est «déchet».
- Vous vous rendiez compte de ce rétrécissement que vous subissiez?
- Parfois.
- Et de celui d’un autre gamin, de trois ans plus jeune?
- Il faudra lui demander, mais je pense que oui. On a décroché ensemble. On est tombés dans la drogue ensemble.

«La lâcheté, c’est un trait psychologique. Et je crois que la lâcheté, ça me définissait bien à ce moment-là.»

Taha

Au cours des débats, au gré des interrogatoires, Taha admet plusieurs choses: «Dans la culture arabe, on n’exprime que les émotions positives. Ce qui est positif, on peut le faire circuler. Ce qui est négatif, on le garde pour soi. La drogue, c’est un refuge. Comme si j’avais quelqu’un à qui parler.» Puis, à propos de ses aveux: «J’avais envie de parler. J’avais besoin de parler, mais je n’avais pas l’habitude. J’ai beaucoup parlé à la psychologue en détention. C’était un processus très long. Est-ce que c’était lié à la drogue? Je ne crois pas. J’étais prêt à aller en prison, mais pas à en parler.»

Comment expliquer les fausses accusations portées à l’encontre de Guillaume «le Chinois»? À la barre, l’intéressé –encore sous contrôle judiciaire pour trafic de stupéfiants– argue: «J’étais le bouc émissaire parfait. Il savait que j’avais des relations avec Eva, que je lui fournissais des stups.» Taha indique: «La lâcheté, c’est un trait psychologique. Et je crois que la lâcheté, ça me définissait bien à ce moment-là.»

Un mois après son incarcération, il a contacté le service pénitentiaire d'insertion et de probation, le SPIP, pour dire à la juge d’instruction que Guillaume n’avait rien à voir avec le meurtre d’Eva Bourseau. Mais il était trop tard: le système judiciaire était en marche, et il n’a pas su l’arrêter.

«On aura un super coup»

En détention, Taha fait l'expérience de flashes –au détour d’un livre, d’une image à la télévision. Il s’est mis à écrire, pour ne pas les oublier. Et il a cette épiphanie lorsqu’il revient sur les lieux du crime, le matin de la reconstitution: «Une fois qu’on est rue Merly, dans cet escalier étroit, je me suis dit: “C’est plus possible… Je vais dire ce dont je me souviens de ce soir-là.”»

Dans le box des accusés, Taha refait la chronologie. «Dix jours auparavant, j’étais en rave party et j’ai été volé. J’ai demandé à Zakariya les numéros des clients qui devaient de l’argent. J’ai rencontré Guillaume, qui m’a fait état de la liste des gens qui lui devaient aussi de l’argent. Il m’a dit qu’Eva lui devait 1.100 euros, et qu’elle devait lui rendre le dimanche ou le lundi. C’est comme ça que j’ai su qu’elle avait de l’argent.»

Au même moment, Zakariya est en Aveyron chez son ami Nicolas. Taha le contacte pour une dette de cannabis, soixante-dix euros. Zakariya lui fait un virement. Puis Taha lui aurait, dit-il, envoyé un second SMS: «Quand on revient sur Toulouse, on aura un super coup.»

Taha ne se rappelle pas avoir parlé d’un super coup, ni d’un super plan. Le texto ne sera jamais retrouvé par les enquêteurs. Ces derniers récupèrent néanmoins de nombreux messages de Taha à Zakariya: «Mec, réponds bon sang!»; «Mec, t’es pas sérieux là… Faut rester un minimum joignable.» Le jeudi 23 juillet 2015, trois jours avant le meurtre d’Eva Bourseau, Taha l’appelle onze fois sur son portable.

«J’ai trouvé l’occasion de revoir Nicolas, on allait fêter sa prochaine intégration. J’étais content de retrouver mon ami, explique Zakariya au jury. J’étais plein de nostalgie, je pense. J’ai fumé un peu de cannabis et bu de l’alcool. C’était une réelle amélioration.»

Nicolas se souvient: dans la voiture après être allé le chercher à la gare, Zakariya tenait des propos incohérents, avant de tomber de fatigue. Pendant cette semaine au vert, Nicolas a aussi vu son ami, lors d'une soirée, ingurgiter des Leffe Rituel –de la bière à 9°– cul sec. Aucune autre anecdote sortant de l’ordinaire ne lui vient à l'esprit.

«Je ne le fais pas venir chez moi. Il vient chez moi.»

Taha

En Aveyron, Zakariya reçoit également des messages de ses parents. Sa mère lui écrit: «Où es-tu? Tu n’es pas allé chercher tes lunettes, tu ne t’es pas réinscrit, tu veux ma mort?»; son père: «Maman se fait de la bile, dis-nous où tu es, ce que tu fais, comment vas-tu?» Leur fils ne répond pas.

Le dimanche 26 juillet, Zakariya demande à Nicolas de le ramener à Toulouse. Ils ont fait la fête la veille, Nicolas ne se sent pas de conduire trois heures. Il lui propose d’acheter un billet de train. Zakariya arrive vers 21 heures à la gare de Toulouse-Matabiau. Il part rue Perchepinte.

Me Alexandre Martin, l’avocat de Zakariya, commence: «Vous le faites venir chez vous et…» Taha le coupe: «Je ne le fais pas venir chez moi. Il vient chez moi.»

Dès qu’il entre dans l’appartement, Zakariya se retrouve face à la table du salon. Elle est prête. Me Jonathan Bomstain demande: «Tout est sur la table. Vous prenez quoi?» Zakariya pense avoir pris des amphétamines, pures, et un parachute de MDMA. Les deux amis fêtent leurs retrouvailles.

«C’était la solution de facilité»

Très vite, Taha évoque le cambriolage de l’appartement d’Eva. «Taha m’expose de nombreux problèmes d’argent. Il me dit qu’il doit les régler, sinon il devra rentrer au Maroc et ses parents ne voudront plus l’assumer. Il m’a parlé d’Eva, m’a laissé entendre qu’elle serait en festival, qu’elle ne serait pas chez elle. Il était au courant qu’elle avait de l’argent. Guillaume lui avait donné de la drogue, et donc elle avait déjà des fonds. J’ai cru ce qu’il me disait. Si je tenais vraiment à ce qu’on ne soit pas séparés, qu’on reste ensemble, il m’a dit qu’on devait faire ça. J’étais réticent, d’abord. Avec le cambriolage d’Eva, on passait à un tout autre niveau de délit. J’ai essayé de lui faire valoir que moi, l’argent… qu’on arrivait à s’en sortir. Taha était très préoccupé par sa situation: ses dettes de drogues et ses dettes légales, son loyer, etc. Lui, il voyait ça comme la fin de son voyage en France, et moi comme la fin de notre amitié.»

«Malgré la toxicité mutuelle de notre relation, je me sentais redevable envers Taha.»

Zakariya

À la juge d’instruction, Taha avoue: «Ça m’a paru comme l’évidence, de faire ça.» Devant la cour d’assises, il réitère: «C’était la solution de facilité. Dans le milieu de la drogue, on n’a plus d’amis.» Mais il tempère: «Zak n’a pas présenté de réticence, au contraire. On s’est encouragés mutuellement. Il disait que c’était une bonne idée.»

Me Tiffany Dhuiege sort des papiers d’une chemise cartonnée: les relevés du compte bancaire de Taha. Face aux avocats de la défense, elle brandit la feuille: «Il était débiteur de 128 euros.» Elle dévisage l’accusé: «C’était pas catastrophique.»

Taha reconnaît: «Je vivais une réalité déformée, accentuée par la prise de drogues. Je ne sais pas pourquoi j’avais peur de ces dettes. Je ne savais même pas que je pouvais récupérer la caution [de son premier studio]«Je gérais très mal mes comptes, expose-t-il. J’avais jamais eu à tenir un budget, et une fois que j’ai eu à le faire, je n’ai pas su du tout gérer. On n’avait pas de suite dans les idées.»

L’avocat général, David Sénat, ne tient plus:

- Pourquoi vous dites toujours «on» et incluez Zakariya?
- Ça me semble logique. On était tout le temps ensemble.
- À vous écouter, on dirait que la fin était inéluctable.
- Je ne crois pas au fatalisme. Je crois à la responsabilité de chacun. C’est la succession de mauvais choix.

Le cambriolage d’Eva est un mauvais choix, le suivisme de Zakariya en est un autre. «Malgré la toxicité mutuelle de notre relation, je me sentais redevable envers Taha», décrypte-t-il. «Mais de quoi?, s’enquiert l’avocat général. Qu’est-ce qu’il vous a apporté de positif?» Zakariya ne sait quoi répondre. Quitter l’appartement rue Perchepinte avec un pied de biche est un troisième mauvais choix.

«Même le collyre y passe!»

Quand Zakariya et Taha sonnent deux heures plus tard à l’interphone du 38, rue Merly, Eva répond. «J’étais soulagé. Je me suis dit que ça s’arrêtait là», se rappelle Zakariya. Ils décident de rebrousser chemin, s’arrêtent au kebab et reviennent rue Perchepinte.

«On s’est dit, vu son train de vie –moi-même il m’arrivait de sortir à la Daurade [un quartier de Toulouse, ndlr] à une heure, deux heures du matin–, qu’elle allait peut-être sortir», relate Taha à la cour. Alors ils vont y retourner. Taha tend un poing américain à Zakariya. «Je l’ai attrapé sans réfléchir», admet ce dernier. En audition, tous deux disent: «Notre idée, c’était de la mettre K.O.»

Au second passage, ils montent chez Eva.

Zakariya se souvient: «On s’installe autour de sa table basse. Taha et Eva commencent à discuter. On consomme de l’ecstasy. On regarde des documentaires en même temps. On fume un peu de cannabis, aussi.»

«Au début il ne se passe rien, on parle normalement, confirme Taha. Je raconte mon agression, mon vol dix jours avant. On a parlé de drogues, on s’est dit: “Y'a plus rien sur Toulouse.” On a écouté de la musique et au fil du temps, on a regardé des vidéos. Elle nous a parlé de son problème à l’œil.»

«On était dans un tel état qu’une drogue de plus ou de moins, on ne voyait plus la différence.»

Taha

Quelques jours plus tôt, Eva a appelé son père pour lui dire qu’elle avait très mal à l’œil. Il travaillait sur un marché, à plusieurs heures de Toulouse. Est-ce qu’une amie pouvait l’emmener chez le médecin? Camille* l’avait accompagnée. Eva était ressortie du cabinet avec une ordonnance pour du collyre.

«Taha lui demande de regarder ses médicaments», poursuit Zakariya. «J’ai vu écrit “atropine: 1%”, détaille l'intéressé. Il m’était arrivé, en rave party, de prendre de l’atropine. On l’a utilisé sur une cigarette, comme si c’était un joint.»

L’avocat général lance: «À part la moquette, on se demande ce que vous n’avez pas fumé! Même le collyre y passe!»

«On était dans un tel état qu’une drogue de plus ou de moins, on ne voyait plus la différence, indique Taha. On n’a pas eu d’hallucination, ni de perte de repères, comme avec le LSD. C’était plus les lignes droites qui étaient déformées. Sous LSD, la ligne droite serait devenue un cercle, par exemple.»

Taha est catégorique: durant la soirée, Zakariya lui fait des clins d’œil et des signes de têtes signifiant «Qu’est-ce qu’on fait?». Celui-ci nie. «On était indécis sur ce qu’on allait faire. C’est pour ça qu’on est resté chez elle sans rien faire», précise Taha.

Eva veut aller se coucher. Les deux jeunes hommes lui disent au revoir, quittent l'appartement. Dans l’escalier, le portable de Zakariya vibre: un message d’Eva, pour lui donner son numéro.

«Pour moi, c’était un moment de rage»

«On avance cinquante, cent mètres. Taha me regarde droit dans les yeux. Il me dit: “Je peux pas.”»

Cette phrase, cette toute petite phrase, a dû être prononcée: elle existe dans toutes les versions, dans tous les rapports. Mais quelle est vraiment sa signification? Zakariya comprend: «Je ne peux pas repartir sans cet argent.» Il est sur une autre fréquence. Il entend son meilleur ami avoir besoin de lui.

Devant la cour, Taha diverge: «Je pouvais pas. C’est pas que je voulais pas, parce que le cambriolage, on le voulait tous les deux. Mais on ne pouvait pas, Eva était là. L’impossibilité empêchait la volonté.»

Zakariya a vu Taha tourner les talons et repartir vers la rue Merly, Taha les a vus se donner du courage l’un l’autre. Taha sous-estime-t-il son influence sur Zakariya –un écart de trois ans semble imperceptible, mais est immense à leur âge– ou bien a-t-il décidé d’en jouer? Qui a vraiment le contrôle de la situation? Qui sait encore ce qu’il fait?

Zakariya est le premier à monter: «En arrivant en haut des escaliers, la porte est entrouverte. Le poing américain est dans la poche de mon manteau. En m’entendant monter, Eva s’est tournée vers moi. Elle a vu le poing américain et prise de peur, elle s’est mise à crier.» Il donne un premier coup pour la faire reculer.

Taha est derrière lui: «Elle a dit: “Qu’est-ce que vous faites?” Elle ne comprenait pas ce qui se passait.» «Le coup, c’était une réaction d’affolement, poursuit Zakariya. Elle s’est mise à courir. Je l’ai poursuivie. C’est là que je lui ai porté un second coup. Au visage.»

Au cours de l’instruction, Zakariya s’est souvenu du troisième coup de poing américain, quand Eva a essayé d’attraper une statuette pour se défendre. Devant la cour d’assises, il rapporte avoir une mémoire lacunaire des faits.

Le président lui demande comment Eva réagit. «Elle court, elle crie. Les mots que j’entends encore aujourd’hui, c’est: “non, non…”»

Il y a un quatrième coup. Eva s’effondre à terre. Zakariya se revoit tenant ses bras, un genou sur son dos, tandis qu’elle est sur le ventre. Taha garde au contraire le souvenir d’elle sur le dos, Zakariya à califourchon sur elle. Son nez est fracturé, il saigne beaucoup. Du sang ruisselle sur son visage.

«J’ai du mal à le dire parce que c’est difficile à entendre. Mais je me souviens très bien du son. C’est un craquement.»

Zakariya

«On lui a dit de se calmer, d’arrêter de crier», raconte Taha au jury. En audition, Zakariya a précisé: «Il l’a bâillonnée quelques secondes avec la main sur sa bouche et lui a dit: “Ferme ta gueule, arrête ça.”» Agenouillé près d’elle, le plus âgé des deux lui demande où est l’argent.

«J’avais… J’avais pas compris. Au Maroc, on a le même mot pour dire fauteuil et canapé.» Zakariya l'observe se précipiter vers le fauteuil en mousse et l’éventrer: «Pour moi, c’était un moment de rage», analyse le plus jeune.

Taha revient alors vers Eva et lui assène un coup de pied de biche sur la tête. «Je ne m’y attendais pas du tout. Il est arrivé dans mon dos. J’ai bondi en arrière», se remémore Zakariya. Il l’a dit aux enquêteurs et le maintient à nouveau devant la cour: Taha ne s’est pas arrêté, il a continué à frapper –cinq, peut-être six fois.

«J’ai du mal à le dire parce que c’est difficile à entendre, exprime-t-il au micro. Mais je me souviens très bien du son. C’est un craquement.» Ses yeux se lèvent furtivement vers le père d’Eva, avant de retomber sur ses chaussures: «Croyez-moi, c’est dur à dire. Ce son, je l’entends encore.»

«Mec, viens voir, je crois qu’elle ne respire plus»

Grâce au révélateur BlueStar, des taches de sang seront découvertes aux quatre coins du studio, de la crédence de l’évier de la cuisine au canapé, en passant par la porte de la chambre. «Elles révèlent une scène d’une extrême violence», note le capitaine Fabrice Sans à la barre.

Les experts sont unanimes: «On a du mal à croire que quelqu’un d'intelligent comme lui ne sait pas qu'un coup de pied de biche peut tuer.» «Si je dis quelque chose, je vais donner l’impression de me justifier. Y'a pas de justification. C’est intolérable. J’avais le pied de biche à la main, c’était dans le feu de l’action», explique-t-il au président.

Taha réfute le déferlement de violence, les coups de pied de biche sans discontinuer. Il se rappelle de deux coups: un sur les bras, un à la tête. Sa version est la plus compatible avec les constatations du médecin légiste. «J’entendais des pleurs étouffés. Elle essayait de se retenir pour pas faire de bruit, je crois», insiste-t-il.

«Si les secours étaient arrivés et qu’elle avait été hospitalisée, elle aurait très bien pu survivre.»

Anthony Blanc, légiste

Quand il trouve enfin l’argent derrière le canapé, Taha s’assied en tailleur et compte les billets: 950 euros. Zakariya entend Eva suffoquer, puis ne l’entend plus du tout. Il appelle Taha: «Mec, viens voir, je crois qu’elle ne respire plus.» Taha pose son oreille sur la poitrine d’Eva. Son cœur ne bat plus. «Même si on avait pris de la drogue, d’un coup, c’est comme si je redevenais conscient. Comme si le sol s’était ouvert et que mon corps tombait.»

À la barre, le médecin légiste Anthony Blanc a cette phrase terrible: «Si les secours étaient arrivés et qu’elle avait été hospitalisée, elle aurait très bien pu survivre.»

«Ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’il y a trois traumatismes crâniens qui n’ont pas entraîné d’hémorragies cérébrales, détaille-t-il aux jurés. Si elle décède d’un seul coup de pied de biche, elle peut mettre plusieurs heures avant de mourir, même si elle est inconsciente. S’il y a un coup de pied de biche et une asphyxie, elle met moins de temps.»

«Je le dis et je le répète, Eva ne respirait plus et était décédée au moment où nous quittions l’appartement», martèle Zakariya.

Au départ, Taha en était persuadé, Zakariya avait étranglé Eva: «J’ai dit ça parce que je pensais, à tort ou à raison, que mon seul coup de pied de biche n’avait pas pu la tuer.» Aucun signe de strangulation n’a été constaté par le légiste. S’agit-il du genou de Zakariya dans le dos, du nez fracturé ou d’une main sur la bouche, qui aurait entraîné l’asphyxie et par là la mort d’Eva?

En redescendant le petit escalier en colimaçon, Taha vomit. «C’était le vide complet, j’ai eu des flashes, je me suis revu petit, mais…» Ils remontent, remplissent un seau d’eau pour nettoyer. La voisine du dessous appelle son colocataire Thomas*, qui lui dit de ne pas s’inquiéter. Elle entend l’eau couler, elle pense à la douche.

À 10h27, Guillaume envoie un SMS à Zakariya: «Dis à Taha de sortir les 590 euros et après, c’est fini.» L’enquêteur Cazeneuve expose à la barre: «En garde à vue, Taha dit que Guillaume mettait la pression sur Eva, alors que c’est sur lui qu’il la mettait, la pression.»

«Je regardais le ciel pour ne rien voir»

Taha et Zakariya reviennent chez Eva, jettent toutes les affaires tachées de sang –les vêtements et autres objets sans valeur– dans de grands sacs poubelles, embarquent le téléphone d’Eva, son rétroprojecteur, ses enceintes et les sachets d’ecstasy dans le frigo. Ils veulent faire croire à un départ volontaire.

«On était déjà dans l’horreur et on n’a pas su s’arrêter», déclare Taha.

«Avec la drogue, vous n’avez plus de limite morale ou éthique.»

Taha

Chez Eva, Zakariya et lui tombent sur des petits sachets bleus. Ils pensent à de la drogue; c'est du sucre. «On dirait Breaking Bad», dit Taha à Zakariya. La scène où les deux dealers tentent de faire disparaître un cadavre dans une baignoire d’acide lui revient à l’esprit. Il a une idée: ils vont dissoudre le corps et s’en débarrasseront ensuite dans la Garonne ou dans un bois.

«Je pense que c’était une fuite en avant, dit Zakariya. J’ai pas immédiatement pensé au fait qu’elle serait recherchée. Taha a dit –c’est dur à entendre: “Elle est seule, personne ne s’en rendra compte, elle est dans un milieu où les gens se fichent des autres.”»

«Avec la drogue, reconnaît Taha, vous n’avez plus de limite morale ou éthique.»

«On a réfléchi au contenant parce que, par nos connaissances en chimie, on savait qu’il fallait un type de plastique particulier», précise-t-il. Ils achètent des bidons d’acide chlorhydrique.

Walid*, l’ancien ami de lycée de Taha, raconte une anecdote: «En seconde, j’adorais les formes que prenaient les formules chimiques, genre CH2 + H2O, des choses comme ça. Une fois, j’ai pris en photo mon cahier d’exercices et j’ai publié la photo d’un exo. Taha m’a corrigé: “Ton exercice est faux”, et moi, j’étais sûr de l’exactitude de mon exercice. J’ai répondu que mon exercice était juste, que mon prof me l’avait corrigé. Je trouve ça incroyable: le mec corrige un truc en chimie, alors qu’il fait des erreurs en chimie. S’il avait été un peu plus malin, il aurait su qu’un corps ne peut pas se dissoudre dans l’acide chlorhydrique.»

La suite est un enchevêtrement de turpitudes. Zakariya et Taha ne dorment plus. Ils retournent à l’appartement pour nettoyer le sang. Taha pose un linge noir sur Eva: il ne supporte plus de voir ses yeux bleus. Et ce corps de femme trop encombrant, on le contorsionne, on en plie les membres afin de le faire entrer dans une boîte, on en force la chair –rien ne doit dépasser– et on le contemple en conjurant le mauvais sort.

Les jeunes hommes ne s’en aperçoivent pas, mais ce sont leurs propres personnes qui sont en train de disparaître.

Après le meurtre, Taha regarde souvent le ciel et oublie de répondre à Flora*, sa petite amie. Devant la cour, il se remémore: «Quand je regarde quelque chose, je me concentre sur les détails, j’analyse ce que je vois. Là, je regardais le ciel pour ne rien voir. Le vide.»

Des amis trouvent Zakariya absent. «J’étais pensif. J’avais du mal à regarder les autres. J’avais l’impression qu’ils voyaient ce que j’avais fait», reconnaît-t-il. Taha le supplie d’aller voir le corps, de s’occuper de l’odeur, de calfeutrer la porte de la chambre, où la malle a été déplacée. Lui est trop fatigué. Zakariya achète de l’adhésif dans une supérette et y retourne, seul. Il entend le voisin tambouriner à la porte. Il reste immobile, le souffle court.

«Faut juste que ça s’arrête»

Taha et Zakariya y retournent ensemble, à nouveau. À aucun moment ils ne se rendent compte que la malle ne pourra jamais passer la porte.

«Je me suis proposé des solutions éphémères. Je ne voyais pas les conséquences à l’époque, je voyais l’effet produit à l’instant T, mais pas à l’instant T+1», confesse Taha. Il réfléchit: «Comment vous dire? Je voyais la vie de façon logique. Si on part de quelque chose de faux et qu’on arrive à un résultat faux, c’est quelque chose de vrai. Ça dépend de quelle hypothèse on part.»

«Il fallait que j’écrive. J’étais obsédé par les yeux bleus dans la caisse.»

Taha

En mathématiques, cela s’appelle le principe de récurrence. Imaginons des dominos, les uns à la suite des autres. Une fois que l’on a trouvé le bon espacement pour entraîner la chute parfaite de deux dominos, on peut rajouter autant de pièces que l’on veut à la suite: si l'on respecte le même espacement, les dominos continueront de tomber.

Mais le raisonnement moral ne répond pas à une logique scientifique. Le logicien et mathématicien Kurt Gödel courut à sa perte en voulant prouver l’existence de Dieu grâce aux axiomes de la logique modale. Paranoïaque, il refusait à la fin de sa vie de s’alimenter, persuadé que sa nourriture était empoisonnée. Il mourut d’inanition.

Kurt Gödel était très ami avec Albert Einstein. Ce dernier était aussi un philosophe solitaire, mais il avait pris ses distances avec les mathématiques. Car, disait-il, «pour autant que les propositions de la mathématique se rapportent à la réalité, elles ne sont pas certaines, et pour autant qu'elles sont certaines, elles ne se rapportent pas à la réalité.»

Le matin où il est parti au commissariat central, Taha a écrit sur un morceau de papier tendu par Flora*: «J’ai vu ses yeux d’un bleu magnifique fumer, se décomposer. Ils sortaient de son crâne. Son ventre, j’----» Aux enquêteurs, il avouera: «Il fallait que j’écrive. J’étais obsédé par les yeux bleus dans la caisse.»

Le président lui demande pourquoi il s’est rendu chez les policiers, ce 5 août 2015. Le matin même, Zakariya lui avait envoyé un message: «Mec c’est chaud. Faut qu’on quitte Toulouse.» Il avait un passeport marocain, il aurait pu quitter la France. Rien ne l’arrêtait.

«J’ai eu plein d’idées dans la tête. Est-ce que je me rends, est-ce que je me rends pas? Et je me suis dit: “Bon, pour une fois, arrête de réfléchir. Toutes les analyses que tu fais, c’est de la merde. Alors vas-y.” Je me disais: “Faut juste que ça s’arrête et que je parte en prison.”»

La veille du verdict, l’avocat général David Sénat requiert respectivement, pour «les alchimistes de l’horreur» Taha Mrani Alaoui et Zakariya Banouni, la réclusion criminelle à perpétuité et trente ans d’emprisonnement. L’avocate du père d’Eva, Me Tiffany Dhuiege, s’adresse à la cour: «Il vous appartient de fixer le prix des larmes et du sang.»

* Les prénoms ont été changés.

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