Santé / Société

«Mes collègues mouraient et il n’y avait que l’Église qui en parlait»

«Nous allons traduire l’État français devant la justice internationale, pour crime contre l’humanité.» L’annonce, déjà surprenante, redouble d’intérêt lorsqu’on en connaît l’auteur: l’Église protestante de Polynésie.

«À l’école, je n’ai jamais appris l’histoire du nucléaire, c’est grâce à ma famille et à l’Église que j’en ai vraiment entendu parler» | Marion Lecas
«À l’école, je n’ai jamais appris l’histoire du nucléaire, c’est grâce à ma famille et à l’Église que j’en ai vraiment entendu parler» | Marion Lecas

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John parle avec éloquence, il maîtrise le français et le tahitien. John sert donc d’interprète au ministre des Outre-mer, Pierre Billotte, en visite en Polynésie. Ce dernier vient assister au premier essai nucléaire français dans le Pacifique. John suit la délégation officielle, qui s’établit à Mangareva, très loin de Moruroa, où l’on lâche les bombes. Mais ce samedi de juillet 1966, des retombées radioactives inondent Mangareva. John voit le ministre être évacué en vitesse, contrairement à la population locale, qui n’en sera jamais informée.

Alors jeune diacre, John deviendra John Doom, célèbre secrétaire général de l’Église protestante ma’ohi et fervent opposant au nucléaire. Il meurt le 25 décembre 2016, laissant derrière lui des générations de pasteurs militants. C’est d’ailleurs dans une chapelle protestante, sobrement décorée d’une grande croix blanche, que l’organisation anti-nucléaire Mururoa e tatou organise ses conférences de presse. Le bureau de l’association se compose surtout de pasteurs retraités, à l’instar de Thierry Tapu, un taiseux au regard clair, ou de Mitema Tapati, adepte de couleurs vives.

C’est dans une chapelle que l’association anti-nucléaire Mururoa e tatou organise ses conférences de presse. La plupart des membres de son bureau sont des pasteurs. Ici, Thierry Tapu. | Marion Lecas

Thierry, Mitema et la soixantaine d’autres pasteurs polynésiens ont pris une décision historique, il y a deux ans. À l’occasion de son 132e synode,  l’Église protestante ma’ohi déclare attaquer l’État français pour crime contre l’humanité, devant les Nations Unies. «Le fait qu’une telle décision vienne de l'Église, ça crée énormément d’impact», explique Taaroanui Maraea, président de l’institution ma’ohi. Dans une société polynésienne très pratiquante, où la barrière entre sphère publique et religion demeure poreuse, l’annonce a effectivement fait grand bruit. La procédure n’en est qu’à ses balbutiements, mais l’institution, forte des conseils de son juriste, martèle qu’elle «ne lâchera rien».

«Être croyant, c’est une base»

«On ne reçoit rien en échange, c’est la foi qui nous pousse, qui nous fortifie à aller jusqu’au bout de nos luttes, déclare le pasteur Mitema Tapati, l’air grave. La foi en Dieu, la foi en ce qu’on fait.» Les protestants ont érigé le combat anti-nucléaire en un devoir moral, spirituel, au service de deux idéaux précis: «Notre combat, c’est une question de vérité et de justice», explique Taaroanui Maraea.

Les yeux de Mitema Tapati semblent légèrement voilés. Le pasteur pense à ses deux enfants. S’il poursuit cette «quête de vérité», c’est surtout «pour les générations futures». Il mentionne aussi l’environnement polynésien, que l’épisode nucléaire a dégradé: «Notre foi, la foi ma’ohi, veut qu’on soit proche de la nature. Ce nucléaire qui a détruit l’écologie, ça nous fait enrager.» Lorsqu’on lui demande s’il aurait été autant engagé s’il n’avait pas été protestant, Mitema Tapati hésite. Il répond d’abord qu’il ne sait pas, puis tranche: «Peu importe la croyance, la foi n’accepterait jamais aucune puissance nucléaire.» Teari, 17 ans, a presque un demi-siècle de moins que Mitema Tapati, mais tient le même discours: «Mes amis ne sont pas à l’aise quand on évoque le nucléaire. Je pense qu’ils ne sont pas assez croyants. Être croyant, c’est une base.» Jeune membre de la paroisse de Moorea, il est le petit-fils d’un pasteur et le neveu d’un diacre, tous deux militants: «À l’école, je n’ai jamais appris l’histoire du nucléaire, c’est grâce à ma famille et à l’Église que j’en ai vraiment entendu parler.»

Les écoles du dimanche jouent un rôle important dans la transmission aux plus jeunes. | Marion Lecas

Maintenir les consciences éveillées

«J’ai travaillé vingt-et-un ans à Moruroa, énonce Tehapai, un fidèle. De retour à Tahiti, je me suis engagé avec l’Église, parce que trop de mes collègues mouraient, et qu’il n’y avait que l’Église qui en parlait.» Alors que l’État français joue l’opacité à coup de secret défense, l’Église ma’ohi parle. Dès 1964, deux ans avant les premiers tirs, John Doom se mobilise et dénonce l’exil de son pasteur, contraint de fuir pour avoir dénoncé l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique. «Cela fait cinquante ans qu’on sensibilise la population sur cette question, explique le président de l’Église Taaroanui Maraea. Se battre pendant cinquante ans ne signifie pas qu’on ait gagné, simplement qu’on maintient les consciences éveillées. Mais aussitôt qu’on lâche le combat, les consciences s’endorment, car tout est fait pour…» Et Mitema Tapati de renchérir: «D’où l’importance du service de communication de l’Église, on y trouve des renseignements qu’on ne trouve pas ailleurs.»

L’homme de foi pose ses paumes à plat sur la table, solennellement, et se met à raconter son époque. Alors étudiant pasteur, il écumait les paroisses, afin d’y écouter les débats à propos du nucléaire, d’y recueillir des informations aussi.

Durant leur 134e synode, les pasteurs tahitiens ont assisté à deux heures de conférence sur le nucléaire. | Marion Lecas

Aujourd’hui encore, l’Église ma’ohi joue un rôle d’importance dans la transmission. Les écoles du dimanche enseignent l’histoire du centre d’expérimentation du Pacifique. Les religieux, eux-mêmes, suivent des cours particuliers. Lors du 134e synode des protestants, une soixante de pasteurs étaient sensibilisés sur les recours juridiques à adopter contre l’État français. Assis en demi-cercle, devant un rétroprojecteur, ils ont observé les diapositives défiler. L’une expliquait le principe des essais en laboratoire, l’autre rappelait les dégâts engendrés par les tirs atmosphériques… Et parmi l’assemblée, quelques pasteurs venus de Nouvelle-Calédonie. «Grâce au Conseil des Églises du Pacifique (PCC), on travaille en étroite collaboration avec d’autres pays», précise Mitema Tapati.

Fédérer les Églises du Pacifique

C’est John Doom, alors qu’il est secrétaire général de l’Église ma’ohi, qui oeuvre au rapprochement des Églises du Pacifique. En 1989, le Conseil oecuménique des Églises, le charge de superviser la zone. «Il y avait vraiment une convergence des Églises protestantes contre le nucléaire, explique Mitema Tapati. Les églises anglo-saxonnes avaient déjà l’expérience des essais américains dans les îles Marshall et des essais anglais dans les îles Bikini.»

Le protestantisme a longtemps occupé la première place dans le Pacifique. Jusqu’à peu, c’était la religion majoritaire en Polynésie, le culte du peuple mao’hi, alors que le catholicisme était davantage associé à l’élite métropolitaine. L’Église catholique a d’ailleurs tardé à reconnaître les torts du nucléaire. Il faut attendre 2015 et la création de l’association 193 pour qu’elle s’engage réellement sur le sujet. Pour l’anecdote, Bruno Barrillot, lanceur d’alerte qui a consacré sa vie à dénoncer les tirs en Polynésie, était prêtre. Il a écrit plusieurs lettres à ses supérieurs, y réclamant que l’Église catholique s’oppose officiellement aux essais. Atterré par l’impassibilité de ses homologues, Bruno Barrillot finit par renoncer à la prêtrise. Mitema Tapati sourit, un poil narquois: «Sans vouloir polémiquer, l’Église catholique est la mère de la France. Une mère ne dénonce pas sa fille.»

Des religieux «hypocrites»

Toutefois, l’Église ma’ohi connaît ses propres controverses. Un militant anti-nucléaire, amené à collaborer avec les cadres protestants témoigne: «Ce n’est pas toujours facile de travailler avec l’Église. C’est une grosse machine. Pour elle, s’emparer du dossier, c’est aussi un moyen de récupérer des fidèles. Parfois il y a un peu de malhonnêteté intellectuelle. (…) Et souvent, ils sont en contact avec le gouvernement pour des projets qu’ils ont, alors ils freinent le combat.» Jean-Marc Regnault, spécialiste de la Polynésie, rappelle que l’histoire de l’Église protestante n’est pas non plus immaculée: «Une partie des pasteurs soutenaient le nucléaire car ça ramenait de l’argent. Les pasteurs d’Huahine, par exemple, encourageaient les fidèles à aller travailler à Moruroa, afin de pouvoir construire des paroisses.» L’historien ajoute qu’aujourd’hui, l’île d’Huahine abrite les temples les plus somptueux de Polynésie.

Mitema Tapati, lui, reconnaît «l’hypocrisie» de certains confrères, «qui n’osent pas dénoncer le nucléaire par peur de ne pas être aimés par les fidèles». Car «il ne faut pas rêver, les fidèles se positionnent plus par convictions politiques que par leur foi. Chez les fidèles qui votent Tavini (parti indépendantiste), il y a 100% d’anti-nucléaires. Chez les fidèles qui votent Tapura (parti loyaliste), il y a 80% de pro-nucléaires. Alors qu’ils sont aussi protestants que les autres!»

Oscar Temaru, leader du parti indépendantiste et fervent catholique, était au premier rang lors de la messe d’ouverture du 134e synode de l’Église protestante. | Marion Lecas

L’engagement anti-nucléaire de l’Église ma’ohi l’a souvent rapprochée du cercle indépendantiste. D’ailleurs, Oscar Temaru, leader du parti et pourtant catholique, était assis au premier rang lors du synode protestant. Pourtant, le président de l’Église l’assure: «J’ai tout intérêt à ce qu’on garde notre indépendance (…) ça a fait la force de l’Église, ça a fait que tout un chacun peut s’engager à nos côtés.» Quant aux accusations de récupération, Mitema Tapita arque un sourcil et s’exclame: «Cette lutte nous a fait perdre plus de fidèles qu’elle ne nous en a ramenés! Quand on dénonce des choses pour la justice et la vérité, ça n’attire jamais beaucoup de monde. Regardez Jésus: il a été seul, même ses proches amis l’ont renié.»

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