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Dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, revient chaque semaine sur une question ou problématique psychologique.
Parmi toutes les séances marquantes de ma psychanalyse, celle-ci figure dans mon top 10. Ma psy ouvre la porte de son cabinet, je la suis et la trouve plus grande qu'à son habitude. Mon regard se dirige alors droit vers ses chaussures: une paire de boots Chanel. Cuir noir, pointues, matelassées, talons aiguilles, le double C doré entrecroisé de Coco Chanel en haut du zip, vulgaires, ostentatoires. J'ai alors lancé: «Je ne vous paye pas pour acheter ses horreurs!». Non, je plaisante, je n'ai rien dit. À la place, j'ai gémi sur le peu de valeur que je m'attribuais et à la fin du rendez-vous, elle a augmenté le prix de ma séance.
Je me souviens qu'elle ne voulait que du cash. Évidemment, toute personne un peu sensée se dit qu'une partie doit échapper au fisc. Mais je suis intimement persuadée qu'il ne s'agit pas de la raison principale. Je revois ses patients qui préféraient lui donner les billets de la main à la main à la sortie, ceux comme moi qui lui déposaient sur la commode à côté du fauteuil, un petit tas qu'elle faisait parfois traîner. Je laissais ma maigre liasse à cet endroit par pudeur, je n'aimais pas la payer les yeux dans les yeux. J'avais honte, un peu comme si je m'offrais les services d'une prostituée.
Quand je m'installais, je m'apercevais que la personne d'avant avait réglé 30 euros, une autre 50, 70 ou 40. Tous dans le même fauteuil ou sur le même divan, à mélanger nos chaleurs et nos sueurs, ce mobilier qui gardait en mémoire nos corps psychiques et tous à payer une somme plus ou moins différente. Ça m'amusait et ça rendait le paiement singulier, au même titre que la parole que j'énonçais à ces occasions.
S'offrir la paix et inscrire sa parole dans une histoire
L'étymologie de «payer» est étonnante dans ses sources. Les deux principales renvoient à la paix et au fait de fixer, d'inscrire. Payer donc, pour une condition de paix et payer pour signifier un acte, ici un acte de parole. Bien sûr l'argent est ici une monnaie d'échange, celle utilisée majoritairement en société. Mais l'acte de payer est bien plus vaste que quelques billets. Ceux-ci viennent surtout symboliser, concrètement, ce que nous laissons dans l'espace de la cure. L'agressivité, la haine, les fantasmes, la jalousie, la mélancolie, les angoisses, les idées noires. Cela nous coûte d'exposer ces pensées et elles s'incarnent dans la somme que nous remettons au psy. Payer soulage. La culpabilité est déjà un mal bien répandu, si celle-ci ne peut s'alléger de quelques billets, elle risque d'être dévastatrice.
Françoise Dolto, qui travaillait avec des enfants dans des structures dédiées, réclamait un petit quelque chose comme paiement: un dessin, une pièce, un ticket de métro neuf, des friandises. Que cette parole rapportée dans ce lieu soit valorisée d'une quelconque manière.
L'idée n'est pas de produire pour payer, mais bien l'inverse. C'est bien parce que je me déleste, que je me coupe d'un objet (billet, dessin, bonbon voire du temps que je prends à venir, à patienter parfois en salle d'attente), que je me donne les moyens de produire une parole. En bref, je paye pour travailler. C'est inédit!
Payer, c'est aussi l'assurance d'avoir un tiers entre soi et le psy. En institution, les prises en charge ne sont pas réglées par les patients, mais par l'État et les psys sont rémunérés par un salaire, cela fait aussi office de tiers. C'est le paiement qui garantit que nous ne serons pas en présence d'un ami, qui peut disparaître du jour au lendemain, faire du chantage, coucher avec votre ex et pire que tout exiger que vous l'écoutiez en retour. Ce fameux moment où vous évoquez la maladie de votre père et qu'il vous coupe parce que ça lui fait trop penser à la mort de sa mère l'an passé.
Le liquide, est-ce obligatoire?
Beaucoup de psychanalystes réclament un paiement en liquide, pour toutes les raisons évoquées au-dessus. Quoi de plus concret que des billets de banque. Parmi nos moyens de paiement, ils sont ce qui ressemble le plus à de l'argent, ils ont alors plus d'incarnation qu'un chèque. Cependant, certains les acceptent. J'en fais partie. Il me semble que d'écrire soi-même la somme, l'adresser et le signer a une valeur tout aussi intéressante que le cash. Il perd néanmoins cet aspect d'objet d'échange anonyme. Il y a dans le billet un côté brut et direct, prêt à l'emploi. Aussitôt donné aussitôt perdu. On ne va pas ensuite sur son compte en banque vérifier que notre psy a bien déposé le chèque. Ma psy a accepté une seule fois que je la règle ainsi et j'ai vécu le débit comme un paiement en double, un peu comme si je m'étais dit «elle aurait pu me faire une petite faveur et l'oublier ou le perdre».
En ce qui concerne le paiement en carte ou par virement, j'aurais tendance à être contre. Trop simple, dématérialisé et trop proche des règlements qu'on effectue pour tout et n'importe quoi. La séance chez le psy durant laquelle on donne de soi, de sa parole, de son temps ne devrait pas, à mon sens, pouvoir se payer comme l'achat d'un nouveau jeu vidéo, d'une coupe de cheveux ou d'un rendez-vous chez le médecin généraliste. À l'heure où tout semble se valoir, où les êtres, les corps et les machines sont interchangeables, où une paire de baskets en chasse une autre, m'est avis que le lieu de la cure reste un espace de résistance où l'on doit continuer d'envisager les choses singulièrement. Les billets de banque sont interchangeables, pas vous.