Santé

«Moi les hommes, je les chasse»

Quand j'ai dit ça à ma psychanalyste, elle a arrêté la séance. Il était temps d'écouter cette vérité pour ne plus subir le joug du déterminisme et de faire de celui-ci un choix.

Durant des années, j'ai analysé mon célibat comme la conséquence de mes mauvais choix. | Vladislav Babienko <a href="https://unsplash.com/photos/KTpSVEcU0XU">via Unsplash</a>
Durant des années, j'ai analysé mon célibat comme la conséquence de mes mauvais choix. | Vladislav Babienko via Unsplash

Temps de lecture: 5 minutes

Dans Ça tourne pas rond, Mardi Noir, psychologue et psychanalyste, revient chaque semaine sur une question ou problématique psychologique.

J'ai versé des litres de larmes à m'apitoyer sur mon triste sort. À hurler à la lune, à minuit, entre les draps, entre la morve et le désespoir, les yeux dans le vide, la joue mouillée contre le mur froid de ma chambre, désarticulée, hoquetant ma question: pourquoi suis-je encore et toujours célibataire? Pourquoi ne fais-je pas partie de cette catégorie privilégiée de femmes hétérosexuelles en couple, posées, qui ont des projets d'enfants, de vacances, de mariage, en ligne droite vers le bonheur? Au bas mot, j'ai passé cinq mois par an pendant vingt ans à pleurer ce constat. Aujourd'hui j'en ris.

Chassez le naturel...

Cette séance de psychanalyse de janvier 2020 n'avait aucune raison d'être plus signifiante qu'une autre. D'autant que cela faisait trois mois que je déplorais une énième rupture amoureuse et répétait inlassablement mon désarroi, mon incompréhension face à ce que je percevais comme un destin voire un ensorcellement. Certes je repérais mes choix ambitieux –pour ne pas dire étranges ou carrément délirants– en matière d'hommes, élisant des candidats non désireux d'être en relation, fuyants, absents, parfois méchants. Même en les recrutant de mieux en mieux, rien n'y faisait. Ils me larguaient.

Nostalgique, je raconte à ma psychanalyste comment dès l'enfance et plus précisément au collège, j'ai toujours été une grande amoureuse. Je scrutais des yeux les garçons dans la cour de récréation, choisissant ma proie avec méticulosité, cachée derrière un arbre, invisible, imaginant des romances, projetant sur eux mon envie absolue d'aimer.

Consciemment, j'évoquais la traque. Mais le sens que j'entendis fut tout autre.

Olivier, 12 ans, 6eC, allemand première langue. Sa grande sœur est super stylée, elle est au lycée. Il est brun, les yeux verts (la base), il joue au foot avec ses copains, de temps en temps il se retourne sentant qu'il est épié, je fais un effort physique considérable pour échapper à son regard, contractant chacun de mes muscles, croyant alors m'amincir, le souffle court, mon cœur à 200 à l'heure. Il a toujours cette mimique, ce sourire en coin, la tête de côté, qui m'invite à croire qu'il m'a vue et qu'il est lui aussi intéressé. N'importe quoi.

M'enfin, voilà d'où je pars. Je lance alors pour conclure mon souvenir: «Moi les hommes, je les chasse.» Évidemment, elle a arrêté la séance sur cette phrase. Elle n'avait nullement besoin de le faire, je me suis stoppée toute seule, éberluée, amusée, presque euphorique de ce double sens, de cette équivoque signifiante. Consciemment, j'évoquais la traque. Mais le sens que j'entendis fut tout autre: «Moi les hommes, je les vire.» Il était temps d'écouter cette vérité pour ne plus subir le joug du déterminisme et de faire de celui-ci un choix.

Choisir, c'est tendance

Depuis quelques années, je lis çà et là des professions de foi: «J'ai choisi d'avoir des enfants», «J'ai choisi de ne pas en avoir», «Je suis célibataire par choix», «Mon couple était un choix de vie naturel» ou, plus osé encore, «J'ai choisi le lesbianisme après une hétérosexualité déçue». Je ne suis pas si sûre que nous puissions nous convaincre aussi facilement. Présenté ainsi, il suffirait de décider d'invoquer sa destinée pour qu'elle débarque. Pourtant, dans l'intimité, c'est tout autre chose qui se donne à voir. Choisit-on avant d'entreprendre ou après?

Je n'ai pas choisi d'être célibataire, j'ai choisi d'assumer mon célibat. D'ouvrir les yeux sur ce que je fabriquais depuis tant d'années, m'évertuant à chasser les hommes avec mes larmes, mes attentes, mes cœurs en caramel, mes menaces de tout quitter s'ils ne viennent pas maintenant tout de suite boire un café.

Les hommes dans leur existence tangible me laissent tiède.

Quand j'ai réalisé ce qu'il me fallait accomplir pour être en couple durablement (les compromis et autres compositions, les disputes, l'autre toujours présent quelle que soit la forme de l'union), j'ai compris que ce serait impossible. Je ne renonce pas à la réalité du couple, je renonce à mon imaginaire forgé par les contes de fées.

Je mets de côté ce sourire béat collé aux yeux énamourés d'un cher et tendre qui n'existe pas, j'enterre tout ce sucre et cette guimauve. Les hommes dans leur existence tangible me laissent tiède. Je vous rassure, il m'arrive encore de les recouvrir d'un nappage chocolat au lait. La différence c'est que j'en pâtis beaucoup moins, je suis la pâtissière!

Et si...

«De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables», proposait Lacan dans ses Écrits. Est-ce à dire que nous sommes fautifs ou coupables des misères qui nous tombent dessus? Certainement pas. Être responsable n'est pas être coupable. La responsabilité garantit une existence, elle ne condamne pas. Elle est une marge de manœuvre et non un couperet.

Durant des années, j'ai analysé ce célibat comme la conséquence de mes mauvais choix, de la société qui n'encourage pas à l'amour durable, du fait des hommes qui n'en sont plus vraiment. Suis-je alors encore une femme comme je l'imaginais? J'ai lu sur ces femmes qui choisissent d'être seules, de s'émanciper du couple. Rien n'y faisait. Ces écrits ont sans doute œuvré à forger mes positions; d'ailleurs, s'ils m'appelaient, c'est bien qu'ils titillaient ma curiosité.

Il est insupportable de penser que nous n'y sommes pour rien, que nous sommes les purs objets d'un environnement hostile.

Cependant, il était nécessaire que ce célibat endurci se symbolise, fasse sens pour moi. Il me fallait responsabiliser ma trajectoire. L'établir à partir de mon expérience propre. Ne plus lui conférer le statut d'un éternel accident de parcours, sur lequel je n'avais aucun désir, simplement une illusion de maîtrise, façon «et si j'envoyais un dernier message qui recollerait tous les morceaux?».

Un accident, par définition, est un hasard. Pourtant, même celui-ci est fréquemment soumis à notre ego qui pense tout contrôler: «Et si j'étais passé par une autre rue, je n'aurais sans doute pas trébuché» ou autre formule induisant qu'il aurait pu en être autrement. On peut remonter ainsi jusqu'à l'origine: «Et si je n'avais pas déménagé pour mes études, je n'aurais jamais été dans cette rue [...] et si je n'étais pas né, il ne me serait rien arrivé.»

À raison, il est insupportable de penser que nous n'y sommes pour rien, que nous sommes les purs objets d'un environnement hostile. Comment articuler le «je n'y suis pour rien» au «que puis-je y faire?»? Le fait de se poser la question peut déjà s'entendre comme le début d'une marge de manœuvre.

Forcés à choisir?

Plutôt que de choix, Lacan avançait la formule de «choix forcé» avec l'idée que tout choix est conditionné par une contrainte. Le choix n'est pas ici pensé comme une liberté: nous serions les produits d'une cause. Causés par un acte de reproduction, causés par nos réalités biologiques handicapantes ou non et, plus que tout, causés par la culture qui nous impose un modèle, un langage, des codes. Nous pouvons assumer cette condition ou la subir. Dans les deux cas, la perte est inévitable et le choix, forcé.

Assumer ce déterminisme, c'est faire le deuil d'une part d'illusions, constater que certaines choses nous échappent. Subir, c'est jouir d'une conviction absolue que tout peut changer de l'extérieur, n'y être vraiment pour rien et idéaliser chaque événement heureux en pensant qu'il est enfin la clé du bonheur jusqu'à la prochaine déception... fatale.

Épisode 1«Moi les hommes, je les chasse»
«La psychothérapie peut-elle faire plus de mal que de bien?»
«Peut-on ne jamais accepter la mort de ses parents?»
«Comment la psychanalyse pense-t-elle les transidentités?»
«Devenir mère doit-il forcément en passer par quelque chose d'aussi éprouvant?»
«Comment faire pour accepter de ne pas avoir eu de jeunesse?»
«L'amour se sépare-t-il du désir?»
«Quid du stade du miroir dans les contrées sans eau ou avant son invention?»
«Quel intérêt aurais-je à chercher un statut de victime d'inceste?»
«J'ai dû prendre l'ascenseur avec ma psy, j'ai cru crever»
«Gérard Depardieu a été en psychanalyse pendant vingt-huit ans. À quoi ça a servi?»
«J'ai rêvé que j'avais un rapport sexuel avec mon psy»
«Je n'ai plus d'amis. Suis-je trop intransigeante? Pas assez intéressante?»
«Les psys culpabilisent-ils de prendre des congés?»
«En psychanalyse, que veut dire l'expression “le sujet est divisé par le langage”?»
«Qu'est-ce que la psychanalyse a à dire de l'homosexualité?»
«Que dire du concept de la “mère crocodile” de Jacques Lacan?»
«Être bilingue peut-il changer notre personnalité?»
«Dois-je lire Freud ou Lacan pour m'aider à m'analyser?»
«Comment s'arrêter sans s'effondrer?»
«Est-ce que la perversion narcissique est une pathologie?»
«Si un psychanalyste détecte les traces d'une maladie mentale chez un patient, doit-il le lui dire?»
«Comment parler à ma psy de ce qui ne va pas dans nos séances?»
«Je fais un rêve récurrent: celui de l'inceste entre mon père et moi»
«Peut-on être en couple dans son inconscient avec un parent?»
«Est-on condamné à être le toxique d'un autre?»
«Une psychanalyse en langue étrangère peut-elle être efficace?»
«Mon psy remarque-t-il mes changements physiques?»
«Comment devenir psychanalyste?»
«J'ai peur de prendre conscience que mon entourage est toxique»
«Ai-je tort de mélanger l'amour et le respect?»
«Un psy qui n'a pas vécu de moments difficiles peut-il être un bon psy?»
«J'ai été contactée par un chasseur de têtes mais je ne sais pas quoi faire»
«Ça m'a choquée qu'on enseigne l'aliénation parentale aux professionnels de la justice»
«L'école me demande de tester mon enfant chez un psychologue»
«J'ai le sentiment d'avoir du mal à me connecter à mon désir»
«Je suis tombé amoureux de ma psy»
«Est-ce que savoir pourquoi on souffre, c'est forcément guérir?»
«J'ai l'impression que l'analyse participe à la recrudescence des symptômes»
«Quelle est la différence entre la jouissance et l'angoisse?»
«J'ai l'impression de m'être annulée pour mon conjoint et cela surgit dans nos disputes»
«Je suis un homme et j'ai eu des relations sexuelles avec ma mère, de mon enfance à mon adolescence»
«À quoi sert le transfert entre un patient et son psychothérapeute?»
«Je crains que mes collègues découvrent les traces de mon passé»
«Je ne vois plus la différence avec ce que pourrait apporter le développement personnel ou la pensée positive»
«J'ai repéré que mon psy n'avait plus d'alliance depuis quelque temps et cela me tracasse»
«Je me questionne sur les limites de la psychanalyse»
«Comment savoir si je suis influencée par mon enfance ou s'il se fout de ma gueule?»
«Je ne me rappelle pas ce que je raconte en séance»
«J'ai confiance en ma psy mais je suis gênée par l'écart socioculturel entre nous»
«J'ai récemment été envahie d'envie face au succès de mes amis, une émotion dont j'ai honte»
«J'ai l'impression que tout ce que j'ai appris en master de psychanalyse est vain depuis que j'ai commencé à voir un psy»
«Mon père est une sous-merde, j'ai peur que son modèle m'empêche de trouver un mec bien»
«J'ai un gros problème d'hygiène corporelle, comment recommencer à prendre soin de moi?»
«Que faire de la sensation de jalousie quand mon copain parle ou rigole avec des femmes?»
«Depuis toujours, je suis attirée par des hommes que je ne peux pas avoir. Comment sortir de ce schéma?»
«Si la mère n'est pas cette personne de confiance absolue, c'est qui alors?»
«Au sujet de l'euthanasie, je m'interroge: est-ce réellement nécessaire d'en arriver là?»
«Je suis une personne introvertie, en décalage avec la société. Vais-je trouver ma place?»
«Est-ce qu'on est toujours soi-même quand on prend des antidépresseurs?»
«Je fréquente mon supérieur hiérarchique qui vit avec sa compagne et contrôle ce que je fais»
«Mon psy m'écoute-t-il vraiment?»
«Mon copain est meilleur ami avec son ex et j'ai du mal à le vivre»
«Mon compagnon souffre d'un trouble psychique grave et je ne me sens pas soutenue»
«Est-ce OK de ne pas aimer sa propre mère?»
«Mon amie ne sort qu'avec des hommes violents et elle se sent coupable. Comment l'aider?»
À quoi ça sert de voir un psy quand on est vieux?
Pourquoi les lapsus sont-ils si importants en psychanalyse?
Pourquoi les psychanalystes donnent-ils leur avis sur le monde (et doit-on les écouter)?
Pourquoi mon psy a-t-il un divan sur lequel je ne m'allonge jamais?
Risque-t-on de divorcer après une psychanalyse?
Les psys psychanalysent-ils leur entourage?
Faut-il prendre des notes sur ce qu'on compte dire à son psy?
Faut-il voir un psy quand on est en burn-out?
Peut-on être ami avec son psy?
Les consultations de psy à distance sont-elles moins efficaces?
Mon psy me rend-il dépendante de lui?
Parler à ses proches de ce qu'on dit (sur eux) en thérapie: bonne ou mauvaise idée?
Comment savoir si on a choisi le bon psy?
La durée d'une séance chez le psy a-t-elle une importance?
Qu'est-ce que mon psy prend en notes pendant ma séance?
Est-ce que je choisis une psy femme ou un psy homme?
Faut-il avoir un problème pour aller voir un psy?
Pourquoi dit-on qu'il ne faut pas prendre de décisions importantes au début de son analyse?
Pourquoi chez le psy, c'est toujours la faute des parents?
Je n'arrive pas à regarder mon psy quand je lui parle, c'est grave?
Pourquoi ne pourrait-on pas avoir le même psy que son mec, ses parents, ses potes?
Mon psy est mort, faudrait que je lui en parle
J'ai honte de voir un psy et d'en parler autour de moi
Comment et quand arrête-t-on une psychanalyse?
Faut-il soigner son langage devant son psy?
Pourquoi les psychanalystes ramènent tout au sexe?
Mon psy voit-il un psy?
Pourquoi mon psy accorde-t-il tant d'importance à mes rêves?
Quand faut-il emmener son enfant chez le psy?
Peut-on et pourquoi changer de psy?
Que faire si on tombe amoureux de son psy?
Psychiatre, psychologue, psychanalyste: quelle différence? Qui choisir?
Comment convaincre un proche de consulter un psy?
Je mens à mon psy, c'est un peu idiot, non?
La psychanalyse est-elle sexiste?
Est-on obligé de payer son psy en liquide?
Je fais des rêves vraiment dégueulasses, ai-je un problème?
La première fois que j'ai eu un aperçu de l'intimité de ma psy, ce fut durant sa grossesse
«Moi les hommes, je les chasse»

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