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Depuis les attentats de 2015, le Printemps républicain revendique la défense de la laïcité au nom de sa lutte «contre l'islamisme» et le terrorisme. Dans leur manifeste, les fondateurs écrivent: «2015 fut une année tragique. Les attentats qui ont par deux fois ensanglanté Paris ont introduit au cœur de notre pays ce terrorisme islamiste qui répand partout dans le monde son projet mortifère [...] C'est pourquoi nous avons décidé de réagir collectivement en unissant nos forces, celles de tous ceux qui refusent de baisser les bras face aux atteintes contre la République et ses principes. Les principes qui forment notre commun, par-delà nos différences.» Mais plus de quatre ans après sa fondation, ce mouvement né à gauche est accusé de polariser un débat inflammable.
Sollicités, les chefs de file du Printemps républicain n'ont pas répondu à nos questions, à l'exception de Gilles Clavreul sur deux points le concernant.
Les nouveaux convertis
Avant le traumatisme du 13-Novembre, les questions de laïcité n'étaient pas une préoccupation dominante, ni un champ d'action, ni un domaine d'étude des leaders du Printemps républicain. Un ex-collègue de Laurent Bouvet, l'intellectuel organique du mouvement, relate avoir ainsi «constaté une transformation radicale» chez l'essayiste, surtout après novembre 2015: «Alors qu'il n'était pas du tout versé dans la laïcité, c'est soudain devenu son combat.»
Dans une note pour la Fondation Jean-Jaurès intitulée «Un Royaume-Uni plus fort en Europe grâce à la troisième voie» et datée d'août 1999, l'universitaire défendait même le modèle anglo-saxon de l'époque blairiste, censé «réconcilier tradition socialiste et tradition libérale [...] et placer la “troisième voie” au cœur de la doctrine de la gauche européenne pour le XXIe siècle». Un modèle libéral certes, mais aussi multiculturel, aujourd'hui dénoncé avec force par le Printemps républicain.
Avant la création du mouvement, son actuel président Amine El Khatmi tenait lui aussi des propos éloignés de ses prises de position actuelles. «Pardon mais j'ai un malaise en lisant “les musulmans devraient donner de la voix et se désolidariser”», écrivait-il sur Twitter en septembre 2014. Quelques mois plus tard, après les attentats contre Charlie Hebdo, il change de ton et exhorte les musulmans à «donner de la voix, hurler [leur] colère et dénoncer, inlassablement, le dévoiement de l'Islam par des barbares».
«Mâle blanc de 50 ans», «obsession anti-musulmans», «Beur de service»... Il n'hésitait pas non plus à militer en déployant un vocabulaire qui vaut aujourd'hui à ceux qui l'emploient d'être qualifiés d'«islamo-gauchistes» par le Printemps républicain. Amine el Khatmi était engagé auprès de Ségolène Royal entre 2007 et 2012. Mais nul n'est tenu de défendre éternellement les mêmes idées, et l'année 2015 a été vécue par un certain nombre d'acteurs comme un dessillement. Pourtant, ceux qui l'ont connu jeune socialiste ne le reconnaissent plus: «Il tenait des propos à l'opposé de ceux qu'il tient aujourd'hui. On le trouvait nous-mêmes trop excessif», se rappelle un cadre socialiste proche de la candidate à la présidentielle de 2007.
«Le Printemps républicain, c'est originellement des gens venant de la gauche qui considèrent que la question principale aujourd'hui, c'est l'islam qui menace la laïcité», remarque l'avocat Jean-Pierre Mignard, proche de François Hollande.
Une expertise questionnée
Leur nouveau cheval de bataille se traduit peu à peu par la fréquentation de certains interlocuteurs loin d'être perçus comme les plus crédibles sur les sujets de l'islam, de l'islamisme et de la laïcité. Un temps proche du Printemps républicain, Patrick Amoyel demeure un exemple marquant. Ce psychiatre niçois était à la tête de l'association Entr'autres, chargée de la formation des agents publics dans la lutte contre la radicalisation et du suivi de familles d'islamistes pour les «déradicaliser». Installé par Gilles Clavreul au conseil scientifique de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah) lorsque celui-ci était à sa tête, Amoyel était pourtant déjà régulièrement sous le feu des critiques sur le sérieux de son expertise et ses méthodes. Il a disparu des radars médiatiques en 2017 après sa mise en examen pour «viols par personne ayant autorité» et pratique illégale de la médecine, sans lien avec ses activités «déradicalisatrices».
Fin 2016, c'est Nadia Remadna, fondatrice de la Brigade des mères, présente au lancement du Printemps républicain auquel elle avait adhéré, qui est au cœur d'une polémique, celle de l'affaire du «bar de Sevran interdit aux femmes». À l'époque, un reportage du JT de France 2, tourné en caméra cachée avec la militante par une journaliste du service public, présentait le Jockey-Club comme un endroit réservé aux hommes. Depuis, de nombreuses contre-enquêtes ont prouvé le contraire, même si le 6 janvier 2018, sur la scène de la soirée «Toujours Charlie» coorganisée par le Printemps républicain, le Comité Laïcité République (CLR) et la Licra, la journaliste Nathalie Saint-Cricq, alors rédactrice en chef du service politique, assumait le reportage de France 2, évoquant ce «café dans lequel les femmes n'ont pas le droit d'entrer».
Finalement, Nadia Redmana, la présidente de France Télévisions Delphine Ernotte, David Pujadas, l'ancien présentateur du JT de France 2 et la journaliste qui a réalisé le reportage seront mis en examen pour diffamation. Farid Bouzidi, avocat d'Amar Salhi, patron du bar Le Jockey-Club, raconte: «C'est un PMU hélas classique fréquenté par une majorité d'hommes. Madame Remadna a elle-même déclaré dans Le Plus de L'Obs qu'elle savait qu'il était majoritairement fréquenté par des hommes, donc pas exclusivement. Les règles de la profession n'ont pas été respectées, il n'y a pas eu d'enquête préalable. Pour moi, il s'agit d'une instrumentalisation malsaine faite à dessein.» Il ajoute: «On a prêté à Monsieur Salhi une attitude délictuelle de refus de vente et de discrimination qu'il n'a jamais eue. Cette affaire l'a détruit. Il a vendu son bar.»
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Pour ce qui relève des questions de laïcité stricto sensu, très peu de spécialistes hormis Henri Pena-Ruiz trouvent grâce aux yeux des leaders du PR: ni les historiens Jean Baubérot et Philippe Portier, ni l'historienne Valentine Zuber, ni le juriste et historien Patrick Weil, ni l'ancien vice-président du Conseil d'État Jean-Marc Sauvé. Même l'intellectuel Régis Debray a essuyé des cyber-foudres pour son court essai France laïque (Gallimard, 2020), dédicacé à son ami Bernard Maris. Par ailleurs, plusieurs membres du Grand Orient et d'autres obédiences, dont nous avons recueilli les témoignages, ne reconnaissent pas la ligne du PR comme laïque, mais au contraire comme trahissant la laïcité.
La ligne du Printemps républicain, c'est pourtant la ligne que défend le Conseil des sages mis en place par Jean-Michel Blanquer début 2018. Dans un courriel datant du 12 février que nous avons pu consulter, deux de ses membres admettent avoir évincé Jean-Paul Delahaye, vice-président délégué chargé de la laïcité à la Ligue de l'enseignement, et Nicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité, d'une visioconférence sur la laïcité avec la Martinique. Car côté institutionnel en effet, ni la Ligue de l'enseignement, ni l'Observatoire de la laïcité ne sont jugés à la hauteur de l'enjeu.
La Ligue de l'enseignement, fondée en 1866 par Jean Macé, est forte de 103 fédérations départementales, et est un pilier historique de la laïcité et de l'éducation populaire en France. Elle forme 1 million de mineurs chaque année et a impulsé la grande enquête sur la laïcité à l'école en 2018, largement reprise depuis, sans toujours être citée.
Il lui est reproché d'avoir été la principale responsable de la popularisation de Tariq Ramadan, sur lequel Fiammetta Venner et la journaliste Bernadette Sauvaget ont signé des enquêtes définitivement révélatrices du personnage et de ses réseaux d'influence. Dans une interview à Marianne, publiée en février 2021, Gilles Clavreul affirme ainsi que la Ligue a servi de tremplin médiatique au prédicateur et appelle l'État à rediscuter les termes de ses agréments avec l'institution, qui répond dans une mise au point. Elle rappelle que c'est l'islamologue Gilles Kepel qui a recommandé Ramadan à Jean-Marie Cavada pour son émission «La Marche du siècle» en 1994, époque à laquelle il fascinait autant les chercheurs, politiques et journalistes que la jeunesse musulmane française. L'ex-directeur du Point Franz-Olivier Giesbert l'a d'ailleurs aussi invité régulièrement sur ses plateaux à partir du début des années 2000 et le qualifiait de «grand philosophe international» [à 0'26 dans la vidéo ci-dessous] en 2014.
Dans le viseur du Printemps républicain se trouve aussi, en première ligne, l'Observatoire de la laïcité (ODL), accusé de ne servir à rien, de sous-estimer la «menace islamiste», voire de pactiser avec des islamistes.
Le mouvement s'est, selon l'article de Marc Cohen dans Causeur, «Le Printemps républicain comme si vous y étiez», principalement construit autour de ce «combat»: «Cette petite troupe s'est fait les dents sur l'Observatoire de la laïcité et sur ses patrons Cadène et Bianco. On voulait leur tête en haut d'une pique.»
Les reproches adressés à l'ODL vont de la cosignature avec des membres du CCIF de la tribune «Nous sommes unis» aux jugements rendus sur «l'affaire Baby-Loup», en passant par sa proximité avec l'association Coexister et de nombreuses infox qui dénaturent les propos de l'organisme et/ou lui en imputent, ainsi que des actions qu'il n'a jamais commises.
En 2015, Nicolas Cadène et Jean-Louis Bianco avaient cosigné, à titre personnel, la tribune précitée très critiquée . «À ce moment, raconte le premier, nous ne savions pas que des militants du CCIF la signeraient.» Il ajoute que les signataires dont ils avaient connaissance étaient institutionnels.
Autre reproche, avoir accordé une interview sur le site du CCIF. «J'ai répondu à une seule interview, à la suite d'une interview que leur avait accordée le ministre Bernard Cazeneuve, au ministère de l'Intérieur. J'y rappelais d'ailleurs notre refus d'employer le terme d'islamophobie» , précise-t-il.
Concernant le CCIF, l'Observatoire de la laïcité est aussi régulièrement pointé du doigt pour avoir «collaboré» avec l'association dissoute par décret en décembre 2020. «Le cabinet du ministre de l'Intérieur les avait reçus en 2015», rappelle Nicolas Cadène, qui ajoute que l'Observatoire n'a jamais travaillé avec cette association et balaie les critiques concernant l'association Coexister, lauréate d'une mention spéciale au Prix de la laïcité de la République française 2016 décerné par un jury composé de membres intérieurs et extérieurs à l'ODL.
Pour notre interlocuteur, «le vrai motif de fond, c'est la volonté de nos détracteurs, non pas de défendre la laïcité, mais de neutraliser tout espace social et commun. Cela renvoie au premier avis de l'Observatoire, un avis sur la crèche Baby-Loup. Nous avions dit qu'il était important que les crèches privées sans mission de service public (mission refusée par cette crèche) écrivent un règlement intérieur précisant les raisons pour lesquelles elles interdisent tout signe convictionnel à leurs employés en contact avec les usagers. Nous avions rappelé qu'un tel règlement suffisait, qu'il n'était pas nécessaire de légiférer. Vingt membres avaient voté pour cet avis et seulement trois contre, car ces derniers voulaient une nouvelle loi imposant la neutralité totale aux crèches privées non confessionnelles, et plus largement dans toutes les entreprises privées.» Un avis validé en 2017 par la Cour de cassation et la cour de justice de l'Union européenne.
Dernier exemple en date des polémiques incessantes depuis 2013: fin décembre 2020, Gilles Clavreul émet un tweet à succès destiné à prouver l'incompétence de Jean-Louis Bianco, président de l'organisme. La faute de Bianco, selon Clavreul, est d'avoir employé l'expression «islamisme radical» dans une interview au journal Ouest-France.
À une internaute lui répliquant qu'il «s'agit d'un terme permettant d'éviter la confusion islam/islamisme», il répond: «Si on a perdu du temps, c'est essentiellement faute de courage, de connaissance et de travail. L'ODL n'a jamais été à la hauteur du sujet. Il ne l'est pas plus aujourd'hui.»
Pourtant, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) atteste ce terme précis d'«islamisme radical» dans un rapport de septembre 2017 de son cercle de réflexion. Sur le site du ministère des Armées et sur celui du ministère de l'Intérieur, on le retrouve des dizaines de fois pour y qualifier la nature précise du danger.
Cette dévalorisation des travaux d'experts et de fonctionnaires de terrain sur ce sujet complexe inquiète notamment Haouès Seniguer, directeur adjoint de l'Institut d'études de l'islam et des sociétés du monde musulman (IISMM), spécialiste de l'islamisme, adossé à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il note chez Gilles Clavreul, qu'il considère comme «le véritable idéologue» du Printemps républicain, «une forme de confusion entre trois ordres de réalité: le conservatisme musulman, l'islamisme qui est un activisme politique au travers de l'islam que l'on peut combattre d'un point de vue philosophique, et le terrorisme.»
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D'autres pointent le risque qu'à force de voir des islamistes à tous propos et en toutes circonstances, l'on passe à côté d'autres menaces terroristes. En 2015, vingt-trois agences de renseignement européennes et l'Union européenne ont contribué à la réalisation d'une étude sur les biais cognitifs. Cette étude intitulée RECOBIA visait à améliorer la qualité du renseignement produit en réduisant leur impact pour que ne soient pas interprétés «involontairement les informations, idées ou événements d'une façon altérée par un a priori ou une conviction».
Cette faille sécuritaire a été soulevée par le procureur de Clermont-Ferrand et le consultant en prévention de la radicalisation Nicolas Hénin après la tuerie de Saint-Just, le 22 décembre 2020, lors de laquelle trois gendarmes ont été abattus par un individu survivaliste d'extrême droite. «Quand on refait l'histoire, on se dit qu'un individu comme ça, avec un tel arsenal et de telles idées, aurait pu être surveillé. Mais il n'a allumé aucun voyant du côté des services de renseignement, débordés par le djihadisme et l'ultragauche», relatait au Monde le procureur de Clermont-Ferrand. «La France est le seul pays occidental à ne traiter la radicalisation que d'un point de vue islamiste. Alors qu'on est typiquement sur une personne radicalisée», s'étonnait Nicolas Hénin. Une menace de l'extrême droite prise très au sérieux outre-Manche et outre-Rhin par les services de renseignement.
Une focalisation sur le fait musulman
«Au début du Printemps républicain, il y a le concept flou d'insécurité culturelle», raconte Denis Moscovici, ex-cofondateur ayant très vite quitté le navire, ajoutant: «Cela se traduit par le fameux modèle simplifié de tenaille identitaire, décliné à l'envi: l'islamisme d'un côté et l'extrême droite de l'autre. Ce mantra cache le fait que 95% de ce qui les fait réagir, c'est l'islam.»
La «tenaille identitaire» est une expression clé du mouvement dont Gilles Clavreul revendique la paternité, destinée à imager les forces antagonistes de «l'islamisme», de «l'indigénisme», du «décolonialisme» et de «l'islamo-gauchisme» opposées à celles de l'extrême droite. Ses tenants affirment considérer ces forces comme d'une toxicité équivalente, formant chacune une «mâchoire» à l'œuvre contre la laïcité dont le Printemps républicain serait le meilleur défenseur.
Gilles Clavreul explique: «De façon assez intéressante, l'idée de tenaille identitaire est autant rejetée par une partie de la gauche, qui ne veut pas regarder les dévoiements du combat antiraciste, le déni de l'antisémitisme ou de l'homophobie par exemple, et par une partie de la droite, qui considère qu'il faut faire “l'union sacrée” contre l'islamisme (voire, en réalité, contre l'islam...) au motif que l'extrême droite, elle, ne commettrait pas d'attentats et ne représenterait pas de vraie menace contre la démocratie. Cette rhétorique est particulièrement dangereuse; ces dernières années, elle a favorisé un grand laisser-aller dans le milieu associatif, à l'université et jusque dans certaines administrations, où l'entrisme décolonial et islamiste a été constamment sous-évalué. Elle est également de nature à faire tomber les barrières politiques et éthiques d'un ralliement à une candidature de droite populiste; ce d'autant que les divisions au sein même de la famille républicaine élargie risquent d'entraîner une chute des reports de voix au second tour face à un ou une candidate populiste.»
Mais cette «tenaille» apparaît, dans les campagnes numériques et les tribunes signées, quelque peu hémiplégique. «Affaire du voile d'Argenteuil», «affaire Mennel», «affaire Maryam Pougetoux»... Des membres et leaders du Printemps républicain ont, en effet, participé à de nombreuses cyber-campagnes, très relayées médiatiquement, visant des citoyennes et des citoyens français de confession musulmane. Nous en avons tracé quelques-unes, qui sont le plus souvent assurées par des comptes Twitter plus ou moins anonymes, pas toujours estampillés «Printemps républicain», mais suivant ses leaders et défendant ses positions.
En 2016, peu de temps avant la création officielle du mouvement, Amine el Khatmi s'indigne sur Twitter de la présence de Fatiha Bacha, conseillère municipale voilée à Argenteuil. Ce qui est pourtant tout à fait légal, comme l'affirme l'avocate Nadia Ben Ayed à nos confrères du Courrier des maires: «La chambre criminelle de la Cour de cassation a considéré que le maire qui prive de parole un conseiller municipal, au motif qu'il porte un signe religieux, se rend coupable de discrimination dès lors qu'il n'est pas établi que le seul port d'un signe d'appartenance religieuse soit constitutif de troubles à l'ordre public et qu'aucune disposition législative ne permet au maire dans le cadre des séances du conseil municipal d'interdire aux élus de manifester publiquement leur appartenance religieuse.»
En février 2018, la jeune chanteuse Mennel avait choisi de quitter l'émission «The Voice» de TF1 face à l'emballement médiatique et numérique après l'exhumation de certains de ses posts Facebook. Elle y affichait des tendances conspirationnistes et une fascination pour Tariq Ramadan. Repérée en raison du port d'un turban, elle avait été accusée d'«entrisme islamiste», d'être «Frère musulman» et de «pratiquer la taqqyia» (dissimulation de sa foi dans un but de conquête). Ainsi débutait l'affaire dite «Mennel».
Répondant à une enquête du site BuzzFeed qui le mettait en cause en évoquant une campagne coordonnée, le Printemps républicain avait publié un communiqué démentant toute implication. BuzzFeed avait alors enrichi son article de captures d'écran supplémentaires, qui prouvaient l'implication de «plusieurs militants et sympathisants du PR» dont son secrétaire général et deux de ses membres fondateurs.
Malgré les dénégations répétées des leaders du mouvement concernant ce cyberharcèlement, c'est l'architecte Jérôme-Olivier Delb, l'un des cofondateurs et militant des plus actifs, qui reconnaîtra, en 2020, dans La haine en ligne du journaliste David Doucet, «bat[tre] [sa] coulpe», confirmant que «comme d'autres militants du Printemps républicain, [il] avait participé à la mise au pilori de la chanteuse».
En 2018 encore, c'est la présidente de l'Unef-Paris IV Maryam Pougetoux qui avait été visée par Laurent Bouvet, déclenchant la polémique avec un simple post Facebook montrant son visage en gros plan: «À l'Unef, la convergence des luttes est bien entamée.» Interpellé sur ce qu'il reprochait à la dirigeante de l'organisation étudiante, il avait expliqué dans un tweet qu'il faisait «le simple constat d'une incohérence chez une dirigeante de l'Unef: comment défendre en même temps des principes progressistes-féministes (contraception, IVG, mariage pour tous...) et afficher ostensiblement ainsi ses convictions religieuses?» Maryam Pougetoux avait ensuite été cyberharcelée et son numéro de téléphone avait été rendu public.
Quelques mois auparavant, en pleine campagne présidentielle, avait éclaté «l'affaire Mohamed Saou»: le référent LREM du Val-d'Oise avait été accusé d'être un dangereux islamiste faisant de l'entrisme au plus haut niveau, sur la base de six publications Facebook. Cette affaire devint l'argument massue du Front national contre Emmanuel Macron, que l'extrême droite qualifia alors de «complice de l'islamisme radical».
C'est l'ancienne militante socialiste et élue locale Céline Pina qui avait lancé les hostilités contre Mohamed Saou. Signataire du manifeste du Printemps républicain avant de claquer la porte très rapidement pour créer son propre mouvement «Viv(r)e la République» sur un créneau devenu porteur, Céline Pina a continué malgré tout de s'afficher dans des événements communs et de cosigner des tribunes avec des membres du PR.
C'est elle en tout état de cause qui avait assuré le succès de la rumeur, publiée sur le site extrémiste Jforum, comme le média Jewpop l'avait montré à l'époque. Céline Pina avait réclamé au jeune parti LREM l'éviction de l'enseignant de Goussainville. Aurore Bergé lui avait alors publiquement assuré qu'il avait renoncé, entérinant au passage les soupçons de radicalisme islamiste. Reprise par des sites d'extrême droite puis par Éric Ciotti et Marine Le Pen, cette accusation infondée était devenue un véritable enjeu entre les candidats du deuxième tour. Pourtant, de sources locales bien informées, aucune présomption d'islamisme ne pesait sur Mohamed Saou.
En septembre 2019, c'est Laurent Bouvet qui crée la polémique en partageant des photomontages parodiant une affiche de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE) avec initialement une femme voilée assise à côté d'une enfant où il est écrit «oui, je vais en sortie scolaire, et alors? La laïcité, c'est accueillir tous les parents sans exception». Il répond à L'Obs après avoir publié, sur son compte Facebook, une version détournée avec deux djihadistes, armes au poing, pour se moquer de la FCPE qui, selon lui, «renie cinquante ans de combats pour la laïcité pour des raisons électorales».
Cette référence aux terroristes de Daech au sujet des accompagnatrices scolaires voilées avait choqué nombre d'internautes, musulmans ou non. En novembre de la même année, l'intellectuel du Printemps républicain cosignait une tribune demandant d'«interdire l'affichage religieux ou politique par les personnes accompagnant occasionnellement les élèves lors de sorties scolaires». C'est-à-dire de changer les termes de la loi de 1905, qui ne légifère pas sur les tenues des Français dans l'espace public, hormis celles des agents de la fonction publique.
En janvier 2020, Benjamin Vulbeau, proche du Printemps républicain et de certains de ses leaders, a lancé un site internet et un compte Twitter «On vous voit», fortement relayé par les leaders du mouvement. Derrière cette plateforme collaborative se cache un collectif dont la plupart des membres expliquent ne pas appartenir au Printemps républicain, malgré une proximité visible sur les réseaux sociaux. Présenté comme une plateforme qui «traque les compromissions des politiciens avec l'islamisme et les relais médiatiques et intellectuels de cette idéologie mortifère», «On vous voit» s'est appliqué à débusquer les candidates voilées aux municipales 2020. Cet outil de curation, parfois peu fiable ou mal sourcé, a aussi relevé la présence du djihadiste français Fabien Clain à Toulouse, à un moment où celui-ci se trouvait notoirement en Syrie.
«On vous voit» est un outil supplémentaire pour exporter dans les médias et le débat public des polémiques nées sur Twitter. Grâce au compte @2emeDB73, ce collectif démarche par messagerie privée de nombreux journalistes intéressés par ces sujets pour les inciter à reprendre leurs informations: «Nous travaillons en milieu ouvert, en explorant notamment les réseaux sociaux, et en nous inspirant des méthodes des Décodeurs ou de CheckNews. Nous décodons idéologiquement et politiquement cette matière dans des articles ou des threads. Charge ensuite aux journalistes que l'on contacte ou qui nous contactent de prolonger ou d'achever notre travail en allant sur le terrain pour rencontrer les protagonistes.»
Voilà pour le combat du PR sur le côté «islamisme» de la tenaille identitaire qui fonde sa doctrine. Mais qu'en est-il du combat contre l'extrême droite? Publiquement, les leaders du mouvement affichent des positions contre: Gilles Clavreul a ainsi soutenu récemment la dissolution du groupuscule Génération identitaire. «On ne peut pas être républicain et identitaire à la fois, on ne peut pas se trouver de luttes communes, on ne peut pas s'allier, en aucune circonstance. Ligne rouge infranchissable», écrivait-il sur Facebook. Certains fondateurs du mouvement disent aussi avoir œuvré à la dissolution du mouvement catholique intégriste Civitas –en vain, puisque la demande de six députés PS en ce sens n'a pas abouti.
Mais ces grands gestes dont certains analystes doutent de l'efficacité portent-ils leurs fruits? «Les administrations, frileuses par nature, hésitent à soutenir les intervenants de terrain faisant du travail indispensable de formation à l'esprit critique, de déconstruction des discours de haine, etc. dans le doute et la peur d'une condamnation à l'indignité républicaine par le Printemps républicain. À l'Éducation nationale en particulier, le “pas de vague”, connu dans la gestion d'incidents, est étendu aux intervenants extérieurs. Résultat: surtout, ne rien faire. Or, ne rien faire nous a amenés là où on est. Et au fond, c'est bien la logique du Printemps républicain: dénoncer pour exister, mais pas agir ni aider ceux qui le font», témoigne un fonctionnaire de haut rang versé dans les questions sécuritaires.
Laïcité «de combat» ou combat identitaire?
Le Printemps républicain revendique, aux côtés du Comité Laïcité République, une «laïcité de combat». Pour rappel, la laïcité telle que consacrée dans la loi française repose sur trois principes: la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l'ordre public, la séparation des institutions publiques et des organisations religieuses, et l'égalité de tous devant la loi, quelles que soient leurs croyances/non-croyances ou leurs convictions.
Selon le mouvement, ce grand principe serait remis en cause et rejeté par une frange importante de la population. Pourtant, dans le rapport remis en 2018 au ministère de l'Intérieur par Gilles Clavreul, l'ancien préfet reconnaissait lui-même qu'une écrasante majorité de Français adhèrent à la laïcité.
Un paradoxe? Le Printemps républicain «a perverti les mots de laïcité et d'universalisme», estime Dominique Sopo, président de SOS Racisme. Loin de susciter l'adhésion, cette captation contribue selon lui, tout au contraire, à créer du désaveu, c'est-à-dire à amplifier les problèmes.
«Ils se revendiquent de la loi de 1905, mais ils l'instrumentalisent. Ils sont dans la filiation d'un courant combiste, radical-socialiste, qui a été battu en 1905. Ils défendent une laïcité gallicane, c'est-à-dire une laïcité antireligieuse, qui tend vers la religion civile», analyse Jean Baubérot, historien spécialiste de la laïcité.
Un avis que partage Patrick Haddad, maire PS de Sarcelles, lorsqu'il rappelle que «la laïcité doit être un outil de clarification mais aussi un principe fédérateur, pas un instrument de sectarisme ni un fonds de commerce». Cet avertissement résonne avec les propos de Vincent Peillon, ex-ministre de l'Éducation du gouvernement Hollande, sur France Culture: «La loi de 1905 a été une grande loi de pacification de la France. Il faut faire attention aujourd'hui à ne pas utiliser la laïcité pour en faire une nouvelle guerre civile, ce serait totalement à contresens.»
Fondateur de l'association interconvictionnelle Coexister, Samuel Grzybowski reste interloqué par l'une de ses discussions avec Gilles Clavreul, alors à la Dilcrah. «Il m'a dit: “Vous savez pourquoi les catholiques sont devenus républicains? C'est parce qu'on leur a tapé dessus pendant 130 ans. On n'en est qu'au début pour les musulmans”», raconte-t-il. Des propos que confirme Radia Bakkouch, actuelle présidente de Coexister, également présente lors de cette rencontre.
Gilles Clavreul ne partage pas cette version. Il affirme n'avoir «aucun souvenir d'avoir prononcé une telle phrase. Ce que j'ai dit en revanche assez souvent, c'est que la laïcité a été acquise dans la douleur, au terme de conflits dont il ne faut pas minorer la violence au profit d'une lecture “apaisante”, mais fausse, de l'histoire de la laïcité. Et qu'on demande aux musulmans d'assimiler immédiatement un principe philosophique et juridique que les catholiques ont mis des décennies à apprivoiser, ce qui ne va absolument pas de soi», poursuit-il. Par ailleurs, Gilles Clavreul indique «n'être pas certain qu'il faille prendre au sérieux les allégations d'une association financée et soutenue par l'Arabie saoudite et des organisations proches des Frères musulmans» (affirmation non étayée, malgré une relance de notre part, et toujours démentie par l'association Coexister).
«Je pense que beaucoup d'entre eux considèrent que toute religion est une aliénation et que la laïcité permet d'en sortir. C'est une conception de la laïcité qui n'est pas celle de la loi de 1905. L'article de la Constitution de la Ve République affirme par ailleurs que “la République respecte toutes les croyances”. Soyons républicains jusqu'au bout!», insiste Hakim El Karoui, essayiste et auteur du rapport de l'Institut Montaigne «Un islam français est possible».
Ces inquiétudes sur le sens du «combat laïque» du Printemps républicain affectent également des militants laïques de longue date, engagés au quotidien sur des terrains difficiles. «Le Printemps républicain n'a jamais eu de positionnement sur la nécessaire mixité sociale qui permet d'honorer la promesse d'égalité, analyse l'un d'entre eux. C'est un danger mortel pour la République française.» Amine el Khatmi tient, toutefois, un discours sur les inégalités sociales dans son Combats pour la France, un essai qui tient de la profession de foi politique. Sa communication média et réseaux sociaux, en revanche, s'en fait peu l'écho. D'autres notent que le Printemps républicain ne se soucie guère de plusieurs sujets fondamentaux dans les luttes laïques historiques: «S'ils étaient sincères dans leur combat laïque, leurs premières batailles devraient être contre le concordat en Alsace-Moselle et l'enseignement privé majoritairement catholique [150 millions d'euros annuels versés chaque année]», s'étonne Jean Baubérot.
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Certains chercheurs, comme Haouès Seniguer, sont préoccupés par ce «combat pour la laïcité» aux accents essentialistes: «Amine El Khatmi a déclaré récemment que l'antisémitisme est une donnée structurelle dans les familles musulmanes. Gilles Clavreul ne s'en est pas ému et a relayé ces propos. C'est grave, de laisser penser que les musulmans ou les Arabes seraient congénitalement antisémites. L'antisémitisme n'est pas arrimé à une spécificité arabe ou musulmane. Il y a une judéophobie théologique chez certains acteurs musulmans (j'y ai d'ailleurs travaillé dans le cadre d'un post-doctorat à la Fondation pour la mémoire de la Shoah), mais dire que c'est structurel, c'est grave.»
Pour le chercheur, plus largement, la laïcité revendiquée par le Printemps républicain est «intrusive», basée sur «une vision maximaliste, une forme de travestissement de la laïcité historique, exigeante, mais libérale».
C'est ce que dénonce le philosophe Jean-Yves Pranchère, en janvier 2020, dans un long plaidoyer intitulé «Tourmentes laïques», «une véritable dérive, qui affaiblit les principes laïques sans fournir pour autant le moindre point d'appui à l'indispensable lutte contre le fanatisme». Selon lui, les paniques identitaires qui stigmatisent les femmes voilées et veulent tordre l'interprétation de la loi de 1905 confondent la laïcité avec une religion civile et empêchent que les citoyens soient intégrés à égalité dans l'espace commun de la cité.
Cette vision, pourtant, a fait son chemin auprès d'Emmanuel Macron, comme en témoignent ses discours récents. S'étant désormais saisie de ce sujet en compagnie du Printemps républicain, Marlène Schiappa joue un rôle dans ce tournant présidentiel et gouvernemental, comme le révèlent ses choix en matière de consultations, quitte à organiser des débats à huis clos.
Cette polarisation du débat s'exporte aussi dans les médias. Hakim El Karoui regrette cette prégnance du buzz: «Les réseaux sociaux et les chaînes de télé n'amènent pas à la complexité. C'est la construction d'un débat en noir ou blanc: vous êtes pour moi ou contre moi. Le débat est polarisé de façon tellement violente qu'il est difficile de faire entendre sa complexité. Je trouve dommage, par ailleurs, que le Printemps républicain ne réfléchisse pas plus à proposer des solutions.»
Cela n'empêche pas le mouvement de rallier à sa cause certains socialistes comme le premier adjoint à la maire de Nantes et cofondateur du mouvement Bassem Asseh, le secrétaire national à la laïcité du PS Jérôme Guedj, sa prédécesseure Pascale Bousquet-Pitt, ou encore le proche de Jean-Christophe Cambadélis Mathias Ulmann. «On ne sait plus vraiment à qui se fier sur ce sujet, car personne ne s'en réclame vraiment ouvertement, mais dans certaines circonstances, selon les interlocuteurs, beaucoup laissent entendre qu'ils partagent ces vues», confie un cadre fédéral du parti, inquiet. «Le Printemps républicain utilise la laïcité dans son combat politique. Ils en font un glaive, une finalité en soi. Qu'ils soient pour la laïcité, je m'en félicite, mais elle ne doit pas être un mot valise», note, de son côté, Rachid Temal, le sénateur et ex-premier secrétaire du PS par intérim.
Une analyse que partage un consultant qui connaît bien certains des chefs de file du Printemps républicain: «Leur sujet est bien loin du souci du vivre-ensemble ou de faire société. L'objectif est de gagner la bataille de l'opinion à partir de concepts simples (communautarisme, islamo-gauchisme, dérive multiculturelle, etc.), en offrant des mots valises où les finesses du langage, la complexité et le temps de la réflexion sont absents. En bref, c'est d'amener l'individu à raisonner à partir de ses émotions. Cette addition d'affects devient alors l'opinion publique, une partie des médias faisant le reste du travail. Le pire, c'est que le politique se retrouve alors sous pression... au bénéfice de ses initiateurs. On est là dans la pure tactique politicienne.»
Pour le politologue Stéphane Rozès, le Printemps républicain a tout de même le mérite «de ne pas entériner l'idée que la laïcité, la République et la nation soient des discours de droite. C'est ce qui fait la singularité des républicains, et avant, des chevènementistes. Ils occupent, selon moi, un terrain inoccupé à l'intérieur de la gauche politique.»
Mais à quel prix? «Ce mouvement fait le grand écart en permanence. Il n'a pas de colonne vertébrale. J'ai toujours eu l'impression qu'il finirait dans le populisme le plus total car ses leaders n'ont jamais voulu écarter les fachos en son sein. Le PR, c'est un marchepied pour aller plus à droite», tacle un des premiers adhérents du mouvement. Et cette porosité a déjà commencé: Céline Pina a rejoint Michel Onfray et son Front populaire.
«Leurs déclarations mises bout à bout démontrent bien l'obsession identitaire qu'ils disent combattre par ailleurs», renchérit Haouès Seniguer, ajoutant que, «malgré ses dénégations, le Printemps républicain signe une victoire culturelle du Rassemblement national».
Samuel Gontier, journaliste à Télérama, tempère: «Je ne sais pas s'ils sont d'extrême droite, mais ils véhiculent un discours et des idées d'extrême droite. Je l'observe avec le président Amine El Khatmi qui cautionne tous les jours la dérive d'extrême droite sur CNews.»
Pour l'avocat soutien en 2017 d'Emmanuel Macron Jean-Pierre Mignard, «le Printemps républicain a une fonction principalement idéologique. Il n'y a rien de plus facile pour la République que de fermer des mosquées lorsqu'elles sont devenues des centres de propagande islamiste ou de condamner et réprimer des prêches qui appellent à la violence ou à la haine. Qu'est-ce qu'apporte ce mouvement? Rien. Il clive et exaspère les divergences. Le Printemps républicain, c'est l'hiver de la République.»