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C'est le secret le mieux gardé de la République. Il n'y a plus de gouvernement. Le conseil des ministres a été reporté sine die. La Première ministre à peine nommée est sommée de démissionner. S'y résout-elle enfin que le président refuse aussitôt. «Afin que le gouvernement reste à sa tâche.» Jeux de rôles. Simulacres…
La majorité présidentielle en débandade est en quête d'adjuvants tous azimuts. Chambre introuvable, disait-on. Cette fois, c'est la majorité qu'on cherche sur les bancs de l'Assemblée. L'opposition est dispersée en une myriade de partis, l'extrême droite requinquée ne se remet pas de sa divine surprise –elle a besoin d'être reconnue, réclame une vice-présidence de l'Assemblée, une présidence de la commission des Finances... Même la gauche victorieuse se demande où est sa victoire.
La Ve République ne nous avait pas habitués à un si grand désordre –au point que Rachel Keke, l'héroïne de la grève des femmes de chambre de l'hôtel Ibis des Batignolles n'a pas craint d'affirmer qu'elle voulait «nettoyer l'Assemblée nationale», «y faire le ménage». Tous les regards se portent vers l'Élysée. Serait-ce, comme l'écrivait François Mitterrand dans Le Coup d'État permanent, que sous la Ve République, «seul le président de la République ordonne et décide»? On n'en est plus là. D'ailleurs, y a-t-il encore un président à l'Élysée? Rien n'est moins sûr.
Des élections législatives qui ont fonctionné à rebours
La question n'est plus taboue dans les coulisses du pouvoir. Le doute s'insinue jusque chez ses plus fidèles collaborateurs. Pour certains, nous sommes à la veille d'une crise de régime qui pourrait emprunter les chemins de la dissolution. Pour d'autres, le temps d'une recomposition de la majorité présidentielle a sonné. Pour quelques-uns, enfin, l'«après Macron» a commencé. Il faudrait qu'il démissionne, quitte à se représenter. Obsolescence programmée de la fonction présidentielle qui manifesterait ses effets non pas en fin de mandat, en raison de l'usure du pouvoir, mais à l'aube de sa réélection.
Loin de valider un programme de gouvernement et de sélectionner le ou les partis politiques chargés de le mettre en œuvre, les élections législatives ont fonctionné à rebours, délégitimant un président à peine élu sans lui offrir d'alternative, lui retirant les moyens d'agir sans les confier à son opposition.
L'abstention record acheva de donner à ce processus de délégitimation démocratique une sorte de validation à l'envers. On se plut à souligner le faible pourcentage des inscrits obtenus par des candidats aux scores superfétatoires, ou encore la liste les candidats battus de quelques dizaines de voix. Aux partisans d'une VIe République, l'élection coupa l'herbe sous les pieds, leur offrant à la fois le déclin du régime présidentiel et une reparlementarisation de la vie politique, sans avoir à changer formellement de Constitution.
«On entre dans le bizarre»
La fébrilité des commentateurs au soir des résultats se concentrait sur la constitution d'une majorité arithmétique, obtenue par ralliements au cas par cas, jetant à la rivière rancunes et principes. Mêmes les députés nouvellement élus du Rassemblement national (RN) furent appelés à la rescousse, sommés de faire avancer «les choses», le schmilblick, le scénario.
On comprenait que pour les chaînes d'info en continu, le blocage politique menaçait bien plus que les institutions: cela touchait à leur business model, la tension narrative des événements, le suspense, l'intrigue. Toute la soirée, ils firent pression sur les acteurs politiques, sommés de s'entendre pour le salut du scénario. Il fallait à tout prix sortir de l'impasse narrative. On convoqua des précédents, les trois cohabitations, le gouvernement Rocard.
Mais aux habitués du mécano parlementaire, il manquait toujours une pièce, le 49-3, la große Koalition à l'allemande ou le président de l'Assemblée nationale, Richard Ferrand, battu dans le bien nommé Finistère. Alors, démission de la Première ministre? Dissolution de l'Assemblée? Crise de régime? Comment réparer la machine des institutions?
C'est une situation de blocage bien connue dans les régimes parlementaires mais incongrue dans une Ve République censée les éviter. «On entre dans le bizarre», a commenté le président, en détournant une réplique des Tontons flingueurs aussitôt décryptée par son entourage: «[Le président] voulait dire que se retrouver dans une situation type IVe République avec les institutions de la Ve, c'est entrer dans le bizarre», traduit un témoin, interrogé par Libération.
Mais le bizarre, ce n'était pas seulement ce mélange des genres constitutionnels. C'est le discrédit qui frappe le monarque présidentiel. Dans un entretien au Point au début de son mandat, Emmanuel Macron en avait fait le constat par avance. «Par la Constitution de 1958, le président de la République n'est pas seulement un acteur de la vie politique, il en est la clé de voûte. En architecture, quand la clé de voûte est mal positionnée, tout s'effondre.» Tout s'effondre en effet!
Quand le récit du pouvoir se brise
Si un président à peine élu au suffrage universel se voyait aussitôt destitué par les élections législatives qui suivaient, cela signifierait que la fonction présidentielle perdrait sa légitimité, serait soumise à une destitution démocratique. Tout se passerait comme si les urnes, ensorcelées par une logique de discrédit, se retournaient contre la démocratie et s'acharnaient à la ridiculiser. Comment trancher, alors, ce conflit de légitimité entre deux élections?
De Gaulle l'avait fait lorsqu'il perdit le référendum de 1969. Il démissionna. Car le discrédit qui frappe les pouvoirs n'est plus seulement politique ou social, il ronge les sources mêmes de la légitimité, le crédit que l'on donne aux hommes et aux institutions. Il en va du crédit des gouvernants auprès des électeurs, comme de la crédibilité des récits aux yeux des lecteurs. Leur confiance est une chose très fragile et le lien ténu qui les unit au récit du pouvoir peut se briser si la crédibilité du narrateur est compromise.
En 2005, lors de l'ouragan Katrina, ce n'est pas l'incapacité à organiser les secours qui avait jeté le discrédit sur G. W. Bush, c'est la lenteur de sa réaction: il avait mis trop de temps à se rendre sur place. Son indifférence, son manque d'empathie à l'égard des victimes réalisèrent en quelques heures ce que les mensonges proférés dans l'enceinte de l'ONU à propos des armes de destruction massive en Irak n'avaient pas réussi à produire. Son absence de réaction eut pour effet de saper la crédibilité du récit au nom duquel il venait d'être réélu à la présidence des États-Unis –la fable du «conservatisme compassionnel».
Le discrédit n'était pas seulement politique ou moral, mais narratif. G. W. Bush était devenu en quelques heures ce que les théoriciens du récit appellent un unreliable narrator, un narrateur peu fiable. Après Bush, le «moment Katrina» d'une présidence est devenu la métaphore du discrédit qui atteint un président en cours de mandat, ce moment où il perd à la fois la confiance des électeurs et sa crédibilité en tant que narrateur politique.
Autorité impuissante
C'est ce qui arrive à Emmanuel Macron. Le récit au nom duquel il s'est fait élire, la fable d'une modernisation bienveillante, a été démasqué au cours de son premier quinquennat par une théâtralisation du passage en force. Le manager s'est mué en monarque, le leadership en autoritarisme, l'intelligence en arrogance, la jeunesse en immaturité... De l'affaire Benalla jusqu'à la crise des «gilets jaunes» qui en fût le théâtre, semaine après semaine, en passant par la gestion solitaire du Covid jusqu'au fiasco du maintien de l'ordre au Stade de France lors de la finale de la Ligue des champions, on n'en finirait pas de recenser les épisodes de ce forçage théâtral.
Emmanuel Macron a poussé jusqu'aux limites du ridicule l'exercice solitaire du pouvoir et sa mise en scène. Macron n'exerce pas le pouvoir, il l'interprète, et son interprétation a adopté, au fil de son quinquennat, un tour de plus en plus martial. C'est le syndrome du sweat à capuche. Plus l'exercice du pouvoir se révèle difficile dans un monde mouvant et complexe, plus les caractéristiques mises en avant par les hommes politique se durcissent, se virilisent: mâchoire carrée, menton en avant, discours martial.
Valls, Castaner, Darmanin, c'est la trilogie des hommes ridicules. Deux d'entre eux ont déjà sombré dans l'oubli. Un tel forçage crée une sorte de dissonance entre l'idéal type du président autoritaire et le fait qu'on voit bien qu'il ne tient rien. Le discrédit qui le frappe tient à cette accumulation de signes d'une autorité qu'on pourrait qualifier d'impuissante. Car il est dans l'essence du pouvoir monarchique de s'étaler, de s'afficher bruyamment.
La posture du «volontarisme» impuissant est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d'agir. Mais sa crédibilité est gagée sur la puissance effective de l'État. Si cette volonté affichée n'est pas suivie d'effets, le volontarisme est démasqué comme une posture.
Les postures martiales cherchent à combler une demande d'autorité, à satisfaire un désir de protection qui est l'autre face de la souveraineté perdue de l'État. On croyait l'exercice réservé à Manuel Valls; Emmanuel Macron, après s'en être distingué, est retombé dans le même travers. Pour lui, la société est quelque chose qu'il faut forcer à tout prix, par tous les moyens, tout en donnant à voir le spectacle de ce forçage pour que le peuple y prenne goût. C'est le secret éventé du macronisme que viennent de sanctionner les élections législatives. L'après Macron a commencé.