Temps de lecture: 4 minutes
Il fallait s'y attendre. Les attaques n'ont pas tardé. À peine nommé, le nouveau ministre de l'Éducation nationale, Pap Ndiaye, a essuyé les plâtres de sa nouvelle fonction ministérielle. Marine Le Pen et Éric Zemmour, réconciliés pour l'occasion, ont joint leur voix pour dénoncer une nomination qui apportait, selon la première, «la dernière pierre de la déconstruction de notre pays, de ses valeurs et de son avenir», pendant que l'autre fanfaronnait au micro de BFMTV: «Emmanuel Macron avait affirmé qu'il fallait déconstruire l'histoire de France. Il passe aux travaux pratiques avec monsieur Pap Ndiaye.»
Le désormais candidat tropézien retrouvait sa verve «remplaciste» de la présidentielle pour fustiger le nouveau ministre de l'Éducation nationale, «un intellectuel indigéniste, wokiste et obsédé par la race», allant jusqu'à dénoncer l'entrée au gouvernement de «la déconstruction en personne, la déconstruction en marche». On croirait lire du Gogol! Agitant de grands mots censés effrayer l'opinion, le chantre du «grand remplacement» se faisait inquisiteur: «Il a participé à des réunions interdites aux Blancs.»
Marine Le Pen, à court d'inspiration, reprenait presque mot pour mot l'argument de son rival de la présidentielle, à savoir «le choix terrifiant d'un intellectuel qui défend l'indigénisme, le racialisme». Ne manquait que le «grand remplacement» pour que leur parade nuptiale commence (rien à voir avec la Nupes!). Convoqué à la va-vite par Jean-Yves Le Gallou, vieux grognard du RN passé chez Reconquête!, il arriva tout essoufflé: «Avec Pap Ndiaye à l'Éducation nationale et Rima Abdul-Malak à la Culture, le grand remplacement des générations futures va être bien préparé!» Ouf!
L'impensé colonial
Plutôt que de pousser des cris d'orfraie devant la résurgence du racisme, nos républicains vertueux feraient mieux de s'interroger sur l'impensé colonial qui, faute d'être analysé, hante la société française et s'exprime depuis une quinzaine d'années à visage découvert. La liste est longue de ces transgressions républicaines. Ce fut la loi de février 2005 évoquant, dans sa première mouture, les «aspects positifs» de la colonisation; le discours présidentiel de Dakar sur l'homme africain «qui n'est pas entré dans l'histoire»; la création du ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale…
Ce furent les attaques des catholiques de l'institut Civitas qui manifestaient dans les rues de Paris contre la loi sur le mariage pour tous, aux cris de: «Y a bon Banania, y a pas bon Taubira»; les insultes racistes d'une candidate du Front national qui affirma sur son site internet qu'elle préférait voir la garde des Sceaux «dans un arbre accrochée à des branches plutôt qu'au gouvernement»… Sans oublier cette petite fille de 11 ans accompagnée de ses parents venus manifester contre la même loi, qui cria sur le passage de la garde des Sceaux: «C'est pour qui la banane? C'est pour la guenon!», joignant le geste à l'insulte.
La parole raciste exclut de «l'espèce humaine» celui ou celle qu'elle animalise. C'est un régime de signes qui détermine un certain langage, une forme d'humour qui stigmatise, infantilise, animalise les autres, qu'ils soient noirs, roms, étrangers.
Ce n'est pas juste une blague de mauvais goût, c'est un scalpel qui trace une frontière entre humains et esclaves, colons et colonisés, civilisés et sauvages. Et lorsque l'insulte se met en scène au travers des expositions coloniales et des zoos humains, le racisme devient une performance collective, une cérémonie et un rituel. Sa fonction? Redéfinir les contours de la communauté nationale.
Les recettes de l'extrême droite
Jean-Marie Le Pen avait accusé Christiane Taubira d'être «antifrançaise», reprenant la rhétorique de l'anti-France utilisée par la droite et l'extrême droite depuis l'affaire Dreyfus. Quant à Marine Le Pen, elle euphémisa comme à son habitude, mais en s'exprimant cette fois en sociologue: «Taubira a d'abord été indépendantiste guyanaise, c'est un élément essentiel dans sa construction politique.»
Mais qui s'interroge sur «la construction politique» de Marine Le Pen, nourrie au lait de la xénophobie et du ressentiment colonialiste, les deux mamelles de l'ultradroite française? Qui se demande dans les médias ce que signifie la reconfiguration du paysage politique opérée par les Le Pen à partir non plus de l'axe droite/gauche, mais de la polarité patriote/mondialiste, apparue à la faveur de l'affaire Dreyfus?
Les attaques racistes contre Christiane Taubira n'étaient pas fortuites. Elles étaient tout à la fois un symptôme et un instrument: le symptôme d'un impensé colonial, et l'instrument d'une recomposition du champ politique. De la même manière, les insultes racistes contre Pap Ndiaye sont le symptôme d'une fusion dangereuse de trois séries de phénomènes hétérogènes que la droite décomplexée et l'extrême droite ont réussi à réassembler dans une illusion fatale: l'impensé colonial de la France, la politique néolibérale répressive à l'égard des étrangers, et un pouvoir délégitimé qui se contente de jouer avec les symboles.
Un racisme bien intégré
Marine Le Pen peut tout à loisir braconner sur les terres de gauche comme de droite, empruntant à la gauche la critique de la mondialisation néolibérale et à la droite néolibérale sa dénonciation des immigrés profiteurs, des Roms sans foi ni loi, des fraudeurs de l'État-providence.
Loin de combattre ces thèmes, toute la classe politique les a validés depuis les prétendues «bonnes questions» que posait le FN dans les années 1980 sur l'immigration, jusqu'à la petite musique ressassée ad nauseam par toute la classe politique sur le thème «ne laissons pas au Front national le monopole de l'identité, de la nation, de la sécurité, de l'immigration». Fallait-il donc les partager avec lui?
Il ne faut pas chercher ailleurs l'inspiration de tous les discours de Grenoble, de Dakar et d'ailleurs, et leurs effets de légitimation du racisme et de la xénophobie; il ne s'agit pas seulement d'une dérive populiste ou fasciste, mais d'une construction idéologique permettant de reconfigurer la société, en traçant une «frontière» entre les honnêtes contributeurs et les profiteurs du modèle social français, entre les insiders voués à s'intégrer et les outsiders qui n'ont vocation qu'à rester en marge ou à s'en aller.
Dans son essai La Condition noire, Pap Ndiaye attirait l'attention sur le retour d'un «racisme biologique, fortement racialisé, avec des références animalières banales à l'époque coloniale… qui relèvent d'un registre qui semblait avoir disparu après la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation».
Loin de disparaître de l'inconscient collectif, la «racialisation des esprits» et «l'animalisation de l'autre», qui sont des passions politiques mobilisées par l'extrême droite –comme on a pu le voir pendant la campagne présidentielle– traversent désormais tout le spectre politique et sont congruentes avec un effort de redéfinition de l'identité nationale, de réarmement national.
C'est pourquoi il ne suffit pas de s'insurger contre le racisme, il faut le déconstruire. Lui opposer non pas seulement des «valeurs», des manifestations et des concerts de SOS racisme comme on l'a fait depuis les années 1980, mais mener un travail patient de déconstruction qui consiste à défaire l'imaginaire colonial, son bestiaire, ses imageries, ses plaisanteries, et à rendre contagieux un autre état d'esprit.