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Trois ans après les faits, Alexandre Benalla comparaît du 13 septembre au 1er octobre devant le tribunal de grande instance de Paris. Il sera jugé pour «violence en réunion» et «port d'arme», et il devra également répondre de «faux, usage de faux en écriture et usage public sans droit d'un insigne» pour avoir utilisé des passeports diplomatiques plusieurs mois après son licenciement. Trois autres procédures judiciaires le concernent. L'une pour des faits de «corruption» dans un contrat avec un oligarque russe, une autre concerne le célèbre coffre-fort qui a disparu avant la perquisition de son domicile, celle qui le soupçonnait de «faux témoignage» devant la commission d'enquête du Sénat a été classée sans suite.
Quel sera l'impact de cet imbroglio politico-judiciaire sur la campagne présidentielle? Peut-il aggraver le discrédit du chef de l'État? En quoi cette affaire est-elle révélatrice des dérives de la Ve République et de la concentration du pouvoir exécutif?
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L'enjeu de cette affaire va bien au-delà de la personne d'Alexandre Benalla et des faits qui lui sont reprochés. Son impact sur la campagne électorale dépasse le cadre de ce procès. Car l'affaire Benalla n'est ni une bavure policière, ni un simple dysfonctionnement administratif: elle jette un coup de projecteur sur les formes de gouvernance d'Emmanuel Macron et sur l'hubris qui l'anime.
Mais revenons à l'origine de cette affaire.
L'affaire de la Contrescarpe
Le 18 juillet 2018, Ariane Chemin, journaliste au Monde, identifie après plusieurs semaines d'enquêtes dans une vidéo tournée le 1er mai par Taha Bouhafs et diffusée sur les réseaux sociaux, un collaborateur du président Macron, un certain Alexandre Benalla. Son nom, qui va devenir l'emblème d'une affaire d'État, est alors inconnu des journalistes qui suivent l'exécutif, à tel point que la première fois qu'elle l'entend prononcer, Ariane Chemin doit même l'écrire dans sa main pour s'en souvenir. Taha Bouhafs, qui va devenir le reporter des violences policières pendant la crise des «gilets jaunes», n'est alors qu'un militant de la France insoumise qui décide de filmer une intervention policière violente place de la Contrescarpe.
Dans cette vidéo, on voit un policier coiffé d'un casque à visière des forces de l'ordre s'en prendre à un jeune homme à terre. Tout y semble outrancier. Le jeune homme et sa compagne agressés par le policier ne sont pas des manifestants mais de simple passants, des figurants dans une intrigue qui les dépasse. Le policier n'est pas un policier, mais un collaborateur du président de la République. Et ce policier semble jouer un rôle dans une série télévisée. Les images témoignent d'une violence qui n'appartient pas au registre du maintien de l'ordre, à ses modes opératoires, mais relève plutôt d'une brutalité ostentatoire, emphatique, qui explique sans doute sa viralité sur les réseaux sociaux.
Alors qu’Alexandre Benalla était au Sénat ce matin, le « couple de la Contrescarpe » violenté lors du 1er mai était entendu aujourd’hui par les 3 juges chargés de l’enquête pour violences volontaires.#Quotidien pic.twitter.com/N1O0L8COeg
— Quotidien (@Qofficiel) September 19, 2018
Benalla porte un coup violent à la nuque de la victime suivi d'une bascule en arrière pour déstabiliser le jeune homme qui, loin de résister, se laisse tomber à terre. Benalla l'achève en essuyant sa semelle cloutée sur sa poitrine, à la façon d'un catcheur. Une violence qui semble surjouée devant une audience imaginaire, exactement comme, si revêtu de l'uniforme et des accessoires du policier, ce fan du film Bodyguard jouait un rôle vu au cinéma ou à la télé. Ce qu'il confirme lui-même dans une conversation enregistrée avec son complice Vincent Crase: «C'était un film l'histoire quand même, hein?»
[EXCLUSIF] Les conversations qui font trembler l’Élysée. #AffaireBenalla #Benalla
— Mediapart (@Mediapart) January 31, 2019
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L'homme du président
Benalla est un garde du corps aguerri tout autant qu'un spectateur fasciné par le spectacle de la violence. Celui qui s'est donné pour pseudo «Mars», le dieu de la guerre, se veut l'homme du président, celui qui apparaît sans cesse à ses côtés, sa doublure. Son pouvoir n'est pas réglementaire. Benalla n'apparaît pas sur les organigrammes de la présidence et sa nomination ne figure pas au Journal officiel. Il n'appartient à aucune chaîne de commandement. Sa violence ne s'autorise que de celui qui l'exerce.
Le président n'a-t-il pas vanté la loyauté, le dévouement de son protégé, n'a-t-il pas revendiqué sa propre responsabilisé dans cette affaire devant les députés de sa majorité –«le seul responsable, c'est moi»; «qu'ils viennent me chercher!».
À la lumière des événements de la Contrescarpe, et des multiples dysfonctionnements mis au jour par la presse et les commissions d'enquête parlementaire, c'est un président d'un genre nouveau qui est apparu, plus proche du manager agile qui ne s'embarrasse pas de règles formelles que du souverain qui incarne l'État de droit. L'affaire éclaire les coulisses d'un pouvoir personnel qui s'appuie sur un réseau d'amitiés forgées au cours de la campagne électorale et fondées sur la seule loyauté à l'égard du chef de l'État. Un labyrinthe informel gravite au sommet de l'État, une sorte d'ombilic flottant hors de tout contrôle. Une start-up dans l'État, escouade ou escadron de collaborateurs de l'ombre, affranchis des procédures administratives et des usages institutionnels, aux attributions floues, mais à la loyauté à toute épreuve…
À travers Alexandre Benalla, ce n'est donc pas un homme qu'on juge, c'est un système de pouvoir rendu possible par la constitution de la Ve République et aggravé par la gouvernance d'Emmanuel Macron. Ce ne sont pas seulement des actes de violence qui ont été commis par un collaborateur indélicat, c'est un régime de violence instituée qui va se révéler de manière de plus en plus explicite tout au long du quinquennat.
C'est en cela que l'affaire Benalla peut être qualifiée d'affaire d'État: parce qu'elle rend perceptible une certaine vérité de l'État et que cette vérité est: violence. Violence ciblée contre toute tentative d'opposition politique. Mais aussi violence suspendue au-dessus de la tête de tout citoyen, dans une sorte de couvre-feu permanent qui va bien au-delà des mesures sanitaires imposées par l'épidémie de coronavirus. Une violence systémique et stratégique, qui n'est plus seulement de l'ordre de la bavure individuelle et qui s'appuie sur des armes surpuissantes causant des blessures de guerre contre les populations civiles. Les blessures sont infligées au corps des manifestants, mais aussi à tout le corps social, exposé à une transfusion d'images sanglantes. Corps mutilés, mains arrachées, visages éborgnés, défigurés dont le journaliste David Dufresne a constitué l'archive accablante… Images de la violence, violence des images.
L'affaire Benalla constitue un marqueur du macronisme, elle dévoile la violence à l'œuvre sous le visage affable du pouvoir. Les violences contre les migrants, les zadistes, les lycéens d'Arago, les «gilets jaunes», prennent sens et trouvent leur cohérence dans une entreprise concertée d'intimidation –comme si l'État avait déclaré la guerre à toute la société. Une entreprise qui a pris tout son sens et une nouvelle ampleur à l'occasion de la crise sanitaire du coronavirus.
Pour Emmanuel Macron, la société est quelque chose qu'il faut forcer à tout prix, par tous les moyens, tout en donnant à voir le spectacle de ce forçage pour que le peuple y prenne goût. C'est le secret éventé du macronisme. La jonction des «gilets jaunes» et des opposants au pass sanitaire qui se déploie dans toute la France en constitue à la fois le révélateur et le reflet inversé.