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Notre prochaine pandémie sera celle de la démence et nous ne sommes pas prêts

Le nombre de personnes atteintes de démence en France va connaître une hausse de 82% entre 2019 et 2050. Des plans d'action se mettent en place, mais le contexte médico-social actuel est source de préoccupations. Où en est-on aujourd'hui et y sommes-nous préparés?

Les solutions qui existent aujourd'hui semblent déjà atteindre leurs limites. | Clara Servant
Les solutions qui existent aujourd'hui semblent déjà atteindre leurs limites. | Clara Servant

Temps de lecture: 7 minutes

Union is Strength est un concours de journalisme européen organisé par Slate.fr en partenariat avec la Commission européenne. Quarante journalistes, français et européens, ont été sélectionnés pour rédiger en équipe des articles sur des projets financés par l'Union européenne en Europe. Un regard croisé sur ce que peut faire l'UE dans ses régions.

«On se rend compte de la maladie neurodégénérative quand les symptômes sont déjà bien présents et donc la maladie plutôt avancée.» Infirmière à l'hôpital en service gériatrique, Léa s'occupe des patients se trouvant dans un état aigu. De son point de vue, il y a un grand manque de dépistage qui empêche une prise en charge adaptée et apaisée des personnes: «Les aidants se retrouvent souvent débordés par le travail colossal que demande la prise en charge de leurs malades. Ils sont souvent seuls pour gérer et coordonner les besoins matériels et médicaux.»

Les solutions qui existent aujourd'hui semblent déjà atteindre leurs limites. Elle évoque les structures dites ambulatoires, «mais les possibilités de placement restent plutôt limitées tant en nombre qu'en budget».

Pour soulager l'aidant, il existe des accueils de jour dans des unités de vie Alzheimer, quelques jours par semaine. Mais une fois encore, «les places disponibles ne sont pas assez nombreuses».

La difficulté est de s'adapter aux besoins de chacun. Certains n'ont pas besoin d'aller en Ehpad. Pour d'autres, la présence constante d'un pair est nécessaire et l'aidant ne suffit plus. Pour d'autres encore, il n'y a pas d'aidant. «De plus en plus de plans d'aide se mettent en place d'abord à domicile, mais finissent par une institutionnalisation “forcée” par manque de moyens humains.»

D'ici à 2050, si l'on suit les prévisions de la revue médicale The Lancet, plus de 2 millions de Français souffriront d'un trouble de la démence[1]. La génération des baby-boomers entre progressivement dans le troisième âge, et si les progrès de la médecine nous font vivre plus longtemps, ils nous font également vivre dépendants plus longtemps, avec des maladies chroniques dont on mourait auparavant.

En France, la silver économie, qui capitalise les biens et les services du bien-être des seniors, est d'ailleurs un marché en plein essor. De nouveaux concepts émergent, comme celui de la Silver Valley. Sont proposées des initiatives dans plusieurs domaines, de l'aide à la mobilité au soin à domicile, en passant par le développement de technologies comme celle de la télésurveillance.

Ces initiatives répondent à cette envie qu'a la population de jouir d'une vieillesse autonome, et sont aptes à répondre aux besoins des maladies de la démence quand elles en sont à leurs timides débuts, lorsque les symptômes sont à peine visibles par l'entourage. Ce n'est plus le cas lorsque la confusion et l'anxiété ne sont plus gérables à distance.

La démence rend les aidants malades

«Dans l'immeuble à côté, il y a une femme qui a gardé son mari atteint d'Alzheimer pendant plusieurs années.» Colette a travaillé en gérontologie sociale. En plus de trente ans, elle a vu presque tous les cas de figure. Elle raconte l'histoire de sa voisine comme celle d'un conte de fée.

Presque sans aucune aide, si ce n'est à la fin celle d'une infirmière et d'une personne qui se chargeait des courses, sa voisine a accompagné son mari jusqu'au bout, à la maison. «Ils s'entendaient bien, il n'était pas devenu violent ou agressif, ça a dû aider. Ce qui est extraordinaire, c'est qu'elle a fait tout ça et qu'il est simplement mort un jour dans son sommeil.»

Les aidants familiaux sont souvent isolés et peuvent aller jusqu'à s'oublier eux-mêmes.

Mais le conte qui avait commencé à la façon d'un Perrault se termine à la manière d'un Grimm: «Quelques jours après son décès, elle a fait plusieurs AVC et elle est morte. Ça en dit long, ajoute Colette Eynard, sur la condition des aidants.»

Chaque cas est différent et va dépendre de l'évolution de la maladie, de l'attachement émotionnel des aidants et du contexte familial et social. Mais s'il y a bien une certitude, c'est que pour garder une personne atteinte de troubles cognitifs à domicile, il faut du temps et de l'argent.

Les aidants familiaux sont souvent isolés et peuvent aller jusqu'à s'oublier eux-mêmes. Ils sont parfois en âge d'être dépendants eux aussi, et il arrive que certains d'entre eux décèdent avant la personne aidée. Nombreux sont ceux qui ignorent les aides qu'ils peuvent avoir. «Ils ne se considèrent pas aidants, explique Colette Eynard. Ils disent: “Je suis la fille de mon père, pas une aidante.”»

Selon le baromètre BVA - April publié en 2018, «82 % des aidants consacrent au moins vingt heures par semaine en moyenne à leurs proches et 37% de ceux interrogés avouent ne bénéficier d'aucune aide extérieure alors qu'ils sont eux-mêmes souvent âgés».

«Il y a des familles qui mettaient des caméras chez eux et qui regardaient les images en continu, c'est hyper anxiogène», note Colette Eynard.

Un des projets actuels de l'Europe, justement, est de prendre soin des aidants tout en développant des solutions technologiques.

Amélie travaille en Ehpad. Elle effectue certaines missions dans l'unité Alzheimer, mais est de toute façon en contact avec des personnes atteintes de troubles cognitifs dans le reste de l'établissement.

Certains des résidents s'adaptent facilement à l'unité. Pour d'autres, le changement d'environnement peut provoquer encore plus de confusion, voire des petits chocs émotionnels. Malgré cela, elle ne pense pas qu'il soit possible de garder les personnes chez soi.

«C'est très dur pour la famille au quotidien. Laisser vivre quelqu'un chez soi, avec des aides, pour moi ce n'est pas bénéfique parce qu'il y a beaucoup de risques. Les aides, ce sont des gens qui passent dans la journée pour les soins et le repas. Mais pour quelqu'un qui a des troubles cognitifs, ça ne va pas être suffisant.» Les résidents atteints de démence souffrent d'angoisse, et une partie des soins consiste à les réassurer en permanence. Un des rôles du personnel soignant est de «prendre le temps de les ramener à la réalité».

Être autonome plus longtemps, fantasme ou réalité future possible?

Un des projets actuels de l'Europe, justement, est de prendre soin des aidants tout en développant des solutions technologiques. Le projet Monument (More Nurturing and More Empowerment Nested in Technology) teste le concept des maisons Odense dans le nord de la France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Belgique. L'objectif est d'offrir un lieu de répit pour les aidants, mais également de proposer des activités pour que les personnes aidantes et les personnes aidées vivent mieux ensemble dans leur quotidien.

Ces maisons se basent sur un modèle d'origine néerlandais. Sophie Bouthemy va être chargée de gérer l'une de ces maisons, dans la ville de Haumont. «L'objectif à terme, c'est aussi d'investir dans des solutions technologiques adaptées aux aidants et aux aidés après les avoir testées ici avec eux.» On parle par exemple de montres GPS ou de détecteurs de chutes. Le but est de s'intégrer dans le territoire «sans venir encombrer les structures qui existent déjà».

«On est sur du test, commente Sophie Bouthemy. On partage nos expériences avec nos confrères européens pour voir ce qui marche. Ça peut ne pas prendre. On essaie et on va voir ce que ça va donner.»

Amélie regrette que ses résidents en unité Alzheimer soient vus comme des poids plutôt que comme des personnes qui ont simplement besoin de soins.

En 1993, Colette Eynard collaborait déjà avec des pays européens pour l'Année européenne des personnes âgées et de la solidarité entre les générations. Elle reconnaît l'importance de soutenir les aidants et de créer ces lieux. Elle se méfie cependant de l'aspect «novateur» de ces plans qu'elle a déjà «vus 100.000 fois». Selon elle, il faut faire attention à adapter les «modèles» aux territoires. «Qu'un village aille voir ailleurs ce qui se passe, c'est bien, mais ils feront avec les moyens qu'ils auront.» Elle rappelle que ce genre de projet est utile surtout au début de la maladie.

S'il y a régulièrement des nouvelles propositions et des nouveaux plans vieillesse adaptés à l'inconfort lié aux prémices de la maladie, les individus touchés par la démence finissent quand même très souvent en Ehpad. Les récents scandales impliquant de grands groupes privés comme Orpea, Korian ou encore Bridge sont la preuve que la pénurie de personnel et les conditions de travail sont déjà un problème aujourd'hui. Selon les responsables de la plateforme téléphonique (3977) contre les maltraitances que subissent les personnes âgées et les adultes en situation de handicap, «il y a eu une explosion des alertes maltraitance en Ehpad au premier trimestre 2022».

La vraie innovation: les moyens humains?

Amélie regrette que ses résidents en unité Alzheimer soient vus comme des poids plutôt que comme des personnes humaines qui ont simplement besoin de soins. «Parce que les personnes avec des troubles cognitifs sont très angoissées, certains médecins vont préférer la contention chimique, c'est-à-dire utiliser des médicaments qui vont les calmer. Parfois, le soin relationnel n'est pas suffisant et je ne suis pas contre le traitement. Mais pour d'autres, parfois, c'est juste par facilité.»

Pour Léa, infirmière à l'hôpital, c'est bien le manque de personnel qui sera le plus délétère pour les malades. «Bien que devenues des outils indispensables pour la prise en charge de ces personnes, les machines ou les technologies ne pourront remplacer la main rassurante d'un soignant ou son expertise affinée par l'expérience. Cela est valable dans tous les corps de métier qui gravitent autour de ces patients. Les nouvelles technologies sont de très bons outils, mais il faut des personnes pour les utiliser derrière.»

Les progrès en cours afin de permettre plus d'indépendance et de confort aux personnes qui doivent gérer leurs symptômes de démence sont prometteurs, et gagnent à être connus des aidants et des aidés. Il semble cependant que, si tout est fait pour que l'entrée dans la maladie soit douce, dès le moment où l'autonomie n'est plus possible, l'individu perde soudain énormément de bien-être et de dignité.

Beaucoup d'investissements existent en faveur de l'autonomie des personnes âgées. Pourtant, si l'on voulait vraiment innover en matière de prise en charge de la démence, c'est sans doute sur l'humanité qu'il faudrait miser, à un moment où le patient en a le plus besoin: la fin.

 

1 — Les auteurs de l'étude ont reconnu les limites de leur approche, car leurs données se basent sur différentes définitions de la démence. Dans l'article, le terme «démence» englobe les troubles occasionnant une dégradation de la mémoire, du raisonnement, du comportement et de l'aptitude à réaliser les activités quotidiennes, selon la définition de l'OMS. Il faut savoir que toutes les maladies neurodégénératives ne donnent forcément pas de démence. À titre d'exemple, l'Alzheimer est souvent associé à une démence alors que la maladie de Parkinson ne l'est pas forcément. Retourner à l'article

Cet article a été réalisé dans le cadre du concours Union is Strength qui a reçu le soutien financier de l'Union européenne. L'article reflète le point de vue de son auteur et la Commission européenne ne peut être tenue responsable de son contenu ou usage.

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