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«Même si on se faisait tirer dessus, personne ne voulait partir»

Le jour où le port de Beyrouth a été soufflé, raconté par les habitant·es de la capitale du Liban. Témoignage de Mustafa, 26 ans, syrien, à Aïn el-Remmaneh.

Manifestation près du Parlement à Beyrouth, le 10 août 2020. | AFP
Manifestation près du Parlement à Beyrouth, le 10 août 2020. | AFP

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Mustafa est originaire d'Alep, en Syrie. Il est arrivé au Liban en 2000, a quitté le pays en 2006 après l'assassinat de Rafiq Hariri, puis y est revenu en 2009 avec sa famille. Il faisait des allers-retours vers Alep jusqu'au début de la révolution syrienne, en 2011. Il habite désormais à Aïn el-Remmaneh, à une vingtaine de kilomètres au sud de Beyrouth. Après avoir étudié l'ingénierie de la communication et travaillé avec des ONG, il étudie les sciences politiques à l'université.

Pour être honnête, j'ai déjà connu pire que cette explosion. Quand j'ai entendu la déflagration, c'était fou, je ne savais pas quoi faire et j'ai commencé à paniquer. En même temps, je savais que c'était loin de moi et que je n'étais pas mort. Notre immeuble a vacillé à droite et à gauche avant de se stabiliser, mais nos fenêtres ont tenu. Depuis le 6e étage où on habite, on peut voir la ville. On a su dès le début que ça venait du port. J'ai cru que c'était une attaque aérienne des Israéliens, puis j'ai vu de nombreuses vidéos de l'explosion.

Quand j'étais en Syrie –je me souviens, j'étais super jeune, je devais avoir 17 ou 18 ans–, je marchais à Manbij avec un ami pour aller à l'université, quand il y a eu une frappe aérienne littéralement à 200 mètres de nous. Les gens sont venus voir s'il y avait des survivants et les frappes ont recommencé, avec des balles qui volaient partout, et des morts.

Mardi [4 août] à Beyrouth, j'ai tout de suite appelé mes proches, ma famille, mes amis. Heureusement, personne n'est mort. Parmi eux, il y a juste quelques blessés; j'ai un ami à Mar Mikhael qui a eu vingt points de suture. Mais tout le quartier est détruit, on ne peut pas trouver une seule maison qui n'a pas eu toutes ses vitres brisées.

Le coût des dégâts provoqués par l'explosion est estimé pour le moment entre 3 et 5 milliards d'euros. | Jennifer el Hage

Le jour même, je ne suis pas descendu dans les rues, je ne voulais pas voir le sang. J'avais peur de sortir, je voulais attendre le lendemain. Le deuxième jour et les suivants, je suis allé aider les gens à nettoyer les maisons et faire du mieux que je pouvais. Samedi [8 août], j'ai évidemment pris part à la manifestation parce que je crois que le système politique a besoin de changer.

Dès le premier jour de la révolution, le 17 octobre, j'étais là et je suis resté manifester pendant environ cinquante-cinq jours, jusqu'à ce qu'ils commencent à arrêter des gens. J'avais peur qu'ils apprennent mon nom ou me voient et viennent m'attraper. En tant que Syrien ici, on ne sait jamais ce qui peut arriver. On peut être emprisonné pendant peut-être deux mois, et ressortir ensuite, mais je ne veux pas que ça m'arrive.

«Le jour même, je ne suis pas descendu dans les rues, je ne voulais pas voir le sang.»

Avant, on s'asseyait avec nos amis, on parlait. Je croyais en un système juste, où tout le monde aurait accès aux biens de première nécessité, à un système de santé, à des transports... Depuis la crise économique, les gens ont repensé leur positionnement politique, il y a une nouvelle façon de protester. Samedi, la manifestation était plus sérieuse, plus furieuse. On a vu un grand-père avec son fils et son petit-fils, et même si on se faisait tirer dessus, personne ne voulait partir, tout le monde se disait «Trop, c'est trop».

Samedi 8 août, les Beyrouthin·es ont manifesté place des Martyrs pour réclamer la chute du gouvernement. | David Hanna

J'ai passé littéralement 80% de ma vie au Liban et à Beyrouth. J'aime cette ville d'une façon folle, je ne peux pas l'expliquer. J'ai grandi ici, mes amis sont ici, j'ai étudié ici, j'ai travaillé ici... J'ai toujours une forme de nationalisme envers la Syrie, mais j'aime le Liban et je lui souhaite le meilleur. Je peux participer à quelque chose ici, même en étant syrien, il n'y a aucune frontière entre nous; tous mes amis sont libanais et on va ensemble aux manifestations. Il y a déjà plusieurs ministres qui ont démissionné; si plus d'un tiers du cabinet démissionne, ils partiront tous. [C'est en effet ce qui est arrivé depuis, ndlr].

Les gens commencent à demander des comptes aux politiques. Il faut confronter le système à ses responsabilités et préserver la liberté d'expression. En même temps, j'ai vu sur les réseaux sociaux qu'en rentrant de la place des Martyrs, des manifestants s'étaient fait attaquer par des supporters de partis politiques, des gens qui soutiennent Amal et le Hezbollah. Toute une partie du pays reste à la maison. Je ne sais pas ce qu'ils attendent, ils croient toujours en leurs leaders même si leurs maisons ont été détruites.

Depuis le début de l'année, j'essaye de quitter le Liban. Ça ne marche pas, mais j'y travaille toujours. Si les gens de ce pays ne peuvent plus supporter la situation, comment moi, après tout ce qui m'est arrivé, je le pourrais? Je dois réfléchir à ce qui est le mieux pour mon futur. Je devais me marier en avril, ma fiancée est française. Mais à cause du coronavirus, le mariage a été annulé par deux fois. Maintenant, j'attends que les bureaux des visas rouvrent.

Pour aider le Liban, vous pouvez faire un don à des ONG qui travaillent sur le terrain, directement avec la population. Cette liste recense différentes organisations mobilisées pour secourir les personnes affectées par l'explosion.

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