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«Je me suis retrouvée par terre, la tête en sang, mais consciente»

Le jour où le port de Beyrouth a été soufflé, raconté par les habitant·es de la capitale du Liban. Témoignage de Mélanie Dagher, 30 ans, libanaise, quartier de Mar Mikhael.

Vue du port de Beyrouth, le lendemain matin de l'explosion, le 5 août 2020. Les réserves contenues dans le silo à grains ont été détruites. | <a href="https://www.instagram.com/d.fideoh/">David Hanna</a>
Vue du port de Beyrouth, le lendemain matin de l'explosion, le 5 août 2020. Les réserves contenues dans le silo à grains ont été détruites. | David Hanna

Temps de lecture: 9 minutes

Il aura suffi de quelques minutes seulement pour que Beyrouth soit soufflée. Le mardi 4 août 2020, à 18h08, 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium explosaient dans le port de la ville. En puissance d'explosion, c'était quarante fois plus qu'AZF et dix fois moins qu'Hiroshima. Les détonations ont été entendues jusqu'à Chypre, l'onde de choc ressentie jusque dans les montagnes libanaises, et sur plus de dix kilomètres à la ronde, les immeubles, portes et fenêtres se sont écroulées.

Une semaine après, on compte au moins 171 morts et plus de 6.000 blessés (ce bilan officiel, publié le 11 août par le ministère de la Santé libanais, n'inclut pas les 34 victimes comptées par l'Agence des Nations unies pour les réfugiés). 300.000 personnes se sont retrouvées sans domicile. Le Liban tout entier est en deuil de sa capitale. Les quartiers de Gemmayzeh et de Mar Mikhael, qui constituaient le cœur artistique et festif de Beyrouth et rassemblaient une jeune population, ont été les plus sévèrement touchés.

Nous avons voulu donner la parole aux habitant·es de Beyrouth, les faire raconter leur histoire et leur désastre. Qu'elles aient été sur place au moment de l'explosion, qu'ils aient été retenus ailleurs dans le pays ou expatriés, comme c'est le cas de beaucoup de Libanais·es, ils relatent les longues heures qui ont suivi la chute de Beyrouth et les années de souvenirs engloutis qui ont précédé.

Beyrouth embrassait tous ses clichés et les déjouait tous. Aujourd'hui demeure surtout un terrible sentiment d'impuissance qui réunit les gens qui y vivent, qu'ils soient libanais, palestiniens, syriens ou éthiopiens, chiites, sunnites, druzes ou maronites, riches ou pauvres, vieux ou jeunes... Une impuissance face à la mort, face au chaos, face aux gravats et aux bris de verre qui ont assommé la ville, et face aux larmes infinies qui jamais ne sauront dire la peine qui transperce toutes celles et ceux pour qui le Liban a compté un jour.

Il y a eu la sidération d'abord, la tristesse, l'incompréhension et l'angoisse, et puis la colère qui monte, la rage, énorme, contre toute la classe politique libanaise, qui a autorisé l'horreur par sa corruption et son incurie. Au cinquième jour, les Beyrouthin·es ont manifesté sur la place des Martyrs, qui avait été vidée au pic de la pandémie de Covid-19. Le poing de la révolution d'octobre a été remplacé symboliquement par des potences, les manifestant·es demandent désormais des comptes. Lundi 10 août, au soir, Hassane Diab, le président du Conseil des ministres, a annoncé la démission de son gouvernement. Le président Michel Aoun est toujours au pouvoir.

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Mélanie travaille dans l'art et la mode, elle était directrice de création à L'Officiel Levant, qui a fermé depuis la révolution. Elle habitait dans le quartier de Mar Mikhael, l'un des plus gravement touchés par l'explosion.

Beyrouth, il y a quelques années, c'était un hub de créativité, de richesse, de culture. C'était une ville très intéressante, avec beaucoup de jeunes artistes, de jeunes philosophes... Moi, ayant grandi un peu partout dans le monde, le Liban c'était ma maison, et c'était important que des jeunes comme nous puissent rentrer pour apporter des changements dans le pays. Je vivais à Londres et j'ai fait le choix de rentrer. Il y a deux-trois ans, tout a commencé à dégringoler. La corruption était déjà très présente, mais on fermait plus ou moins les yeux parce que ça restait viable. La ville était ouverte, avec plein de touristes. Toutes les grandes entreprises venaient au Liban, ils appelaient ça «la Suisse du Moyen-Orient».

Le 17 octobre 2019, quand la révolution a commencé, je n'étais pas là. J'ai eu la chance d'avoir un travail à Berlin, mais je n'avais toujours pas de visa. Pendant un an j'ai galéré, recevant des offres mais zéro sponsor, et j'ai dû revenir au Liban parce que ma situation n'était plus légale. Quand je suis rentrée, le Covid est arrivé –sachant que nous étions déjà dans une crise économique. La livre libanaise a augmenté de 80%, tout est devenu très cher, on n'avait plus accès à notre propre argent, beaucoup de gens ont perdu leur emploi, sans oublier les problèmes de poubelles que plus personne ne ramasse. Tout est privé ici, tout est corrompu, même l'électricité est quelque chose auquel on n'avait plus accès ces deux derniers mois.

Déjà bien avant l'explosion, il y avait un dégoût par rapport à tout ce qui se passait. Tous les jeunes qui se battaient dans la rue pour la révolution avaient baissé les bras, moi j'attendais juste que le Covid se calme un peu pour pouvoir repartir... Et puis il y a eu cette explosion le mardi.

«On entend une première secousse et là, réflexe de Libanaises ayant vécu beaucoup de choses, on s'est éloignées des vitres.»

J'étais dans mon appartement à Mar Mikhael, vraiment au centre de l'explosion. C'était un nouvel appartement, je venais de m'installer quatre jours avant. Ils allaient refaire un confinement le lendemain, donc il y avait beaucoup d'embouteillages dans les rues, tout le monde voulait profiter avant. Une copine à moi, qui est aussi ma colocataire, était venue prendre un bain et on était assises en train de manger au salon.

On entend une première secousse, j'ai cru que c'était un tremblement de terre. Et là, réflexe de Libanaises ayant vécu beaucoup de choses, on s'est éloignées des vitres. On a très bien fait parce que sinon, je pense qu'on serait mortes. C'est un souvenir qui m'est flou maintenant. Tout ce que je sais, c'est que je me suis retrouvée par terre, sous une porte, la tête complètement en sang, mais consciente.

Je me lève et j'essaye de sauver mon amie qui est sous les pierres. Le mur qui nous sépare des voisins lui est tombé dessus. Je la sors de sous les débris, et là ce qui se passe, c'est qu'on ne comprend pas. Je ne sais pas si on est envahis par les Israéliens et si ce sont des missiles. L'explosion a été tellement forte que j'ai cru que c'était tombé sur mon immeuble, il ne reste rien. Le plafond de ma chambre s'est effondré, on voit le ciel. On sort, je vois un champ de guerre énorme, ma voisine qui a perdu ses doigts, et mon amie qui a le bras complètement déboîté ne peut pas marcher, elle a les côtes cassées. J'ai dû aller chercher de l'aide, mais on était coincées. J'ai enjambé toutes les portes pour aider la vieille dame qui n'avait plus ses doigts à les ramasser.

Puis il y a mon voisin, que je ne connais pas, que je vois par terre avec un énorme bout de verre dans les poumons, le visage complètement déchiqueté, qui est entre la vie et la mort et me demande d'essayer de le sauver. Donc je me retrouve à courir dans tous les sens alors que j'ai un os qui sort de ma tête et je vois les dégâts, je vois que Mar Mikhael est en ruine, je vois des gens ensanglantés partout, du sang par terre, des ambulances qui ne font plus monter personne, et bien sûr les lignes téléphoniques commencent à couper, je n'arrive plus à joindre quiconque. Le voisin que je tenais dans mes bras est parti, on n'a pas eu le temps de le sauver.

Le père de ma colocataire arrive, il nous amène en voiture à l'hôpital. C'était encore une terrible expérience, avec des visions, des choses que j'ai vues, vraiment choquantes... Les trois hôpitaux les plus importants de Beyrouth avaient explosé, tous les malades sous masque respiratoire étaient partis, il n'y avait plus d'électricité, plus rien.

Je m'évanouis, on me met sur une chaise roulante, on me donne un sérum, et on me laisse sur le parking de l'hôpital pendant plus d'une heure. Une autre ambulance arrive, l'infirmier me voit de loin, vient vers moi, s'excuse, me lève et me met par terre pour récupérer la chaise. On m'a fait mes points de suture sans anesthésie. Je m'en suis sortie, j'ai deux amies qui sont mortes, d'autres en soins intensifs. Ma maison, entre l'explosion et le lendemain, s'est écroulée. Ma voiture est bonne pour la casse. On a tout perdu, et tout mon entourage est dans la même situation.

Une ambulance devant l'église maronite Saint-Antoine, rue Gouraud, à Mar Mikhael, au lendemain de l'explosion, le 5 août 2020. | David Hanna

En l'espace de trente secondes, je me suis retrouvée sans rien, tout mon travail, tous mes disques durs sont partis. Mais ça c'est rien, on s'en fout. C'est un crime contre l'humanité ce qui s'est passé, notre gouvernement savait depuis 2014 qu'il y avait une cargaison de 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium au port, à moins d'un kilomètre de là où on habitait.

Moi, j'arrive pas à accepter de dire cette phrase que tout le monde répète, «heureusement qu'on est vivants», parce que si c'était une catastrophe naturelle, d'accord, mais quand c'est un crime fait par notre gouvernement, qui nous traite comme des moins-que-rien depuis des années, ça ne peut plus passer. Oui, heureusement que je suis vivante, mais il y a une petite fille de 3 ans d'un couple de jeunes de mon âge qui est décédée.

Quelques jours après, on est descendus manifester, ils ont commencé à nous tirer dessus. Après nous avoir détruits, détruit le seul bout d'âme qu'il nous restait, c'est comme ça qu'ils nous ont traités. Des gens voulaient venir à 16 heures pour faire une heure de prière et de silence pour tous les martyrs, et ils nous ont même pas laissé faire ça. On est pris en otage. Moi j'ai un passeport libanais, je ne peux même pas partir. On ne sait pas ce qui va se passer, mais ils doivent payer le prix, parce que ce n'est que leur faute.

Un soldat devant l'incendie du port de Beyrouth, le 4 août 2020. | STR / AFP

Le peuple est en train de réparer les dégâts. Heureusement que je suis encore saine et que j'arrive à en parler, grâce à tout le soutien que j'ai reçu, moral, et de gens que je ne connais pas. Moi je suis chrétienne, eux ils sont musulmans, et on s'en fout. On est en train de s'entraider. Ils sont rentrés, ils ont nettoyé toute ma maison, ils ont essayé de sauver le peu d'affaires qu'il me restait, des amis à moi payent des vitres pour des gens qui n'ont pas les moyens...

Le gouvernement n'a même pas ouvert un centre d'hébergement, n'est même pas descendu dans la rue, on a eu Macron! Macron était beaucoup plus un président pour nous en l'espace de vingt-quatre heures que ce président qu'on a... C'est une haine, c'est une rage qu'on ressent, et je ne sais plus comment l'exprimer. C'est quand même la troisième explosion la plus forte après Hiroshima et Nagasaki, c'est pas n'importe quoi.

Physiquement c'est très dur, j'ai des points de suture partout, mais ça va encore, je peux marcher. J'ai une amie qui était en soins intensifs qui a fait une hémorragie interne, elle va s'en sortir (difficilement) mais on a cru jusque-là qu'elle serait paralysée. J'ai une autre amie qui ne pourra pas marcher d'ici deux-trois ans, une autre encore qui a perdu un œil...

Moralement c'est très difficile, je me demande si j'aurais pu faire quelque chose pour ce pauvre monsieur qui est mort dans mes bras, si je vais pouvoir être de nouveau heureuse dans ma vie. Je me réveille chaque matin complètement démolie, en pleurant. J'ai besoin de parler, je ne peux pas être dans le déni. Dès le lendemain, je suis revenue dans l'appartement, j'ai revu mon sang, c'était important pour moi; d'autres personnes ne peuvent pas.

Je ne me sens plus dans mon pays, je sens que je n'ai plus de pays. Mais je vais devoir apprendre à vivre avec, je n'ai pas le choix. Je ne suis pas quelqu'un de très croyant ni de pratiquant, mais je me dis que si je suis encore vivante, c'est pour une raison, et je vais tout faire pour rendre justice à ceux qui n'ont pas pu survivre à cette tragédie. Je préfère courir le risque de mourir en essayant de me battre pour un Liban libre, que mourir à cause de leurs bombes.

«Depuis 2014, nous vivions, prenions des verres, dînions à côté de 2.750 tonnes d'explosifs. Et on n'était pas au courant.»

Quand tout allait bien, je ne voulais déjà plus rester au Liban. Je me sentais beaucoup plus à l'aise en Europe, dans mon travail, je sentais que je pouvais aller loin. Mais partir maintenant, ce serait renoncer trop tôt par rapport à ce qui s'est passé. D'ici une semaine, je serai rétablie et la première chose que je vais faire, c'est descendre aider les gens et manifester.

Beaucoup d'amis à moi qui ont des passeports le permettant s'en vont, tous les gens qui peuvent s'en aller vont s'en aller. Mais c'est ce qu'ils veulent. Ils veulent qu'on parte, ils veulent enlever le peu de culture qu'il y a pour rendre le pays terroriste, influencé par l'Iran et Hassan Nasrallah. Et ce n'est pas un avis personnel, c'est la vérité. Avant, il pouvait y avoir des opinions, on pouvait ne pas être d'accord; maintenant, ça crève les yeux pour tout le monde. Le port appartient au Hezbollah, donc par défaut, ils savaient. Depuis 2014, nous vivions, prenions des verres, dînions à côté de 2.750 tonnes d'explosifs. Et on n'était pas au courant.

On n'a plus rien à perdre, la ville est complètement rasée. Soit ça va aller de pire en pire, Beyrouth va mourir et appartenir à des gens à qui on ne veut pas qu'elle appartienne, soit... Les organisations sont en train de lever des fonds pour reconstruire des maisons, ça va prendre énormément de temps. Il n'y a rien de prometteur pour le pays désormais. Mais rien que le fait que le gouvernement démissionne, c'est déjà une petite victoire.

Pour aider le Liban, vous pouvez faire un don à des ONG qui travaillent sur le terrain, directement avec la population. Cette liste recense différentes organisations mobilisées pour secourir les personnes affectées par l'explosion.

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