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J'ai interviewé Huston Riley, le soldat photographié par Robert Capa lors du débarquement du 6 juin 1944

L'Américain, au récit poignant, ne célèbrera pas le 70e anniversaire du D-Day. Il est mort en 2011, à 90 ans.

6 juin 1944 devant Omaha Beach. ROBERT CAPA.
6 juin 1944 devant Omaha Beach. ROBERT CAPA.

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Il a fallu un demi-siècle pour parvenir à identifier le soldat flou pataugeant dans les vagues, les débris et les obstacles de la plage d’Omaha Beach. Cette photographie de Robert Capa, publiée d’abord par Time magazine, est devenue la plus emblématique du 6 juin 1944. Compte tenu d’une certaine ressemblance physique, un premier soldat, Edward Regan avait cru se reconnaître. Mais des historiens ont fini par déterminer que son unité n’avait pas débarqué à l’endroit de la plage où se trouvait Robert Capa et appartenait à la deuxième vague, arrivée sur la cote vers 7h30. Le photographe accompagnait la première vague et n’a pas pris de clichés après 7h.

En revanche, Huston Riley figurait bien dans la première vague dans la compagnie Fox. Il ressemble à la personne photographiée et à la suite d’une erreur s’est retrouvé au même endroit que l’Easy compagnie avec laquelle se trouvait Robert Capa. Il se souvient aussi avoir été aidé à sortir de l’eau par un photographe. Il venait de recevoir… quatre balles dans l’épaule. Cela ne l’a pas empêché de vivre jusqu’à 90 ans.

J’ai eu la chance de le rencontrer il y a dix ans en 2004 —j'étais alors correspondant aux Etats-Unis pour Le Monde— chez lui sur l’île Mercer, en face de Seattle. Il avait une maison au bord de l’océan Pacifique, construite au milieu des sapins par son père, architecte, en 1909. Sa forme physique était étonnante, sa mémoire intacte et son récit poignant.

«Les vagues étaient vraiment fortes ce jour-là et seulement descendre du bateau par les échelles de corde dans les barges de débarquement sans passer à l’eau ou se blesser était du sport. J’étais l’instructeur de la compagnie pour la natation et le sauvetage en mer et donc j’aidais les autres. On est monté dans les barges vers 4h du matin et on a attendu deux longues heures. Nous étions encore dans la première vague comme en Afrique du nord et en Sicile. C’était devenu un sujet de plaisanterie entre nous, ceux du 16e régiment de la première division d’infanterie. En fait, on était ballotté dans tous les sens.

 

On était presque tous malades, de trouille et du reste. On est finalement parti, on voyait les canons des destroyers tirer directement sur la plage. Notre barge a heurté un banc de sable à 100m du rivage. Ils ont ouvert la rampe et je me suis précipité dehors pour me retrouver submergé dans plus de trois mètres d’eau. Il faisait presque jour. J’ai coulé et après une éternité, j’ai touché le fond. Je pouvais voir au-dessus de moi les balles de mitrailleuses heurter la surface de la mer perdre de la vitesse et tomber.

J’ai gonflé mes bouées à la ceinture, je suis remonté à la surface et j’ai commencé à nager vers la plage. Une cible parfaite. La barge avait dû recevoir un coup direct. Elle avait disparu et il y avait des débris et des corps partout. J’ai nagé jusqu’à la côte en cherchant à être le moins visible possible. C’était impossible.

 

J’ai été touché à plusieurs reprises, mais dans le sac à dos, les chaussures et cela ne me faisait pas mal. Et puis presque arrivé sur la plage, j’ai reçu une rafale dans l’épaule droite. Quatre balles, deux sont passées à travers et deux sont restés. Deux gars m’ont aidé à sortir de l’eau, un sergent de l’Easy compagnie et un photographe avec un appareil autour du cou. Ce devait être Robert Capa. Il n’y en avait pas d’autre.

Je me souviens très bien m’être dit: “mais que diable ce dingue de photographe fait ici”. J’avais du sang sur le dos. Un infirmier m’a un peu soigné et j’ai rejoint ce qui restait de ma compagnie. Les trois quarts ne sont jamais arrivés. Avec d’autres survivants de la première vague d’autres compagnies, on s’est réorganisé en un groupe de combat. Sous les ordres des officiers survivants, on a fini par avancer et percer les défenses en milieu de journée.

 

On a fait pas mal de prisonniers. Il a fallu attendre 3 ou 4h de l’après-midi pour sortir de la plage et avancer à l’intérieur des terres. Les Allemands nous tiraient dessus avec de l’artillerie et des mortiers, mais nos chars sont enfin arrivés et cela a été plus facile. J’étais assez affaibli. Mais on ne m’a renvoyé en Angleterre dans un hôpital que cinq jours plus tard.

 

Cela m’a donné la possibilité entre temps de goûter une fois au Calvados offert par un paysan normand. C’était tellement fort, j’ai toussé pendant cinq minutes et le type n’arrêtait pas de rire.»

Huston Riley n’a pas été très bien soigné. La dernière balle lui a été enlevée aux Etats-Unis par son médecin de famille en 1946!

«J’avais toujours une douleur. En 1946, je suis allé voir mon médecin et il a aperçu quelque chose sous la peau. Il m’a donné la balle avec un sourire. Et pourtant, j’en avais fait des hôpitaux militaires. Cela ne les a pas empêché de me renvoyer au front à la fin de l’année 1944 quand c’était la panique au moment de l’offensive allemande dans les Ardennes. Les médecins faisaient le tour dans les salles d’hôpitaux et désignaient les gars devant repartir, toi, toi, toi…

 

Après cela, on devient fataliste. On se dit "mon heure est arrivée" ou pas. Ce que je sais, c’est que j’ai eu beaucoup, beaucoup de chance. Je me suis pris en tout cinq balles, une aussi dans la main en Afrique du nord, et je suis rentré aux Etats-Unis sans séquelles. C’était une période très dure, difficile à imaginer pour les générations plus jeunes. On sortait à peine de la grande dépression. Mon père avait perdu son travail. On ne savait pas de quoi serait fait le lendemain

Après avoir été démobilisé, il s’est marié et a eu deux enfants. Il est devenu représentant en articles de pêche, de sport et de randonnées. Sa petite société a prospéré et employait huit personnes. Il a travaillé jusqu’à 70 ans. En 2004, Huston Riley naviguait encore sur son voilier et pêchait souvent. Il est mort en 2011.

Les photographies du débarquement de Robert Capa sont très peu nombreuses. Elles ont presque toutes été détruites. Il avait deux pellicules de 36 vues entièrement exposées avant de rembarquer d’Omaha beach pour l’Angleterre dans une barge ramenant des blessés. Sur les 72 clichés, seuls onze n’ont pas été perdus. Dans la précipitation, un laborantin a grillé ce jour-là les pellicules en voulant les faire sécher trop vite.

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