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Il est de bon ton d’accuser les extrémismes et les populismes et de déplorer l’abstention, probables nommés et vainqueurs des prochaines élections européennes. Mais comment ne pas voir les propres responsabilités des euro-constructeurs qui ont préparé le terreau et même semé les germes des désillusions citoyennes, depuis vingt ans? Le résultat qui s’annonce n’est que la conséquence logique d’une série de désillusions touchant la construction, le contenu, et le maître d’ouvrage.
1. Le processus de construction ou la démocratie dévoyée
Certes, la construction européenne s’est toujours déroulée en respectant scrupuleusement les règles formelles constitutionnelles, au fondement des démocraties européennes. Il n’y a jamais eu de coup de force. Toutes les avancées européennes, tous les traités ou équivalents (Acte unique) ont été signés par les chefs d’Etat et de gouvernement et ont été ratifiés par les parlements nationaux, tous parfaitement légitimes pour le faire, en application du principe de la démocratie représentative. Formellement, il n’y a rien à dire.
Mais s’agissant de l’Europe, cette occasion unique d’avancer ensemble dans le remodelage du monde, il n’aurait pas été inconcevable, lorsque cela était possible –car le référendum est exclu dans plusieurs pays d’Europe, en Allemagne par exemple– d’en référer aux peuples. Or, que constate-t-on? Que l’Europe a souvent eu peur de la démocratie directe, celle qui s’adresse aux peuples par référendum, et a souvent privilégié le vote de ses représentants.
Pourquoi cette intermédiation? Parce que les élus de la représentation nationale, dans leur immense majorité, sont convaincus de l’évidente nécessité de la construction européenne. Parce que, sous la Ve République, pour les grandes décisions, députés et sénateurs, réunis pour l’occasion en congrès, votent comme on leur dit de voter. Parce que le système s’auto-entretient, puisque le jour où l’on se décide de recourir au suffrage direct, il faut alors constater, avec un certain embarras, le décalage croissant entre ce que les élus nationaux votent et ce que les électeurs pensent, une façon d’avouer que les représentants sont de moins en moins représentatifs.
Ainsi, l’Europe avance souvent déconnectée des peuples. Il y eut même dans le passé de véritables coups de force, des rapts démocratiques, lorsque quelques étapes essentielles de la construction européenne ont été franchies sans les peuples (l’élargissement de 2004 /2007), voire contre une partie d’entre eux (cas du traité de Lisbonne, copie conforme du traité constitutionnel rejeté par référendum par la France et les Pays-Bas, quelques mois avant, et adopté par voie parlementaire). Mieux, lorsque le référendum est obligatoire et quand un peuple ne vote pas bien, on le refait voter jusqu’à ce qu’il vote mieux (cas des deux référendums irlandais lors des traités de Nice et de Lisbonne en 2001 et 2008).
Dis-moi comment tu votes et je te dirai si je te pose la question. Formellement, l’Europe est une démocratie dévoyée qui, au fond, repose sur une lâcheté démocratique. L’honnêteté politique élémentaire serait d’admettre que lorsque l’Europe et les dirigeants des Etats, ont, à ce point, peur des peuples, c’est que quelque chose ne va pas, non?
Plus qu’aucune autre, l’Europe, par son mode de construction, creuse et institutionnalise l’écart entre le peuple, supposé manipulé et ignorant, et les élites, aveugles à force de se croire éclairées.
2. Le contenu de la construction européenne ou la démocratie bavarde
Les arguments avancés dans cette campagne sont, pour la plupart, inaudibles. Sans même parler des débats sans fin sur la croissance, la rigueur, l’euro, le libéralisme, tous sujets à polémiques, quelques-uns sont infantiles.
La paix? Mais qui, en 2014, a l’impression que la paix est menacée?
D’autres sont d’une naïveté désarmante. L’idée d’un smic européen n’est que pure illusion. Les Français croient que ce sera le smic français, bien sûr, ce qui permettrait d’arrêter la concurrence des pays européens à bas coût de main d’ouvre (le transport routier international a été laminé en 5 ans). Mais le smic européen ne peut être qu’un smic national –à 2,95 euros de l’heure pour les pays précités–, ce qui ne changera évidemment rien à la concurrence.
D’autres partent du postulat selon lequel l’Europe, c’est forcément mieux. D’autres, pleins de bonnes intentions, sont, en pratique, irréalisables (une seule ambassade pour l’Union au lieu et place de 28). D’autres ne sont que des vœux pieux (l’Europe de la défense). D’autres révèlent de l’incompétence (même les Anglais depuis le fameux Y want my money back de 1979 n’ont jamais plus revendiqué un juste retour sur leur contribution budgétaire). Il y en aussi de fantaisistes (est-il raisonnable de proposer aujourd’hui de multiplier le budget européen par cinq portant la contribution nette allemande à 40 milliards d’euros par an), ou décalés (Airbus, mis à toutes les sauces, repose uniquement sur des coopérations nationales et ne doit strictement rien à l’Union européenne).
Il y a dans cette campagne un tel amas d’approximations que c’en est tragique.
Il y aurait pourtant tellement de choses à faire. L’Europe doit faire du lien et avoir du sens. Faire du lien, c’est travailler ensemble, multiplier les échanges et projets en commun. Sur les 150 milliards de budget européen, entre 5% et 7% seulement sont consacrés à des programmes transnationaux (Erasmus pour les échanges universitaires et un peu de coopération scientifique). Le reste (politique agricole commune, politique de cohésion) n’est que de la redistribution, via Bruxelles.
Le sens? La grande faille de la construction européenne est d’avoir beaucoup trop étendu ses compétences sans les avoir creusées. Elle a labouré un champ de plus en plus grand, sans s’occuper de ce qu’elle allait planter. L’Union se mêle de tout, intervient sur tout.
En 1957, les politiques internes de la Communauté économique européenne concernaient trois secteurs: le droit de la concurrence, l’agriculture et les transports. S’y sont ajoutés depuis, la politique économique et monétaire, l’emploi, la politique sociale, l’éducation, la jeunesse et les sports, la formation professionnelle, la culture, la santé, l’industrie, les réseaux transeuropéens (tout de même!), la cohésion, la protection des consommateurs, la recherche, le tourisme, l’énergie, l’environnement, la justice. Pratiquement tous les champs de l’action publique sont couverts, à un titre ou à un autre, en compétence partagée ou en compétence d’appui, par l’UE. L’UE veut trop faire et fait mal.
Le contrôle actuel dit de subsidiarité est bien trop limité. Il faut réserver l’intervention de l’UE aux domaines dans lesquelles l’échelon européen est de toute évidence plus adapté que les Etats: l’énergie, l’environnement, l’entrée aux frontières de l’Europe... En d’autres termes, Il faut, dans le même temps, réduire le champ des compétences et les approfondir dans les domaines qui doivent relever de l’UE.
Mais qui demande un tel recentrage des actions de l’Union? Pas un seul parti n’en a fait un de ses thèmes de campagne.
3. Les procédures de sélection des eurodéputés ou la démocratie factice
L’enjeu des élections européennes du 25 mai est d’élire 74 députés français au Parlement européen (PE). 74 sur 751 eurodéputés. Quel est le profil idéal?
Le(a) député(e) idéal(e) doit avoir des qualités politiques. Le PE est une assemblée politique et a un poids politique réel. A l’exception de quelques sujets –il est vrai, majeurs, tels que les grandes orientations budgétaires–, le PE est codécideur, à égalité avec le Conseil, composé des ministres des Etats.
Quand les Etats sont unis, le PE est battu. Quand les Etats sont divisés, le PE sait imposer ses vues. Il faut donc au député(e) une expérience politique, pour être écouté. Mais sans exagérer.
Les grandes figures de la politique nationale tentées par Bruxelles ne font pas illusion longtemps: leur réputation dépasse rarement l’Hexagone, certains, qui n’ont pas la place qu’ils pensaient avoir, démissionnent aussitôt élus, d’autres ne viennent pas siéger et s’ils viennent voter, n’exercent aucune influence. Quant au profil inverse, l’apparatchik de parti qui peut parfaitement être élu s’il est bien positionné sur une liste, en récompense d’une régularité militante, il ne parviendra jamais à intéresser l’électeur.
Il faut aussi à l’élu un sens du compromis. Aucun parti n’a la majorité absolue au PE de telle sorte qu’il faut toujours chercher le compromis: 40% des votes se font à la quasi unanimité (sur les OGM par exemple). Dans 30% des cas, il s’agit de votes de consensus entre les deux principaux courants, les votes de confrontationne représentent que 30% des cas. Enfin, il faut faire partie d’un groupe pour exister. Les députés de groupuscules marginaux, n’ont aucune influence.
Le(a) député(e) idéal(e) doit aussi avoir des qualités techniques. Car le PE n’a pas pour mission de soutenir un gouvernement, mais, avant tout, d’adopter des règlements qui encadrent notre vie quotidienne. Il s’agit avant tout d’un rôle législatif.
Il faut donc au député(e) une appétence au travail technique. Le poste clef est celui de rapporteur d’un texte ou, à défaut, celui de shadow rapporteur, désigné par le groupe politique pour suivre le texte, en parallèle avec le rapporteur en titre. Dans les deux cas, il faut aimer se coltiner les textes, les amendements techniques. Il faut aussi de la régularité, une grande présence et une compétence incontestée, pour être reconnu par ses pairs des autres Etats membres, seule condition pour espérer compter un peu dans cette grande enceinte de 751 membres.
Peu de partis disposent de ces profils en stock. Et l’électeur ne s’y trompe pas. A-t-on jamais vu une campagne électorale aussi triste et des électeurs aussi désabusés?
Mais j’irai voter, bien sûr. Entre le bleu à l’âme et le rouge du sang qui monte à la tête, tant cette campagne est pitoyable.
Nicolas-Jean Brehon