Parents & enfants / Monde

En défense des parents navigateurs

Partir à l’aventure sur un voilier avec des enfants en bas âge peut être risqué. Mais je n'ai pas trouvé de meilleure manière d'élever ma fille.

Maia / Diane Selkirk
Maia / Diane Selkirk

Temps de lecture: 6 minutes

Mon mari et moi élevons notre enfant tout en parcourant les mers à bord de notre voilier de douze mètres de long, le Ceilydh. Notre choix suscite deux types de réactions: «quelle chance pour le petit!» et «vous êtes cinglés!».

Depuis qu’une autre famille de navigateurs a été secourue début avril, cette seconde réaction est de plus en plus fréquente et virulente. Eric et Charlotte Kaufman naviguaient à bord du Rebel Heart pour relier le Mexique à la Nouvelle-Zélande en compagnie de leurs petites filles Lyra, âgée d’un an, et Cora, qui a 3 ans. A 900 miles nautiques de la côte mexicaine, ils ont émis un appel d’urgence à destination des garde-côtes après que leur plus jeune fille est tombée gravement malade et que la propulsion et la direction du bateau leur a fait défaut.

Alors que leur sauvetage par la Navy et la garde nationale était relayé par tous les médias, de nombreuses questions se sont posées: devrait-on avoir à payer pour le sauvetage coûteux de cette famille? Les Kaufman s’étaient-ils suffisamment préparés pour leur voyage? Et surtout, qu’est-ce qui leur est passé par la tête pour emmener leurs deux jeunes filles avec eux dans une aventure aussi risquée?

Mon mari et moi avons navigué pendant trois ans et demi. Nous avons parcouru près de 20.000 kilomètres et traversé dix pays avant de nous arrêter dans un port à l’étranger pour avoir un enfant. Nous nous sommes contentés de périples sur la terre ferme pendant un temps, avant d’entreprendre notre premier voyage en mer avec Maia quand elle avait 3 ans. Notre fille a maintenant plus d’heures de navigation à son actif que d’heures passées au centre commercial. Elle connaît mieux les étoiles du ciel (aussi bien dans l’hémisphère nord que sud) que les stars des magazines. Elle est pleine de grâce et d’assurance, et tout cela est dû à son enfance peu conventionnelle.

La famille de Diane, aux Fidji / Diane Selkirk

Tout comme les Kaufman, nous faisons partie d’un réseau international de familles de navigateurs qui représentent à peu près 10% à 15% des 10.000 voiliers qui parcourent le monde. Charlotte Kaufman et moi sommes des amies, nous nous sommes rencontrées par le biais d’un blog il y a plusieurs années. Actuellement, des centaines de ces familles apportent leur soutien aux Kaufman sur un groupe Facebook qui s’appelle «Friends of Rebel Heart» et ont réussi à réunir plus de 10.000 dollars grâce à une campagne de financement pour les aider à couvrir leurs dépenses (leur bateau était leur maison, et ils l’ont perdue).

Je ne vais pas mentir: notre mode de vie comporte des risques. Il y a les orages en mer, la maladie dans des endroits isolés, des moments riches en adrénaline, et des «il s’en est fallu de peu». Nous connaissions la famille à bord du Nina, le schooner américain de 85 ans disparu au large de la Nouvelle-Zélande le 29 mai 2013, alors qu’il voguait vers Newcastle, en Australie. Nous avons participé à quelques sauvetages et connaissons des gens qui ont perdu leur bateau, et d’autres qui ont perdu la vie.

Une nuit, quand Maia avait 8 ans, un cyclone a frappé l’endroit où nous avions jeté l’ancre au Mexique. Quand nous avons entendu un appel de détresse à la radio, j’ai rapidement fait passer à ma fille son gilet de sauvetage et j’ai placé son chat dans son sac à dos avant de la tenir fermement dans mes bras. Pendant ce temps-là, mon mari luttait pour sauver notre bateau.

La plupart des bateaux sont perdus non pas à cause d’un problème unique mais à cause d’une succession de petits échecs et de petites erreurs. Quand c’est arrivé, nous avions un problème de moteur et pas suffisamment de visibilité pour trouver un endroit sûr où jeter l’ancre. Le vent a poussé deux énormes bateaux de pêche dans notre direction et nous n’avions aucun moyen de les éviter. Même si cela avait été possible, on n’avait aucune idée de la direction à prendre. Ce qui nous a sauvé, c’est la chance et notre expérience. Exposer Maia à ce type de danger était peut-être inconscient. Mais pour moi, les effets positifs de ce mode de vie ont toujours pesé plus lourd que le risque.

Après tout, le risque était déjà présent quand nous avons traversé le Canada alors que Maia n’était âgée que de quatorze mois. Dans le froid de l’automne, nous étions tous les deux en train de grelotter quand nous l’avons réveillée après minuit pour qu’elle puisse voir les aurores boréales au-dessus de notre campement isolé dans le nord du pays. 

Maia / Diane Selkirk

Elle a gravi sa première montagne à l’âge de 4 ans. Elle a insisté pour se hisser d’elle-même jusqu’au sommet escarpé à la force de ses petits bras et a levé un poing victorieux quand elle l’a atteint. Quand elle avait 9 ans, nous avons traversé le Pacifique avec une flotte de Puddle Jump qui comprenait plus d’une douzaine de «bateaux à enfants», comme on les appelle. Dans l’archipel des Tumaotu, nous l’avons emmenée faire de la plongée au tuba. Nous avons par inadvertance plongé au milieu d’un groupe de requins de récifs peureux. J’ai poussé ses jambes vers la surface pour éviter qu’elle ne leur donne des coups de pied alors que nous étions tous surpris par la situation. Peu après, elle nageait seule aux côtés d’une raie manta.

Je sais que cette vie n’est pas faite pour tout le monde. Mais c’est aussi un mode de vie qui n’exclut pas forcément les enfants. Le risque peut être limité par l’expérience et la connaissance. Comme la plupart des parents navigateurs, nous avons passé plusieurs années à étudier par nous-mêmes de nombreux sujets, comme les premiers soins dans des zones isolées, la météorologie, l’éducation à domicile, la gestion de crise et même le comportement des requins. Tout cela en mettant de l’argent de côté, en aménageant notre bateau et en lisant des histoires à notre fille à l’heure du coucher.

Nous nous demandons régulièrement quel degré de risque nous pouvons prendre, et nous essayons tous les jours de trouver la réponse. Je pense que les parents qui habitent les banlieues aisées font la même chose. Je sais que beaucoup de gens nous trouvent égoïstes.

Ils nous croient incapables ou peu disposés à abandonner notre mode de vie aventureux pour faire les meilleurs choix pour nos enfants. Mais la plupart des parents navigateurs choisissent d’emmener leurs enfants non pas parce que ça les arrange, mais parce qu’ils ont fait le choix intentionnel de leur faire vivre leur voyage. Même quand ils sont très jeunes, comme la nuit où nous avons enveloppé Maia dans des couvertures pour regarder les aurores, l’expérience n’était pas une perte de temps parce qu’elle était trop petite pour s’en souvenir. Je me souviens du moment où elle a levé les bras vers le ciel, pleine d’admiration. C’était la première fois qu’elle montrait les premiers signes de son sens très développé de l’émerveillement qu’elle ressent encore aujourd’hui quand elle observe le ciel.

Et ce n’est pas uniquement l’émerveillement qui se développe chez elle. Certaines recherches ont montré que les expériences de la petite enfance, selon les chercheurs de l’université de Harvard, restent «ancrées biologiquement dans le développement du cerveau et d’autres systèmes organiques et ont des impacts à long terme sur l’apprentissage, le comportement et la santé physique et mentale». Sans même parler du fait que les enfants plus âgés font l’expérience très réelle des avantages mesurables qu’ils tirent de leurs voyages, comme une confiance en soi élevée ou un grand sens de l’indépendance.

Daphne Stuart, une de nos amies rencontrées sur Internet, a été un enfant navigateur à partir de l’âge de 17 mois et explique que son enfance nourrie à l’émerveillement a guidé son choix quand elle a décidé d’offrir la même expérience à ses enfants:

«Les dauphins en train de jouer dans notre sillage, les orques autour du bateau, l’aigle chauve qui plonge à pic pour attraper un poisson, les couchers de soleil magnifiques, les gens rencontrés dans les zones isolées... C’est le cadeau que mes parents m’ont offert, et celui que je veux offrir à mes garçons.»

Sara Johnson, un membre du trio d’auteurs du Guide de la navigation avec des enfants, un livre à paraître, a traversé le Pacifique en 2012 avec son mari et ses deux filles, Holly (alors âgée de 3 ans) et Leah (6 ans). Elle a découvert certains avantages inattendus, et raconte sur son site comment ses filles ont pu jouer avec des dizaines d’enfants qui parlaient une autre langue que la leur et ont pu leur apprendre des rudiments d’espagnol, de français, de tonguien et maintenant de maori, puisqu’elles sont scolarisées dans une école d’Auckland, en Nouvelle-Zélande.

Diane et Maia / Evan Gatehouse

Quant à Maia, nous l’avons vu passer de la petite fille qui montrait à sa grand-mère comment marchander pour acheter des vêtements au Mexique à la préadolescente qui possède une grande compréhension de la situation internationale ainsi que la conviction qu’elle a un rôle à jouer en tant que citoyenne du monde.

Alors qu’elle retrouvait un peu de «normalité» quand elle était scolarisée en Australie, elle a fait campagne pour que son école adopte le recyclage, et a pris elle-même la décision de faire don de ses étrennes de Noël à l'ONG Kiva, non seulement pour aider les entreprises en difficulté, mais aussi pour soutenir ses amis. Elle a rencontré énormément de gens.

A ceux qui nous accusent de risquer la vie de notre fille, nous apportons une réponse simple: cette vie est le plus beau cadeau que nous pouvons lui offrir. Approcher d’une côte étrangère au petit matin, y arriver de la même manière que les navigateurs le faisaient autrefois, et se faufiler discrètement comme un bateau fantôme vers un port inconnu tout en découvrant peu à peu les secrets de la terre qu’on aperçoit, c’est une expérience absolument merveilleuse. Nous permettons à notre fille de découvrir le sens de l’exploration. Bien sûr, sa découverte du monde comporte des risques. Mais l’alternative, qui reviendrait à ne pas partager nos passions avec notre enfant et ne pas lui transmettre l’envie de vivre les siennes, me semble bien plus dangereuse.

Diane Selkirk

Traduit par Hélène Oscar Kempeneers

Diane Selkirk est l’auteure du Guide de la navigation pour les grands idiots, ainsi qu’une écrivaine freelance basée en Australie et publiée dans Men’s Journal, Outside et Reader’s Digest.

cover
-
/
cover

Liste de lecture