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Comment le whisky Ardbeg est devenu culte

Peu de distilleries suscitent cette vénération quasi mystique. Le 31 mai, on célèbre l’Ardbeg Day et la sortie d’Auriverdes, le nouveau flacon en série limitée du single malt d’Islay. Attendez-vous à la ruée.

La distillerie d’Ardbeg, sur l’île écossaise d’Islay. Photo NICHOLAS SIKORSKI
La distillerie d’Ardbeg, sur l’île écossaise d’Islay. Photo NICHOLAS SIKORSKI

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Au sein de la vaste et merveilleuse secte des adorateurs du malt s’est propagé un culte qui frise à l’idolâtrie et ne cesse d’interroger. Pourquoi seule entre toutes la distillerie d’Ardbeg, sur l’île écossaise d’Islay, suscite-t-elle cette vénération quasi mystique qu’on voue habituellement aux chapelles disparues (Brora, Port Ellen, Karuizawa…)? Peut-être parce qu’elle-même a failli s’éteindre à plusieurs reprises et plonger, il n’y a encore pas si longtemps, dans la mémoire profonde des hommes et des légendes.

Fermée de 1981 à 1989, Ardbeg ne ronronne que deux mois sur douze entre 1989 et 1996, essentiellement pour honorer ses contrats avec les blends. Elle tire de nouveau le rideau pour un an, échappe de peu à la démolition, jusqu’au rachat salvateur par Glenmorangie en 1997 (toutes deux passeront sous pavillon griffé LVMH en 2004). Le réveil, en juin 1997, s’avère prématuré: les équipements tombent en carafe à l’automne et la distillerie repasse en mode silence jusqu’en avril 1998.

Presque 17 ans de coma, à guetter tel le messie le moindre sursaut d’alambic, avant le miracle de la résurrection.

«Dans les années 90, nous vendions plus de single malts d’Ardbeg qu’Ardbeg elle-même, se souvient Derek Hancock, qui dirige les exports chez le grand négociant Gordon & MacPhail. Nous avions notamment embouteillé 100 fûts du Vintage 1974, le whisky le plus tourbé qu’on puisse trouver à l’époque, une merveille qui coûtait 25 livres: tout est parti très vite. Ardbeg était déjà mythique, et vous emportait sur les montagnes russes, passant du grandiose au médiocre non pas d’une année sur l’autre mais en à peine quelques mois.»

Sur des stocks à la disponibilité et à la qualité aventureuses, Bill Lumsden, le directeur de la distillation et de la création, va non seulement rebâtir la marque, mais l’élever définitivement au rang d’icône révérée. En innovant. En multipliant les expériences. En envoyant valser les mentions d’âge bien en avance sur son temps. Et surtout – trait de génie – en distillant au compte-gouttes des séries limitées que les collectionneurs s’arrachent et qui soudent la communauté des fidèles.

Ardbeg crée en 2000 son «Committee», un fan club rassemblant aujourd’hui près de 100.000 adhérents qui veillent à ce que plus jamais les portes de la distillerie ne se referment. L’Olympe leur rend au centuple cette dévotion, les consulte régulièrement, leur réserve des nouveautés exclusives ou des avant-première qui entretiennent le culte. Et chaque année, lors du Fèis Ile, un festival qui attire sur Islay les amateurs de whisky et de musique pendant une semaine à partir du dernier week-end de mai, Ardbeg dévoile comme toutes les distilleries de l’île une série limitée dont le buzz électrifie la planète.

Very Young (2003), Still Young et Almost There (2006), Supernova (2009, le whisky le plus tourbé au monde avec l’Octomore de Bruichladdich; régulièrement ressuscité depuis, il s’arrache à peine mis sur le marché), Rollercoaster (2010), Alligator (2011, en partie vieilli dans des fûts brûlés en peau de croco), Galileo (2012) pour en citer quelques-unes font aujourd’hui le bonheur des sites d’enchères.

Serendipity (2005) reste à ce jour le seul blended malt de la série, puisque la légende prétend qu’il est né d’un couac: quelqu’un aurait «accidentellement» flanqué un peu de jeune Glen Moray dans une cuve d’Ardbeg. Les mythes ont inventé le storytelling.

Il y a deux ans, Ardbeg décrète en toute modestie l’Ardbeg Day, qui à l’avenir se fêtera partout à travers le monde le dernier samedi du Fèis Ile autour d’une bouteille collector. Le succès est inouï, dans plus de 150 pays. Après les cuvées Ardbeg Day (2012) puis Ardbog (2013), les fétichistes de la tourbe qui psalmodient depuis des mois en salivant saluent enfin l’arrivée d’Auriverdes, présenté aujourd’hui samedi 31 mai.

Auriverdes doit son nom à la couleur dorée («auri») de son jus et verte («verde») de sa bouteille, mais le clin d’œil au surnom de l’équipe de foot du Brésil ne saurait être un hasard, quinze jours avant le coup d’envoi de la Coupe du monde. Quelques semaines avant sa commercialisation, Auriverdes flambait déjà au score: l’une des bouteilles lamées gold envoyées à la presse a trouvé preneur à 2.000 £ sur un site britannique – les deniers du culte…

Foin de ces considérations bassement terrestres! Le whisky a vieilli en fûts de chêne américain remplis bourbon dans une vie précédente et dotés de couvercles toastés grâce à une «nouvelle technique de chauffe» secrète (à mon avis, un aller-retour dans les rôtissoires de l’Enfer pour mieux revenir charmer les anges) qui torpillent de moka la vanille fumée et des notes de bacon rissolé. Laissez-le reposer un petit quart d’heure pour que remontent les arômes de café grillé.

Le miracle d’Ardbeg, est sans doute là: ce malt, l’un des plus tourbés d’Ecosse, s’équilibre dans une infinie douceur, complexe, subtil et profond comme un loch sans monstre. En un mot, céleste.

Pour le déguster, il faudra se mouvoir assez vite (6.000 bouteilles seulement) et débourser 90 euros. Ou se donner rendez-vous dans l’un des 22 points de vente qui fêtent aujourd’hui l’Ardbeg Day en ouvrant quelques flacons au public. Si vous ratez les festivités, patience, 2014 est une année faste et la distillerie nous promet un second collector avant la fin de l’année.

Christine Lambert

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