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«La machine à influencer» de Brooke Gladstone est une critique des médias... et de ceux qui les suivent!

Pour la journaliste américaine spécialiste des médias Brooke Gladstone, les journalistes déconnent un peu, mais les citoyens ne sont pas pour autant des spectateurs aliénés: plutôt des victimes consentantes de la Matrice.

"La Machine à Influencer, une histoire des médias", de Brooke Gladstone et Josh Neufeld
"La Machine à Influencer, une histoire des médias", de Brooke Gladstone et Josh Neufeld

Temps de lecture: 3 minutes

Les journalistes ont toujours été détestés de leurs semblables. Accessoirement, leurs représentants font d'excellents personnages de comédie ou de satire sociale –pensez au gars ou à la fille qui présente les infos en direct d'un lieu où ça chauffe dans les films: c'est toujours un crétin fini doublé d'un arriviste sans scrupule... La question est de savoir jusqu'à quel point ils méritent cette image. Est-ce uniquement de leur faute, à cause de leur manière de traiter l'information ou est-ce aussi ce qu'ils renvoient à leurs lecteurs, auditeurs, téléspectateurs ou internautes qui les rend si impopulaires?

Les éditions çà et là viennent de publier La Machine à Influencer, une histoire des médias, traduction d'un livre graphique de la journaliste de la NPR (l'équivalent américain de Radio France) Brooke Gladstone, spécialiste des médias, et illustrée par Josh Neufeld.

Productrice et animatrice d'une émission consacrée aux médias depuis 2000, On The Media, Gladstone rappelle dans cette histoire illustrée que ce qui est reproché aujourd'hui aux journalistes, superficialité et absence de rigueur, engagement militant ou au contraire pseudo-objectivité obsessionnelle, désir de scénariser l'information et soumission aux contraintes commerciales comme aux propriétaires des journaux, tout cela est... vieux comme les médias.

Ce travail très documenté pourra décevoir les tenants des thèses simplistes sur la manipulation ou le pouvoir occulte des médias aux mains de quelque entité malfaisante dotée d'un agenda politique clairement établi, formes impalpables du pouvoir pour qui les journalistes eux-mêmes ne sont que des courrois de transmission dénuées de motivation comme d'autonomie de jugement. L'attention portée au détail du fonctionnement de la presse est bien présent au risque parfois, à force de mise en perspective historique, de passer pour trop complaisant vis-à-vis de la profession. 

En cela La machine à influencer, en dépit de son titre à la Noam Chomsky, idôle de la gauche radicale américaine qui a popularisé la thèse d'une «fabrique de l'opinion publique», est loin des brulôts et des pamphlets qui dénoncent, en France, la complaisance de la profession et le cercle souvent incestueux dans lequel elle évolue.

Ces critiques plus radicales sont pourtant loin de taper à côté, qu'on pense aux documentaires de Pierre Carles, franc-tireur entêté dans sa quête de pureté journalistique bien éloignée de l'habituel entre-soi des mondes rédactionnels français ou à son homologue du Monde Diplomatique Serge Halimi, au récit de François Ruffin sur le CFJ, prestigieuse école parisienne de journalisme (dix ans après avoir raté le concours d'entrée, je m'en délecte encore) et même aux quelques bons passages du Bourdieu vieillissant de Sur la télévision. La préface de la BD de Brooke Gladstone et Josh Neufeld est d'ailleurs rédigée par Daniel Schneidermann, producteur d'Arrêt sur Images, émission historique de décryptage et de critique des médias qui a migré sur internet depuis 2007.

Le travail de Brooke Gladstone n'est pas consacré au milieu journalistique, aux moeurs et aux manières de travailler, mais plutôt à la place qu'occupent plus largement à l'influence des médias dans des sociétés complexes et diversifiées pour lesquelles ils constituent, bon an mal an, un irremplaçable ciment social.

Son intérêt ne réside pas seulement dans son retour en arrière qui ausculte les grandes campagnes médiatiques américaines (guerre de Sécession, du Vietnam, d'Irak), mais aussi dans la projection que la BD documentaire tente vers l'avenir numérique de la presse.

C'est ce chapitre, consacré aux controverses scientifiques autour des pratiques de consommation des médias numériques, que nous reproduisons ci-dessous avec l'accord de l'éditeur: Google nous rend-il stupide, Internet est-il une vaste chambre d'écho en circuit fermé qui renforce nos a priori et flatte nos idées préconçues sur tout sujet, le trop-plein d'information ou surcharge informationnelle nous paralyse-t-il plus qu'il ne nous libère, les jeunes générations sont-elles incapables de lire sans tweeter ni faire de selfie pendant 3 minutes et si oui, est-ce vraiment grave? etc. 

Car il ne s'agit pas seulement de démonter les présupposés des fabricants de l'information, ce que beaucoup de spécialistes ont fait et font encore comme en témoigne –pour le public francophone– la liste ci-dessus: encore faut-il comprendre les raisons de leur –relatif– succès! C'est ce qu'apporte de plus Brooke Gladstone en scrutant les attitudes du public.

Encore une fois, Gladstone fait preuve d'une grande rigueur et déploie de nombreuses sources universitaires et historiques contradictoires, nous faisant largement relativiser la possibilité d'une apocalypse médiatique suscitée par les nouvelles technologies: la presse imprimée fut en son temps accusée de tous les maux, comme bien avant elle, la technique de l'écriture elle-même. Sans parler de la radio et de la télévision.

Résolument optimiste sur l'avenir de la presse, l'auteur n'est pas pour autant une évangéliste des nouvelles technologies et du potentiel d'autonomie qu'elles recèleraient intrinsèquement (les révolutions Facebook, etc.) Elle veut plutôt croire en conclusion que «nos ennemis ne sont pas ces bits numériques qui dansent sur nos écrans, mais ces pulsions neuronales qui animent nos cerveaux reptiliens». Et dès son introduction, elle nous rappelle que «la machine médiatique est une illusion». «Ce à quoi nous avons véritablement affaire est un gigantesque miroir de notre société, ou plutôt un palais des glaces de foire [...]».

A vous de croiser vos sources!

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