Life / Société

Toilettes publiques: pour un laisser-pisser urbain

La SNCF a lancé en avril un appel d’offre au sujet des sanitaires d’une trentaine de gares. Une occasion de revenir sur la question des toilettes publiques –et pas forcément gratuites. Un sujet trop souvent discrédité, à tort, comme secondaire.

<a href="https://www.flickr.com/photos/tangi_bertin/5367967200">Toilettes</a> / tangi bertin via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License By</a>
Toilettes / tangi bertin via Flickr CC License By

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La SNCF a lancé en avril un appel d’offre au sujet des sanitaires d’une trentaine de gares. Une occasion pour revenir sur ce sujet majeur –même si trop souvent discrédité comme secondaire ou trop sale– des toilettes publiques.

Avec un goût et un talent prononcés pour l’expression percutante et imagée, deux Wcologues avaient publié en 2012 Pisser à Paris. Guide pratique et culturel des WC gratuits. Les deux auteurs de cet ouvrage à  la fois captivant et amusant nous conviaient à un périple original dans Paris. Lettrés et passionnés, ces deux promeneurs de la capitale dite Lumière ont eu l’heureuse idée d’explorer la ville pour y évaluer les toilettes mises à disposition, plus ou moins gracieusement, du public et des clients.

Ce guide a des dimensions érudites, dans les descriptions qui sont faites de chacun des WC visités, et pratiques, dans le jugement et la notation qui en sont proposés. Il sera employé pour voyager et se promener autrement. Pour passer un bon moment à le lire ou le parcourir, mais aussi pour aborder, frontalement, cette question naturelle première qui tient dans la continence obligée ou dans l’incontinence à satisfaire urgemment que tous, avec une intensité variée, nous avons vécu (et plusieurs fois d’ailleurs).

Un sujet urbain des plus sérieux

Mais, tout de même, quelle idée! Il faut être un rien décalé pour traiter, avec un mélange de distance et de rigueur, d’un sujet qui, dans l’hexagone, prête d’abord les goguenards à glousser. Les toilettes urbaines méritent pourtant un effort d’attention. Endroits particuliers, plus ou moins familiers, au cœur de la ville, des restaurants, des gares, des écoles ou des universités, tous ces WC, loin d’être tous gratuits, sont des toilettes publiques.

Public et toilette sont d’ailleurs des mots, comme le diraient les Beatles, qui ne vont pas forcément bien ensemble. Utiliser les commodités publiques engage des comportements particulièrement privés. Il en va des plus stricts secrets personnels, comme de règles collectives de civilité et de propreté. Pour ne rien dire des budgets publics.

Le sujet est, donc, très sérieux. Il peut se traiter, comme ici, avec légèreté et culture. Mais ce n’est pas verser dans la facilité que de vouloir faire sourire en traitant de thèmes intimes compliqués.

Les évolutions des WC, toilettes publiques, sanisettes, et autres latrines ne constituent en rien un problème annexe ou marginal. Au contraire –et chacun a certainement pu en faire un jour l’expérience– il s’agit d’un thème important de la vie quotidienne, différenciant clairement les hommes des femmes, les jeunes des vieux, les riches des pauvres, ceux qui ont un logement de ceux qui n’en disposent pas. Concrètement, il s’agit bien d’un problème crucial pour les corps humains dans les environnements urbains contemporains.

Rapide histoire des servitudes d’aisance urbaine

Jusqu’au début du XVIIIe siècle, nous disent les quelques historiens qui ont bien voulu se pencher sur le dossier, la présence et le côtoiement de l’ordure et des mictions n'auraient que modérément rebuté les paysans des campagnes comme les habitants des villes. Puis les seuils de tolérance, notamment olfactifs, à l’égard de la proximité des selles et déchets se seraient progressivement abaissés.

Avec le développement parallèle de l’urbanisation, de l’industrialisation, et de l’hygiénisme, les municipalités vont prendre des initiatives pour l’implantation d’installations spécifiques. Naissent alors les premiers mobiliers urbains dévolus aux besoins humains les plus basiques. Les ancêtres des sanisettes modernes, baptisés alors «cases d’aisance» ou «chalets de nécessité», sont réservés aux hommes. Ces équipements resteront longtemps exclusivement masculins. Ils ne se féminiseront qu’au début des années 1980 avec ce que les observateurs avisés ont appelé la «révolution Decaux».

Chalet de nécessité de la Madeleine ©Charles Marville/Archives de Paris. Via Pinterest, Compte officiel de la Ville de Paris.

Entre les deux guerres, Paris comptait plusieurs centaines de vespasiennes. Celles-ci connurent une forte érosion de leur fréquentation et de leur réputation, à mesure que les logements devenaient mieux équipés en sanitaires. Décriés, depuis l’origine, comme nids de maladies, lieux de trafics, sites de rencontres et de relations réprouvées, ces équipements ont sombré dans la réprobation, à mesure du déclin de leur usage collectif. La raréfaction des toilettes publiques est même devenue, à certains égards, une politique publique. Dans certaines villes, le rasage des toilettes publiques a été une technique explicite visant à repousser les populations jugées indésirables.

"La dernière vespasienne de Paris, située devant la muraille de la prison de la Santé, sur le trottoir du boulevard Arago dans le XIVe arrondissement de Paris, France". Marianne Blidon. Via Wikimedia Commons

Quelques centaines de toilettes publiques gratuites à Paris

La disparition des toilettes ou la tarification même minime de leur accès ont le même type d’effets. Ceux à qui on souhaitait en interdire l’accès ne s’y rendent plus, mais ils deviennent plus visibles encore en étant obligés de se soulager directement dans l’espace public, devant tout le monde. Par ailleurs tous les passants qui n’ont pas de monnaie ou qui ne trouvent pas de sanisettes sont conduits à des précautions et à des retenues désagréables, ou bien, en dernière extrémité, à devoir trouver des solutions, dans des endroits qui ne sont pas prévus pour cela… Le dilemme se pose de manière évidemment disproportionnée pour les personnes dépourvues d’espaces et de toilettes privés. Les SDF, sans domicile ni offices privatifs, sont en permanence confrontés aux contraintes de la nécessité.

La question des toilettes publiques à Paris a fait l’objet de nombreuses discussions au Conseil de Paris, à la passation de contrats, de marchés, de conventions de délégation de service public. Elle fait couler un peu d’encre. Mais elle ne fait pas encore véritablement l’objet d’une politique ambitieuse, de développement, d’adaptation aux transformations d’une vie parisienne plus mobile.

Soulignons tout de même que Paris a délivré, en quelque sorte, son laisser pisser au milieu des années 2000 en rendant gratuit l’accès aux toilettes publiques gérées par ou pour la municipalité. Mais il ne s’agit toujours que de quelques centaines d’édicules. Et dans bien des lieux publics (gares et stations de métro notamment) la tarification est encore de rigueur. Pour le reste –dans les musées, les bars, les restaurants, les grands magasins (comme on en trouve, dans cet ouvrage, des descriptions, tant de leurs lieux que des tactiques pour y accéder)– il faut quelques sous ou, à défaut, de l’ingéniosité et de la détermination afin d’apaiser les envies les plus naturelles.

Une délégation de service public aux cafés et bistrots?

Aménageurs, architectes, designers ont des idées pour aller vers toujours davantage d’ergonomie, de confort et d’écoperformance. Avec un vocabulaire pompeux, les urbanistes appellent à des villes plus compactes, plus intenses, plus piétonnes (c’est-à-dire libérées de la dépendance automobile). La place éminente que peuvent tenir les toilettes publiques dans la réalisation d’une telle ambition n’est pas, au premier abord, évidente.

Ces toilettes sont pourtant, à Paris comme ailleurs, capitales. Et elles sont sources d’innovation. On pourrait imaginer des délégations de service public aux cafés, bistrots et brasseries, qui pourraient être soutenues financièrement de manière à proposer leurs offices ouverts à tous les passants. On pourrait faire plus moderne et plus collaboratif  en imaginant des applications, comme ceci a été élaboré à la Nouvelle Orléans, permettant d’échanger ses toilettes. Et pourquoi pas?

Si la SNCF ouvre à nouveau le dossier, il faut donc le saluer. Et il faut saluer tous ces WCphiles qui, en se préoccupant de petits problèmes urbains, soulèvent des questions absolument fondamentales sur la vie en ville. Comme le disent, en termes barrésiens, les deux auteurs de ce guide de 2012, les toilettes sont un lieu, parmi d’autres, où souffle l’esprit. Ce n’est pas leur unique fonction. Mais il s’agit, assurément, de lieux propices pour penser la ville moderne et la qualité de vie urbaine.

Julien Damon

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