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Je t’aime donc je te trompe: l'adultère n’est pas toujours le signe d’un couple qui ne fonctionne plus

Entretien avec la psychothérapeute Esther Perel qui travaille actuellement sur l'adultère à l'âge de la transparence.

Des Gouramis embrasseurs (Helostoma temminkii ou Helostoma temminckii) dns une animalerie de Shanghai en 2005. REUTERS/Claro Cortes IV CC/AT
Des Gouramis embrasseurs (Helostoma temminkii ou Helostoma temminckii) dns une animalerie de Shanghai en 2005. REUTERS/Claro Cortes IV CC/AT

Temps de lecture: 9 minutes

Nous aimerions tous penser que les liaisons extraconjugales sont les expédients des insatisfaits, et que seuls les gens malheureux en ménage trompent leur partenaire. Pourtant, il semblerait que le «bonheur» ne soit pas un antidote suffisant à la tentation de l’adultère.

Certes, nous vivons dans un âge d’or du mariage où les élites, au moins, sont plus susceptibles que jamais de se déclarer «très heureuses» en ménage. Or, à en croire la psychothérapeute Esther Perel, la nature étroite, complice et totalement fusionnelle du mariage moderne est justement l’un des facteurs qui poussent les gens heureux dans leur couple à entretenir des liaisons extraconjugales.

Dans un récent portrait paru dans le New York Times, Esther Perel est qualifiée de «guérisseuse sexuelle» nationale, un genre de Dr Ruth au goût du jour. Elle est l’auteure de L'intelligence érotique, qui avance qu’en cherchant le confort total, les couples modernes pourraient être en train d’étouffer l’esprit de nouveauté et d’aventure si nécessaire à la charge sexuelle. Elle travaille aujourd’hui à l’écriture d’un nouveau livre, dont le titre provisoire est Affairs in the Age of Transparency [l’adultère à l’âge de la transparence], qu’elle considère comme une suite, la description de ce à quoi un mariage étouffant peut conduire.

J’ai récemment rencontré Esther Perel dans l’appartement où elle vit avec son mari et ses deux fils, dans le centre de New York. Le seul trait physique qu’elle partage avec le Dr Ruth est un fort accent, qui chez elle est un mélange de français et d’israélien. Après une enfance belge à Anvers, elle a vécu dans le monde entier, ce qui l’incite à considérer comme moralisateurs et étriqués nombre de points de vue américains sur l’adultère.

Aujourd’hui elle n’accepte que des patients qui vivent des relations extraconjugales et selon elle, la grande majorité d’entre eux sont «satisfaits» de leur vie de couple. D’ailleurs, les études qui demandent aux partenaires adultères s'ils veulent se séparer révèlent que la plupart ne le souhaitent pas. Son livre, en cours d’écriture, parlera de «gens qui s’aiment et qui se trompent» et de ce que ce paradoxe révèle des autres couples.

Slate: Que voulez-vous dire quand vous parlez de l’âge de la transparence?

Esther Perel: La transparence a envahi toute notre culture. Cette façon qu’ont les gens ordinaires de déballer leur vie à la télévision. Le fait que la technologie nous permette de tout trouver –dans 99% des cas que je vois passer, l’adultère est révélé par le biais d’un mail ou d’un téléphone. Mais la transparence est aussi le principe organisateur de notre intimité aujourd’hui. Je vais tout vous dire, et si je ne le fais pas, c’est parce que je ne vous fais pas confiance ou que j’ai un secret. Cela ne veut pas dire que je choisis de garder certaines choses pour moi parce qu’elles sont privées. La vie privée est une espèce menacée, coincée entre les deux extrêmes du secret et de la transparence.

Slate: La proximité entre les partenaires n’est-elle pas une bonne chose? Est-ce qu’elle ne conduirait pas à moins d’adultère?

Esther Perel: Nous croyons que notre partenaire est notre meilleur ami, qu’il existe une personne capable de répondre à tous nos besoins, ce qui, vraiment, est une idée extraordinaire! Du coup, par définition, les gens doivent transgresser car il leur manque quelque chose. Nous avons tendance à nous dire que quand on a tout ce qu’il faut à la maison, on n’a pas envie d’aller voir ailleurs, au lieu de penser que le mariage est, au mieux, un arrangement imparfait.

Slate: Alors on ne transgresse pas parce qu’il nous manque quelque chose?

Esther Perel: Nous n’avons pas les chiffres exacts, parce que les gens mentent lorsqu’il s’agit de sexe et 10 fois plus lorsqu’il est question d’adultère. Mais la grande majorité des gens que nous voyons dans nos cabinets sont satisfaits de leur vie de couple. Ce sont des monogames de longue date qui un jour s’aventurent sur un territoire où ils ne s’étaient jamais imaginés aller. Ils restent monogames par la pensée, mais il y a une dichotomie entre ce qu’ils font et ce qu’ils pensent. Et ce que je m’apprête à étudier en profondeur c’est pourquoi les gens sont parfois prêts à tout perdre, et pour quel genre de mirage?

Slate: Et pour l’instant, quelles conclusions tirez-vous de vos recherches?

Esther Perel: Je peux d’ores et déjà vous dévoiler la phrase la plus importante du livre, parce que j’ai donné des conférences dans le monde entier et c’est celle qui suscite le plus de réactions: très souvent, nous n’allons pas voir ailleurs parce que nous recherchons quelqu’un d’autre. Nous allons voir ailleurs parce que nous cherchons un autre nous-même. Ce n’est pas tant que nous voulons quitter la personne avec qui nous sommes que celle que nous sommes devenus.

Slate: Ce penchant vers l’adultère est-il caractéristique de notre époque?

Esther Perel: Ce qui a changé, c’est que la monogamie, autrefois, c’était une seule personne, pour la vie. S’il fallait que je me marie pour avoir une première relation sexuelle et que je savais que c’était pour la vie, alors l’infidélité devenait un des moyens de gérer cette restriction de choix. Mais aujourd’hui, nous arrivons dans le mariage avec des expériences et des attentes totalement différentes. La question intéressante, c’est pourquoi cette hausse continue de l’infidélité alors que le divorce est devenu possible, accepté et qu’il n’est plus stigmatisé? On pourrait penser qu’une personne malheureuse en ménage choisirait de partir. Donc par définition, c’est qu’elle n’est pas si malheureuse que ça. Elle est dans cet état merveilleusement ambigu, trop bien pour partir, trop mal pour rester.

Slate: Alors que cherche-t-on?

Esther Perel: Ce qui a changé, c’est que nous attendons beaucoup plus de nos relations. Nous voulons être heureux. Nous sommes allés chercher cette notion de bonheur dans l’au-delà, d’abord en tant que possibilité, puis comme une obligation. Alors si nous divorçons –ou que nous trompons notre partenaire– ce n’est pas parce que nous sommes malheureux, mais parce que nous pourrions être plus heureux. Et tout cela s’inscrit dans la réflexion féministe. Je le mérite, j’y ai droit, je peux l’avoir! Cela permet aux gens finalement de poursuivre leur désir de se sentir vivants.

Slate: Vivants?

Esther Perel: C’est le mot que j’entends partout dans le monde, vivant! C’est pour cela qu’une liaison est une expérience si érotique. La question ce n’est pas le sexe, c’est le désir, l’attention, c’est retrouver le lien avec certaines parties de vous que vous aviez perdues ou dont vous n’aviez jamais eu conscience. C’est une histoire d’absence et de perte. Mais le discours américain est entièrement structuré autour de la trahison et du traumatisme.

Slate: Qu’est-ce qui empêche les gens de se sentir vivants dans leur couple?

Esther Perel: Le couple est bien plus fusionnel qu’avant, et les liaisons deviennent l’occasion de se différencier, un chemin vers l’autonomie. Les femmes disent souvent: c’est la seule chose que je ne fais pas pour quelqu’un d’autre. Je ne m’occupe de personne, ça c’est uniquement pour moi. Et je n’arrive pas à le faire dans le cadre de mon couple parce que je suis devenue une mère qui doit protéger son enfant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 du moindre chagrin et du plus petit bobo, que je suis constamment tournée vers les autres, que je suis complètement déconnectée de mon moi érotique et que mon partenaire veut faire l’amour alors que je n’arrive même plus à y penser. Et soudain je rencontre quelqu’un, et je découvre qu’il se passe quelque chose dans mon corps qui ne m’était pas arrivé depuis huit ans, ou dont j’ignorais même l’existence en moi.

Slate: Alors pourquoi la réalité de l’adultère et notre façon d’en parler sont-elles si différentes?

Esther Perel: En Amérique, quand le sujet de l’adultère est abordé, c’est principalement pour évoquer ses conséquences, rarement sa signification ou ses motivations. Vous pouvez lire 90 articles sur l’adultère, et tous vous diront ce qui ne va pas chez vous ou dans votre couple –traumatisme d’enfance, narcissisme, propension à la dépendance– toutes sortes de blessures. Mais on trouve très peu de sujets dans la culture généraliste qui creusent l’histoire de l’adultère –l’intrigue. C’est juste Avez-vous couché avec quelqu’un d’autre? Et on ne peut pas en déduire grand-chose. Et l’autre discussion possible tourne autour du modèle victime/bourreau. Nous avons besoin de ressentir une grande empathie pour la victime, tandis que l’auteur de l’adultère se doit de s’amender et d’éprouver des remords.

Slate: Les psys comprennent-ils cet état de chose en général?

Esther Perel: Les psy sont les pires! Eux aussi estiment que s’il y a adultère, c’est que quelque chose ne va pas. Et puis la plupart des psys en Amérique refusent de travailler avec des secrets. Leur attitude c’est ne me dites rien dont je ne puisse pas parler avec votre partenaire. Soit vous y mettez un terme, soit vous lui dites. Alors la moitié du temps, les gens mentent à leur psy et à leur partenaire. Et est-ce que c’est toujours mieux d’en parler? Ou est-ce qu’on peut revenir là-dessus, plutôt que de vivre avec une assurance tout risque qui permette au psy de ne pas avoir à vivre avec les conséquences?

Slate: Alors celui qui trompe l’autre ne devrait rien dire?

Esther Perel: En Amérique, le mensonge ne peut jamais être considéré comme un moyen de préserver l’autre. Nous avons du mal à accepter que le mensonge soit protecteur, c’est une idée en friche. Dans certains pays, ne rien dire, ou en tout cas une certaine opacité, est un acte de respect. Et puis peut-être que le contraire de la transparence n’est pas l’intimité, mais l’agression. Parfois les gens parlent pour se faire du bien à eux-mêmes, et c’est un acte d’agression.

Slate: Est-ce que c’est différent pour les femmes?

Esther Perel: Autrefois, les femmes devaient avoir une très bonne raison de prendre ce risque, tant l’adultère était dangereux pour elles. Mais aujourd’hui, l’infidélité féminine est le plus grand défi au statu-quo de la domination masculine.

Slate: Est-ce que les gens estiment que vous admettez l’adultère?

Esther Perel: Je fais le distinguo entre l’adultère et la non-monogamie. L’adultère, c’est la violation d’un contrat. Les gens me comprennent de travers en pensant que je dis qu’avoir une liaison, ce n’est pas grave. Pas du tout! En revanche, je pense que notre prochain défi sera de reconsidérer la monogamie.

Slate: Vous voulez dire, comme Dan Savage, que les mariages ne devraient pas être monogames? Je n’arrive pas à imaginer que cela fonctionne pour les couples hétérosexuels.

Esther Perel: Pas encore, mais n’oublions pas qu’à une époque, on ne pouvait pas non plus envisager le sexe avant le mariage. Nous sommes une génération qui croit en l’accomplissement de soi mais également en l’engagement, et en négociant entre ces deux idées elle finira par trouver de nouveaux compromis autour de la monogamie.

Slate: Vous le pensez vraiment?

Esther Perel: Oui. Ce qui ne veut pas dire que ça ira à tout le monde. Mais je crois que c’est notre prochaine étape.

Slate: Est-ce que les arrangements futurs ressembleront au couple Underwood dans House of Cards, où la non-monogamie est tacite?

Esther Perel: Les Underwood sont uniquement considérés comme un couple de puissants. Les gens ne voient pas qu’ils ont un profond sentiment d’intimité. Mais leur intimité consiste à soutenir l’autre dans ses ambitions. C’est donc une intimité qui se base sur l’acte de nourrir la différentiation. Nous sommes là l’un pour l’autre, pour nous aider mutuellement à devenir celui que nous voulons être. Et l’un des axes importants d’une relation est la manière dont le couple négocie le fait d’être un et d’être deux. La capacité à être moi-même en ta présence contre celle d’avoir à abdiquer certaines parties de moi pour que l’on soit ensemble.

Slate: Est-ce que les jeunes se marient avec des attentes différentes aujourd’hui?

Esther Perel: Quand je me suis mariée, j’adhérais totalement à l’idée romantique du couple. Je voulais que mon mari se charge de tout. Je ne voulais plus jamais être angoissée, avoir peur d’être abandonnée. C’est le modèle de la fusion totale. Mais c’est très différent de la génération Y avec qui je travaille. Eux, ils craignent de se perdre eux-mêmes, parce qu’ils ont travaillé très dur à mettre au point leur propre identité.

Slate: Alors c’est une bonne chose de s’éloigner du modèle fusionnel?

Esther Perel: Mais ils sont confrontés au défi inverse, qui est de ne pas se retrouver immédiatement dans une zone de peur lorsqu’ils doivent se rapprocher de l’autre, lorsqu’ils doivent construire quelque chose avec quelqu’un. C’est le prix à payer pour la culture extrêmement individualiste dans laquelle ils vivent.

Slate: Que diriez-vous à des gens qui veulent préserver leur couple?

Esther Perel: Aujourd’hui, vu notre durée de vie, la plupart des adultes se marient deux ou trois fois, et certains d’entre nous restent avec la même personne. En ce qui me concerne, j’en suis à mon quatrième mariage et mon mari et moi avons totalement réorganisé la structure de la relation, sa saveur, sa complémentarité.

Slate: De façon explicite? Ou est-ce arrivé naturellement?

Esther Perel: Les deux. Il est apparu clairement que nous pouvions soit entrer en mode de crise et mettre un terme à notre relation, soit entrer en mode de crise et la renouveler. Et c’est l’une des phrases les plus encourageantes qu’un partenaire trahi peut entendre lorsqu’il entre dans mon cabinet après avoir tout découvert, en état de choc et en plein effondrement: je lui dis, votre premier mariage est peut-être terminé, et en réalité je crois que l’adultère est souvent un puissant système d’alarme pour une structure qui a besoin de changer. Et là les gens me disent: mais est-ce que ça devait se passer comme ça? Et je réponds: il arrive que quelque chose d’aussi puissant débouche sur une expérience régénératrice. C’est une idée dérangeante, mais la trahison est parfois un acte régénérant. C’est une manière de dire non à un système pourri qui a besoin de changer.

Slate: Pourrait-il vous arriver de recommander l’adultère?

Esther Perel: Pas plus que je ne recommanderais d’avoir un cancer, et pourtant, beaucoup de gens finissent par comprendre la valeur de la vie lorsqu’ils tombent malade.

Hanna Rosin

Traduit par Bérengère Viennot

Cette interview a été condensée et éditée.

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