Sciences / Life

Nous pouvons voir dans le noir

Tout du moins, la moitié d'entre nous, selon une nouvelle étude.

Lindsay Bronnenkant, l'une des participantes à l'expérience est synesthète et a obtenu de très bons résultats. Photo:  J. Adam Fenster, University of Rochester
Lindsay Bronnenkant, l'une des participantes à l'expérience est synesthète et a obtenu de très bons résultats. Photo: J. Adam Fenster, University of Rochester

Temps de lecture: 3 minutes - Repéré sur Psychological Science, Rochester University

Dans un lieu plongé dans l’obscurité totale, les yeux ouverts, déplacez votre main lentement devant votre visage. Que voyez-vous?

Si vous distinguez une forme, une ombre, il ne s’agit pas d’une production de votre imagination. Une nouvelle étude en science cognitive montre que la moitié d’entre nous est capable de «voir» le mouvement de leur main en l’absence de lumière. Tout réside, bien entendu, dans le sens du terme «voir».

Duje Tadin, professeur de sciences du cerveau et de sciences cognitives à l’université de Rochester, qui a dirigé l’étude publiée en ligne par la revue Psychological Science le 30 octobre 2013, précise, sur le site de l'université, que «si l’on parle du sens conventionnel de la vision naturelle, nous ne voyons pas dans le noir absolu». C’est là que le cerveau intervient. Le chercheur explique: 

«Cette recherche montre que nos mouvements transmettent des signaux sensoriels capables de créer de réelles perceptions visuelles dans le cerveau, même en l’absence complète d’information visuelle.»

En d’autres termes, nous pouvons voir sans voir.

Dans ce cas, cela signifie que l’aptitude à voir notre main dans le noir révèle que notre cerveau peut fabriquer des perceptions en combinant différents types d’information.

Une découverte très intéressante pour mieux comprendre le fonctionnement cérébral. Cette aptitude souligne en effet que «ce que nous considérons comme de la vision résulte tout autant de l’activité de notre cerveau que de celle de nos yeux», note Kevin Dieter, post-doc en psychologie à l’université de Vanderbilt. De quoi donner un nouveau sens aux réponses que reçoivent, par exemple, les policiers lors d'une enquête lorsqu'ils demandent à un témoin: «Qu'avez-vous vu?» En revanche, les spéléologues qui pensaient être victimes d'illusion lorsqu'ils voyaient leurs mains dans l'obscurité totale d'une grotte sauront, désormais, qu'ils les voient réellement. Mais pas avec leurs yeux.  

Les auteurs de l’étude ont travaillé avec 129 personnes et réalisé plusieurs expériences. Pour les chercheurs, le défi résidait dans la détection objective d'une perception éminemment subjective. Ils ont d'abord mis en place de fausses pistes.

Dans l'un des scénarios proposés, les participants s'attendent à voir un mouvement sous un faible éclairage à travers un bandeau muni de petits trous. Les mêmes participants sont ensuite équipés de bandeaux sans trou, ce qui les conduit à penser qu'ils ne voient rien. En réalité, dans les deux cas, les bandeaux ont la même capacité de blocage de la lumière. Dans une troisième expérience, les personnes aux yeux bandés doivent tenter de détecter le mouvement de la main de l'expérimentateur devant leur visage. Enfin, les participants sont équipés d'un système informatisé de suivi du regard fonctionnant dans l’infrarouge pour vérifier que, dans l'obscurité totale, si les perceptions exprimées correspondent aux mesures objectives.

Pour approfondir la question de la fusion des perceptions, les chercheurs ont fait appel à des personnes qui expérimentent, dans leur vie quotidienne, l'association de différents sens nommée synesthésie. Pour elles, par exemple, la perception de couleurs est associée à celle des lettres ou des chiffres. Comme dans le fameux poème Voyelles de Rimbaud : « A noir, E blanc, I rouge... »

La recherche de telles personnes a conduit à découvrir que Lindsay Bronnenkant, une technicienne du laboratoire de David Knell, professeur de sciences cognitive à l'université de Rochester et l'un des co-auteurs de l'étude, était synesthète de naissance. Pour elle, A est toujours jaune et Y jaune orangé. Ces associations lui semblent aussi normales que le fait de sentir le parfum d'une tarte aux pommes et de penser à sa grand-mère. Après le test avec le bandeau et le mouvement de sa main, Lorsque Lindsay Bronnenkant a déclaré avoir vu quelque chose de flou, de faible, mais qui lui donnait l'impression de regarder une source de lumière.

En fait, environ la moitié de l'ensemble des participants à l'étude ont régulièrement détecté le mouvement de leur main, malgré les fausses pistes crées par les chercheurs avec le bandeau doté de faux trous. Très peu ont détecté la main de l'expérimentateur, ce qui souligne l'impact sur le cerveau du mouvement réalisé par soi-même.

En termes d'intensité des images perçues, les chercheurs ont enregistré de fortes variations chez les participants. Les synesthètes ont eu les sensations visuelles les plus fortes. Grâce au suivi du regard, il est apparu que l'un d'entre eux suivait le mouvement de sa main avec une précision de 95%, ce qui revient à dire qu'il obtenait les mêmes résultats que si la lumière avait été allumée.

«Vous ne pouvez pas suivre un mouvement des yeux de façon fluide si vous ne faites que l’imaginer, explique David Knill. Si vous ne voyez pas une cible mouvante, le mouvement de vos yeux sera saccadé.»

Le lien établi par les chercheurs entre le phénomène de sensation de vision dans l’obscurité et la synesthésie suggère que l’aptitude du cerveau d’un être humain à voir les mouvements de son corps est bien fondée sur les connexions neuronales entre différents sens. En revanche, ils n’ont pu trancher entre le caractère inné ou acquis de ce fonctionnement.

Nul doute que l’étude des relations entre les différents sens dans le cerveau nous fera découvrir d’autres phénomènes essentiels dans la mesure où ils participent directement à la construction de notre perception de nous-mêmes et du monde qui nous entoure.

M.A.

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