En Syrie, la natation pour panser les blessures de la guerre
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En Syrie, la natation pour panser les blessures de la guerre

Abd Almajeed Alkarh, Léa Polverini -

Dans la piscine de Bisan, à Idlib, les enfants courent prudemment sur le rebord, slalomant entre les béquilles et les prothèses. Dans le bassin, Abdul Wahid Al-Naqer s'active, casquette vissée sur la tête, sifflet aux lèvres. Coach de natation depuis bientôt quarante-deux ans, il entraîne désormais des personnes en situation de handicap. Non pas pour leur apprendre à nager ou à réaliser de nouveaux records de performances, mais plutôt pour les aider à se réapproprier les contours de leur corps au contact de l'eau, comme en apesanteur.

Depuis le début de la guerre en 2011, nombreux sont les Syriens et Syriennes qui ont été contraints d'émigrer au nord du pays, dans ce qui constitue l'un des derniers bastions rebelles hostiles au régime de Damas. Nombreux aussi sont les Syriens et Syriennes meurtris, dont les corps ont été abîmés par la guerre: «La région d'Idlib est devenue un refuge. C'est comme une petite Syrie où il y a beaucoup de personnes handicapées et de blessés de guerre qui ont besoin de quelqu'un pour s'occuper d'eux», assure Abdul Wahid. Alors, à son échelle et à raison de quelques leçons par semaine, il contribue à faire de la natation un parcours thérapeutique pour ses élèves, palliant le manque de structures médicales dédiées, tout en cherchant à changer le regard de la société sur le handicap, encore souvent perçu comme un stigmate.

Après avoir sillonné les eaux du Moyen-Orient comme plongeur professionnel et coach sportif, le désir de se rendre utile auprès de son propre peuple a poussé Abdul Wahid Al-Naqer à rentrer en Syrie, à Idlib, sa ville d'origine. En 2018, alors engagé comme volontaire auprès des Casques blancs, il est blessé au pied lors d'une intervention de sauvetage, après une double explosion de véhicules piégés. Cet incident le décide à s'occuper des blessés de guerre et des personnes handicapées de naissance.

Au début de la révolution, Hassan Hazem Al-Khaled se souvient avoir été «le héros de la République au lancer de javelot, de disque et de poids». Membre de l'Union sportive des personnes handicapées, sélectionné au sein de la délégation syrienne, il aurait dû embrasser une carrière à l'international, quand la guerre a mis un terme à ses ambitions. En 2012, alors qu'il était inscrit à l'école pour personnes handicapées Al-Amal, parrainée par Asma el-Assad –la Première dame, qui développe des œuvres caritatives dont les fonds sont détournés au profit du régime–, il est contraint de quitter Damas pour rejoindre la zone rebelle d'Idlib.

«La guerre a changé ma vie. J'ai perdu des personnes qui m'étaient très chères: mon père, ma mère et mes frères. J'ai été affecté par cette perte pendant un certain temps, mais j'ai fini par reprendre des forces», raconte-t-il. Le sport a été pour lui une façon de traverser ces épreuves. À 27 ans, il essaye désormais de développer la structure initiée par Abdul Wahid pour l'ouvrir à d'autres activités sportives.

D'après l'Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de 3 millions de Syriens vivent aujourd'hui avec un handicap, permanent pour la moitié d'entre eux (on recense environ 86.000 amputations), sur une population totale qui s'est réduite à 16,3 millions. Chaque mois, c'est près de 30.000 nouvelles personnes qui sont affectées par une forme d'invalidité, dans la grande majorité des cas liée au conflit armé entretenu par le régime de Bachar el-Assad et la Russie.

Les personnes déplacées à l'intérieur du pays, fuyant les combats, sont les plus touchées (36% présentent un handicap), et se retrouvent en forte concentration à Idlib, en zone rebelle. Pour Abdul Wahid Al-Naqer, «ces personnes sont oubliées et marginalisées, et ont été transformées en fardeau pour la société, qui refuse de les prendre en charge, alors qu'il est de son devoir de les soutenir. Ces gens ont peut-être perdu une partie de leur corps à cause de la guerre, mais ils ont d'énormes capacités.» Lors des leçons de natation qu'il donne à son petit groupe d'élèves, Abdul Wahid travaille autant sur la rééducation que sur l'estime de soi.

Faute de moyens, Abdul Wahid ne peut proposer à ses nageurs que deux séances de deux heures par semaine. Lui qui travaille en cheville avec quelques bénévoles, dont un enseignant et un kinésithérapeute, souhaiterait faire grandir cette initiative communautaire, notamment en y intégrant des soignants: «Il n'y a que quelques structures médicales dédiées aux soins physiques, et nous avons surtout besoin de traitements physiologiques, qui prennent en considération le bien-être mental et social. Il faut que la société se réveille», martèle-t-il.

La plupart des personnes qu'il accompagne ont subi une amputation, souffrent de paralysie, ou présentent des handicaps mentaux liés à une atrophie cérébrale, comme la sclérose en plaques. D'ici quelque temps, des personnes non-voyantes devraient le rejoindre.

Âgé de 56 ans, Haitham Abdul Aziz Al-Zir a commencé la natation il y a trois mois. Lui qui auparavant jouait dans le club de football de Hattin voit désormais le sport comme un moyen de reprendre possession de son corps, et d'oublier, le temps des leçons, la misère dans laquelle est plongée la Syrie. Vivant à Idlib depuis sept ans avec son épouse et ses quatre enfants, sans emploi, il garde peu d'espoir de voir sa situation s'améliorer.

«Ma vie a complètement changé depuis que j'ai été touché par un obus. J'ai perdu ma jambe gauche au-dessus du genou. Je suis devenu une personne handicapée et je ne peux rien faire. Notre société n'accepte pas les invalides, personne ne veut les embaucher. Je n'ai plus d'argent et personne ne me soutient financièrement ou médicalement. Lorsque j'ai commencé à faire du sport, j'ai été soulagé. Je suis devenu une personne différente en me réinsérant dans la société. En nageant, on se sent très à l'aise, dans notre élément, capables de tout. J'ai l'impression d'avoir le contrôle de tout ce qui se passe dans la piscine. Lorsque je quitte la piscine, je retrouve mes misères.»

Pour Abdul Wahid al-Naqer, la natation est une affaire de communauté, mais aussi de famille. Si les bassins sont séparés entre hommes et femmes, son épouse et sa fille, championne de natation, entraînent de leur côté des femmes handicapées. «Bien sûr, les femmes ne doivent pas être marginalisées. Nous avons besoin de personnes capables d'entraîner tout le monde, sans négliger aucun groupe social​​», affirme-t-il.

En Syrie, le nombre de femmes présentant un handicap est plus élevé que celui des hommes: elles constituent 41% de la population déplacée à l'intérieur du pays, contre 30% des hommes.

Avec la crise économique et l'étiolement constant du gouvernorat d'Idlib, l'accès aux soins est extrêmement compliqué, et ces derniers demeurent souvent précaires. Béquilles, prothèses ou fauteuils roulants sont devenus un luxe auquel peu de Syriens peuvent aspirer.

«Je ne bénéficie d'aucun traitement médical, et j'ai dû faire beaucoup d'efforts pour obtenir des béquilles», déplore Hassan Hazem Al-Khaled. En plus de ces difficultés matérielles, il doit faire face à un validisme constant: «Malheureusement, la société me considère comme une personne handicapée qui a perdu sa jambe et qui n'est pas apte à travailler ou même à marcher. J'ignore souvent les propos que j'entends, mais en un sens, cela me rend plus fort de pouvoir leur prouver que même si j'ai perdu ma jambe, je suis capable de faire tout ce dont j'ai envie

Pour l'entraîneur, l'accompagnement des personnes en situation de handicap est un travail de longue haleine, qui nécessite une adaptation permanente aux besoins spécifiques de chacun. «Il est assez difficile de s'occuper de ce type de personnes, en particulier des amputés, qui sont si sensibles, qui ont subi des injustices, qui ont connu tant de souffrances et qui ont été négligés par la société en raison de la guerre et de l'absence d'organisations ou d'agences qui pourraient s'occuper d'eux», relève Abdul Wahid.

«Je pourrais entraîner toutes les personnes ayant des besoins spéciaux, mais les méthodes diffèrent. Je ne les entraîne pas à nager, je travaille plutôt sur les techniques d'évolution du corps en milieu aquatique. Mais c'est avant tout en tissant un lien de confiance que l'on obtient des résultats efficaces et rapides», poursuit-il.

Pour Abdul Wahid, l'enjeu principal de son entraînement est d'œuvrer à la réhabilitation sociale des personnes en situation de handicap. Cette réhabilitation passe avant tout par le regard: «Malheureusement, la société regarde les personnes handicapées avec pitié», regrette-t-il. «Ce regard est en train de les détruire, alors qu'elles ne sont pas des personnes faibles, mais de véritables héroïnes. Elles sont capables de donner, de produire et de travailler. Le handicap n'est pas la mort. Il est de notre devoir de travailler, d'entreprendre et de nous engager véritablement avec ce groupe. Nous devons nous occuper d'eux, et croire en eux et en leurs capacités.»

Mais après onze ans de guerre, plus grand monde ne se fait d'illusion sur un retour à la stabilité, qui paraît utopique. À Idlib, on se contente ainsi de ménager de petits espaces-temps, ici circonscrits au cadre de la piscine et à la durée des leçons, où il est enfin possible de respirer, histoire d'oublier la guerre quelques heures. «La guerre a affecté la vie de tous les Syriens: notre style de vie, notre comportement, nos actions, et tout ce que nous vivons. Elle a laissé une trace cruelle à chaque recoin. Je souhaite que la guerre prenne fin et que les criminels soient traduits en justice», lance Abdul Wahid.

Abd Almajeed Alkarh

Abd Almajeed Alkarh

Journaliste et photoreporter syrien

Léa Polverini

Léa Polverini

Journaliste spécialisée sur le Moyen-Orient. Lauréate du Kurt Schork Freelance Journalist Award 2023 de la Thomson Reuters Foundation. Nominée au Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants...

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