Avant de voter, découvrez Scarfolk, le royaume des erreurs de l'histoire
Politique / Société

Avant de voter, découvrez Scarfolk, le royaume des erreurs de l'histoire

Elodie Palasse-Leroux -

Si les Monthy Python avaient imaginé quelques scénarios de la série Le Prisonnier sous l'influence de George Orwell, de la Beat Generation et de Margaret Thatcher, ils auraient imaginé Scarfolk. Mais ils ne l'ont pas fait. Richard Littler, designer et auteur, s'en est donc chargé. Après avoir passé des années à «torturer ses amis» avec des cartes d'anniversaire personnalisées, féroces de sarcasme et politiquement fort incorrectes, il a décidé en 2013 de frapper plus fort. Ainsi est née Scarfolk, ville de taille inconnue située dans le nord-ouest de l'Angleterre.

Comme dans Un jour sans fin mais sans Bill Murray, les habitants de Scarfolk sont condamnés à revivre à l'infini non pas une journée, mais les années 1970. Pas n'importe lesquelles: celles qu'a vécu Richard Littler enfant –dans une Grande-Bretagne morose et inquiète, habituée à utiliser la peur à des fins pédagogiques–, revues à la lumière d'événements plus récents et non moins anxiogènes. Racisme, sexisme, surveillance de masse, ochlocratie, pratiques occultes et terrifiantes déviances sont abordés avec un ton parodique à travers les posters d'information du Scarfolk Council (récemment, le Scarfolk Council organisait un feu de joie façon Saint-Jean, rappelant qu'il s'agissait de l'occasion de vous débarrasser d'étrangers non désirables), des couvertures de livres et disques, des documentaires.

Bien entendu, Scarfolk est une dystopie, une société fictive dont l'organisation s'articule autour de l'oppression de ses habitants, les bridant au mieux afin de les empêcher de couler des jours heureux. Mais la distance peut s'effacer et la peur devenir tangible lorsque l'actualité se met à faire écho aux «fake news» imaginées par Richard Littler… Edward Snowden lui-même l'affirme: Littler, c'est ce type qui prédit l'avenir. Si vous aimez vous faire peur (et rire) ou simplement réfléchir (et rire): visitez le blog de Scarfolk en écoutant sa bande son, feuilletez le livre –et allez voter (sérieusement) en attendant l'arrivée de la série.

«“Alternative facts” ou “Fake news”? Disons que les Scarfolk Chronicles sont plus proches des “alternative facts”, dans la veine de cette phrase William Burroughs, chantre de la Beat génération: “Nothing is true; everything is permitted” [depuis devenue devise du jeu Assassin's Creed].»

«L'écho à des faits historiques qui se répètent s'est imposé de façon presque accidentelle –ou inconsciente– au départ. Mais j'ai rapidement compris qu'il pouvait s'agir d'un outil utile pour dresser un parallèle et souligner les contrastes avec des valeurs contemporaines. Évoquer le passé pour illustrer ce que le futur pourrait être, en se basant sur des faits passés produit un effet déstabilisant, surtout quand on s'aperçoit que certaines choses n'ont pas changé –voire régressé. C'est assez cynique, et la suggestion sous-jacente est que nous sommes voués à faire et refaire les mêmes erreurs absurdes.»

«“Alternative facts” et “fake news” impliquent tous deux une notion de mensonge conscient, ou au minimum de manipulation délibérée. Scarfolk accepte ouvertement le côté glissant des faits, et ne perd pas de temps à tenter de les vérifier et de les prouver. Si le Conseil de Scarfolk dit que c'est vrai, c'est que ce doit être vrai. On est bienveillant, à Scarfolk!»

«Scarfolk devait au départ représenter la perspective d'un enfant –la mienne– même si c'est implicite. À l'époque, d'après moi, la distinction entre supernaturel et le monde réel était ténue. L'intérêt pour le paranormal était énorme dans les années 1970, ce qui se ressentait dans le choix des livres publiés à cette époque, le petit comme le grand écran, les magazines. Le journal télévisé regorgeait de témoignages de gens ayant aperçus des ovnis, de surhommes aux pouvoirs télékinésiques, de poltergeists et de fantômes. Et tout cela pêle-mêle avec le quotidien réel émaillé de grèves, d'émeutes, d'attaques terroristes. Les reportages sur le paranormal semblaient traités et présentés avec autant de sérieux que ces derniers faits: comment un enfant de 7 ans aurait-il pu distinguer la fiction de la réalité?»

«Au moment où naissait Scarfolk, je lisais beaucoup de choses portant sur la vie à l'époque médiévale ou pré-médiévale. Je m'intéressais particulièrement à la façon dont on appréhendait alors le monde: il y avait moins de distinction entre le réel et le mythique. Le besoin de les différencier et de les catégoriser n'est venu que plus tard, avec les Lumières.»

«Des œuvres graphiques comme les livres Pelican ou les disques de la BBC par exemple reflètent très clairement mes cauchemars et peurs d'enfant. C'était un exercice psycho-archéologique! Ce sont des fragments reliquaires que je manipule chaque jour: on restaure, on reconstruit et soudain cela devient tout autre chose. On peut comparer ce qu'est devenu Scarfolk au tableau “restauré” de l'Ecce Homo: j'ai tenté de reconstruire mon enfance, mais il y a eu un dérapage et Scarfolk est tombée dans le chaos le plus total.»

«L'Action Man Waterboarding Playset ou le poster “Voting Isn’t Working” se font l'écho de ces bouleversements. Certaines œuvres sont autant de commentaires non déguisés sur le Brexit, l'ère Trump ou divers problèmes comme l'omnipotence de la surveillance exercée sur les citoyens.»

«Je ne sais pas si Scarfolk a un effet thérapeutique –ou alors inconscient. Scarfolk répond à mes peurs d'enfant mais à celles de l'adulte que je suis aussi. Citons la politique et la culture de l'autoritarisme; le gouvernement de populace qui l'emporte sur la véritable démocratie, ou encore l'instinct primaire du nationalisme et les émotions l'emportant sur les faits comme sur la raison.»

«Je suis d'accord avec Bruno Bettelheim et Jung au sujet de l'importance d'avoir peur des contes de fées pour mieux grandir: confronter les contradictions symboliques est important, émotionnellement, mais pas uniquement dans le développement des enfants. Faire face aux antagonismes, surmonter le conflit émotionnel est et sera toujours au coeur des histoires qu'on raconte aux petits comme aux grands.»

Elodie Palasse-Leroux

Elodie Palasse-Leroux

Journaliste, commissaire d'expositions (Musée des arts et métiers, Singapore National design centre) et auteure (La Martinière, Thames et Hudson, Abrams Books), entre Paris et Singapour.

cover
-
/
cover

Liste de lecture