Pendant deux ans et demi, la photographe Catherine Balet a déguisé, maquillé et rasé son ami Ricardo pour recréer les grandes images de l'histoire de la photographie. «L’objectif était de repartir à la conquête de ces images iconiques qui avaient imprégné notre culture visuelle et de s’interroger sur ce qui fait qu’une image devient et reste iconique à l’heure ou la toile est immergée par un flux continu d’images», explique-t-elle. Son livre, Looking for the Masters in Ricardo’s Golden Shoes, vient d'être publié chez Dewi Lewis Publishing.
Hommage à Henri Cartier Bresson, Bruxelles, 1932 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«Les séries sur lesquelles je travaille commencent toujours par une surprise, une vision d’une situation ou d’un événement qui m’interroge. J’aime aussi me laisser porter par l’intuition avant de mettre en place un concept. Ricardo est un ami de plus de vingt ans et tout à commencé alors que nous séjournions à Arles durant les rencontres photographiques en juillet 2013. Nous nous amusions à réaliser un carnet de bord pour sa page Facebook. Au fil de notre séjour nous nous laissions inspirer par chaque exposition visitée pour ensuite rendre hommage à son auteur. Nous publions chaque jour les photos en ligne et c’est l’enthousiasme de nos amis, curieux de découvrir les photographes originaux, qui nous a porté. Cette série est par la suite devenue une réflexion sur le sens de l’image et sa représentation sur le Net et les réseaux sociaux. Dans la série, il y a souvent des petits clins d’œil au monde contemporain. Ici nous avons restituer la scène devant la palissade des travaux du nouveau Forum des Halles.»
Hommage à Nan Goldin, Nan and Brian in bed. NYC, 1983 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«Au départ, nous souhaitions rendre hommage aux auteurs que nous aimions. Puis j’ai choisi certaines photos iconiques qui me paraissaient étranges et fascinantes sans en comprendre la raison. Au fil du temps le projet devenait un hommage à l’histoire du portrait photographique. J’ai alors été inspirée par un désir d’exhaustivité. Vers la fin du projet, j’ai fait un choix délibéré de représenter plus de femmes photographes qui ont joué un rôle très important dans la création photographique. Mais il fallait aussi trouver la photo la plus adéquate à l’interprétation de Ricardo dans l’œuvre de chaque auteur. Dans celle-ci, la lumière artificielle orangée crée l’atmosphère si particulière de cette photo. Le regard de mon personnage est plus fatigué, comme si le couple avait vieilli ensemble. J’ai recréé la barre du lit car je n’ai pas réussi à trouver cet accessoire exact dont le style reflète tellement bien une certaine époque new-yorkaise.»
Hommage à Robert Capa, Mort d'un soldat républicain, 1936 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«Une fois que la photo était choisie je décryptais chaque détail: accessoires, vêtements, éclairage, cadrage, focale et avec mon ami styliste Ricardo, nous partions à la recherche des habits et accessoires dans les boutiques vintages ou parfois en ligne. S’il fallait reconstituer un décor particulier, comme le Mississippi de Sternfeld ou le soldat de Capa, je passais beaucoup de temps sur Google earth pour localiser l’environnement idéal à la recréation d’une image. La difficulté pour cette image a été de retrouver le paysage espagnol de Robert Capa. Je l’ai relocalisé dans les hauteurs de la vallée de la Seine. L’image originale est un peu flou et il a fallu décrypter les accessoires qui était accrochés à la ceinture des soldats de l’époque et interpréter ce sac en bandoulière dont la bride crée un diagonale forte dans la composition de l’image.»
Hommage à Willy Ronis, Le petit Parisien, 1952 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«Nous avons trouvé un petit gilet étriqué et fait tailler un short dans un pantalon de flanelle. Ensuite, j’ai fait réaliser, par un ami boulanger, une baguette de plus d’un mètre cinquante pour jouer avec les proportions et photographiant Ricardo du haut d’un escabeau le rendre plus petit. Puis il a fallu trouver un mur sale, devenu rare à Paris, et calculer l’orientation du soleil, car l’ombre du jeune garçon est très forte dans cette photo.»
Hommage à Man Ray, Noire et blanche, 1926 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«Pour chaque prise de vue Ricardo était prêt à interpreter une femme, un enfant ou un vieil homme. J’aime l’idée que le temps a passé laissant son empreinte comme si nous avions reconstitué la même image quelques décennies après l’originale. Le beau visage lisse de Kiki de Montparnasse a été remplacé par celui d’un homme sur lequel le temps a écrit son histoire. J’ai aimé jouer sur le masculin/ féminin avec un Ricardo inspiré. Je n’ai pas trouvé de masque africain assez beau, je l’ai donc réalisé moi-même en terre et cirage.»
Hommage à Diane Arbus, A Young Man in Curlers at Home on West 20th Street, N.Y.C., 1966 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«En travaillant sur ces ré-interprétations, nous avons essayé de nous rapprocher le plus possible de l'état d'esprit psychologique des modèles du tirage originale. L'expérimentation de la réalité des autres était intense, s’imprégnant de l'énergie de chaque image, parfois submergés par la mélancolie comme dans cette photo. Cette série est une réflexion sur la representation d'une photo et comment celle-ci émerge d’un monstrueux océan d’images. Le défi a été pour moi de réaliser ces photos en utilisant tout ce que les outils numériques et leurs applications peuvent offrir aujourd’hui. Mon exigence principale était de toucher au plus près l’essence de chaque image originelle ou retrouver l’expression des marques du temps sur les tirages de celle-ci tout en utilisant ces outils numériques.»
Hommage à Erwin Blumenfeld, Vogue, 1952 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«L’image est aujourd’hui un mot, tout au plus une phrase. Au lieu de prendre des notes, nous prenons des photos. L’image est un prolongement de soi qui confirme l’existence de chaque utilisateur de Smartphone dans l’acte de prise de vue et de partage sur les réseaux sociaux. Elle n’a pas vocation à durer et fait l’objet d’une accumulation. Elle est le témoin d’une représentation de nos vies mais ne tend pas à la pérennité de notre mémoire car sa durée et son stockage reste incertain. Je crois que cette série est née d’un désir de se ré-approprier l’image, de se rappeler sa force créative.»
Hommage à Robert Doisneau, Les Pains de Picasso, 1952 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«Nous avions envie de réaliser cette photo depuis longtemps, amusés par la troublante ressemblance de Ricardo avec Picasso. Dans la photo originale, chaque détail reflète l’époque. J’aime cette bouteille qui rappelle que dans les années 1950 les Français buvaient du vin comme de l’eau au déjeuner. Depuis quelques années mon travail questionne le passé: Que faisons nous de cet héritage visuel à l'heure où photographier est presque devenu synonyme de voir? Il semble que l’époque que nous vivons dans laquelle la quête d’ubiquité et de déclinaison d’identité se situe dans un espace temps présent/futur proche. Je m’interroge sur la relation entre ce phénomène actuel avec ce qui a constitué notre patrimoine visuel et sur la question de la transmission entre les générations et les cultures.»
Hommage à Robert Mapplethorpe, Ken Moody and Robert Sherman, 1984 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«J’avais rasé Ricardo pour la photo de l’apiculteur de Richard Avedon. Cette photo a été réalisée à la suite car c’était la pousse des cheveux de Ricardo qui orchestraient les séances de prises de vue. Dans la photo originale tout y est doux et polissé, tension et harmonie. Ici le corps de Ricardo exprime les signes du temps qui a passé, la peau s’est relâchée.»
Hommage à August Sander, Jeunes paysans, Westerwald, 1914 | Catherine Balet / «Looking for the Masters in Ricardo’s Golden shoes» Courtesy Galerie Thierry Bigaignon
«La complexité de cette image a été de recréer et décliner trois fois l’expression de ces paysans, captée par Sander. Trois hommes détachés, hautains et en même temps curieux et amusés. Les chaussures dorées portées par Ricardo sont le fil conducteurs de la série. Elles sont comme l’or, le symbole d’une valeur refuge de la pérennité de notre mémoire et se promènent sur 176 ans de photographie. Ce travail m'’a appris que ce que nous retenons d’une image n’est pas l’image elle même mais l’idée qu’on se fait de celle-ci. J’ai appris que la force d’une photo n’est pas liée à sa perfection technique mais à la force émotionnelle qui s’en dégage. Que chaque détail contribue à cette force par sa composition, par sa lumière mais aussi la nature d’un tissu, le grain d’une peau. Ceux-ci révèlent beaucoup sur le sujet de la photo et son époque.»
Journaliste, elle écrit principalement sur la photographie et le Moyen-Orient pour Le Monde, Télérama et Slate.