Le 8 décembre 2013, 800.000 ukrainiens manifestent à Kiev. Une première statue de Lénine est déboulonnée. Dans les jours et les mois qui suivent d'autres statues seront démolies, enlevées ou volées. Le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sebastien Gobert se sont alors mis en quête les retrouver. «Ces statues sont le témoignage de l'infinité de relations qu'entretiennent les Ukrainiens avec leur passé soviétique, raconte Niels Ackermann. Ces derniers jours, le retrait des statues confédérées, aux États-Unis, a fait écho à notre projet. Le 17 août, Trump exprimait, sur Twitter, sa tristesse sur le sujet. Le président américain nous offre la démonstration parfaite de que nous avons essayé de montrer: il n'y a pas un seul rapport à l’histoire. Une même statue peut constituer aux yeux de certains une œuvre d’art, pour d’autre un objet pédagogique et pour d’autres encore un symbole de l’oppression ou de la tyrannie.»
Looking for Lenin a été publié en anglais [FUEL Publishing] et en français [Les Editions Noir sur Blanc] et fait l'objet d'une exposition aux Rencontres de la photographie à Arles jusqu'au 24 septembre.
Krementchouk, 30 mars 2016. | Niels Ackermann / Lundi13
«Le projet a commencé le 8 décembre 2013. Les manifestants tentaient depuis quelques jours de faire tomber la statue de Lénine de la place Bessarabska, à quelques centaines de mètres de Maïdan. Mais les premières tentatives ont échoué. Le 8 décembre, ils ont réussi à la faire tomber. J'étais fasciné par l'énergie déployée par les manifestants qui essayaient de la réduire en miettes mais il n'y avait que de petits fragments qui s'en allaient. Le lendemain, je suis revenu avec Sébastien sur place et il n'y avait plus rien. Il était impossible que tout ait été détruit en une nuit. Alors, on a commencé à chercher où était la statue. On a été à la mairie de Kiev, mais personne ne savait et plus encore, personne n'en avait rien à faire. On s'est mis en quête de la trouver.»
Chabo, région d'Odessa, 21 novembre 2015. | Niels Ackermann / Lundi13
«Comme cela prenait un peu de temps, on a aussi cherché d'autres statues. C'était comme un jeu de collectionneur. Chaque statue raconte quelque chose de différent par sa forme, son emplacement, l'état dans lequel elle se trouve, etc. Elles sont le témoignage de l'infinité de relations qu'entretiennent les Ukrainiens avec leur passé soviétique. On a donc essayé d'en chercher un maximum. Il y a eu des photos des statues de Lénine déboulonnées à la chute de l'URSS, mais il n'y a jamais eu de démarche pour les retrouver. Les premières statues ont été les plus difficiles à repérer. Les gens ne comprenaient pas exactement ce qu’on cherchait. Nos premières recherches étaient effectuées sur Google images en tapant des mots loufoques et aléatoires "Lénine+garage" ou "Lénine+oreille", ou encore "Lénine+une ville précise en Ukraine".»
Tchernobyl, 6 Octobre 2016. | Niels Ackermann / Lundi13
«C'est en février 2014 que le plus grand nombre de statues ont été déboulonnées. Beaucoup d'articles expliquaient ce qui était arrivé à la statue mais aucun n'évoquait où elle serait entreposée. Lorsque l'on trouvait l'endroit (entrepôt, terrains de la voirie etc), il fallait obtenir une autorisation. On comptait une semaine de travail par statue, mais il fallait souvent beaucoup plus de temps. C'est le cas de la statue de Kiev, enlevée le 8 décembre 2013. On a fini par savoir qui l'a volé et on sait même précisément où elle est, mais nous n'avons toujours pas l'autorisation de la personne pour aller la photographier. La tête de Lénine sur cette image mesure plus de deux mètres de haut et se trouvait sur le site nucléaire de Tchernobyl. Elle est stockée maintenant dans une pièce pour les agents d'entretien. Si les autorités ont affirmé qu'elle était contaminée, aucun signe de radiation n'a été détecté.»
Kharkiv, 2 février 2016. | Niels Ackermann / Lundi13
«L’Ukraine nous intéressait car elle a la plus haute densité de statues de Lénine au mètre carré. Il y en a 5.500 au total. On en compte 7.000 en Russie, mais ce pays est 28 fois plus grand que l’Ukraine. En 1991, au moment de son indépendance, l’Ukraine a enlevé la moitié des statues, surtout dans la partie ouest du pays car c’était la plus proche de la Pologne qui culturellement était la plus rétive à l’occupation soviétique. Les habitants ont voulu se débarrasser des statues et l’ont fait. À l’est, les avis étaient plus partagés. Après le 8 décembre 2013, il y a eu un nouveau mouvement viral qu’on pouvait même suivre sur Twitter, car il y avait un site web qui cartographiait les statues tombant à travers le pays.»
Odessa, 21 Novembre 2015. | Niels Ackermann / Lundi13
«En mai 2015, l’Ukraine a voté une loi de décommunisation qui rend la glorification des symboles communistes illégale, au même titre que les symboles nazis. On entrait donc dans une phase légale, officielle, voire obligatoire de la chute de ces statues. En théorie il n’y en a donc plus dans l’espace public ukrainien. On les trouve maintenant dans les terrains municipaux où les autorités les ont envoyés pour les faire démonter. D’autres ont été volées et pour certaines retrouvées. Les matériaux des statues diffèrent: le plus souvent c'est du béton, du marbre ou du bronze. Celles en bronze sont souvent volées pour les fondre. Certaines statues ont déjà été transformées, comme celle-ci. Il s'agit de l'oeuvre d'Alexander Milov. L’artiste a gardé la vraie statue de Lénine et a installé des fils de verre pour en modifier l’apparence et la transformer en Dark Vador.»
Kharkiv, 2 février 2016. | Niels Ackermann / Lundi13
«Dans une vautre ille, la jambe de Lénine a été coupée pour qu’un artiste la transforme en une statue d’un coureur marathonien célèbre dans la région. Le nez de la plus grande statue de Lénine se trouve dans une galerie d’art contemporain à Kiev. On a aussi rencontré l’artiste Leonid Kanter qui a acheté des bustes de Lénine pour les disposer dans son jardin, dans l'idée de les livrer à la nature pour que les mousses, les arbres et autres les recouvrent. L’artiste souligne ainsi qu’on a beau être un despote puissant, la nature gagne toujours. Ces statues ne sont donc pas toujours détruites et il y a parfois une vraie réflexion philosophique.»
Sloviansk, est de l'Ukraine, 15 Septembre 2015. | Niels Ackermann / Lundi13
«Chaque statue demandait beaucoup de travail en amont pour savoir où elle était passée. Parfois, on se disait qu’une statue allait nous prendre vingt minutes à photographier et cela nous prenait la journée. Une fois par exemple, le gardien, un policier à la retraite, prenait son travail trop à cœur (protéger la statue des voleurs) et nous a empêché pendant des heures de pouvoir s’en approcher, on a dû demander à son chef d’intervenir pour prouver que nous avions l'autorisation.»
Kharkiv, 2 Février 2016. | Niels Ackermann / Lundi13
«Ces histoires font partie aussi de notre travail. Avec Sébastien, on a voulu écrire les témoignages de ces personnes rencontrées, comme ce gardien. On ne voulait pas que ce travail soit instrumentalisé, que certains disent que les Ukrainiens vandalisent leur histoire comme l’État Islamique peut le faire avec les vestiges archéologiques en Syrie. Chacun de ces témoignages contredisait les autres mais tous semblaient pourtant plein de bon sens. Cela montre ce que c'est que de négocier un passé qu’on a pas forcément choisi. C'est loin d'être facile, il n’y a pas une seule réponse toute faite.»
Journaliste, elle écrit principalement sur la photographie et le Moyen-Orient pour Le Monde, Télérama et Slate.