Les «hommes caïmans» de Centrafrique nourrissent les fantasmes les plus fous
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Les «hommes caïmans» de Centrafrique nourrissent les fantasmes les plus fous

Paul Lorgerie -

Sur la rivière Oubangui, qui marque la frontière naturelle entre la République centrafricaine et la République démocratique du Congo, ceux qui s’apparentent à des pêcheurs trompent le regard des badauds venus se désaltérer dans les bars du rivage. Sous les poissons, c’est du sable que les hommes draguent sur les pirogues.

Une fois extrait du fond de la rivière, ce sable est déposé en tas tout au long de la berge. C'est ici que les entrepreneurs privés viennent l'acheter, souvent au propriétaire de pirogues le plus rapide pour les démarcher. Destiné à être transformé en matériel de construction, le sable constitue une ressource indispensable dans un pays où nombre d'habitations ont été détruites à la suite de la crise de 2013.

Le travail des pêcheurs, bien que pénible et soumis aux règles d'une mystérieuse légende révélant la fragmentation ethnique du pays, est tout aussi nécessaire.

Entre deux plongeons durant lesquels il extirpe le sable dans un seau troué pour que l’eau s’évacue, Fiston, 30 ans, s’époumone: «On mange avec la sueur de nos corps». Lui et ses collègues plongent à des profondeurs de dix mètres au plus fort de la saison des pluies. «Je plonge, je prends le sable, le remonte sur la pirogue pour ensuite le ramener sur le rivage», dit Nicolas. Il précise qu’il réalise «entre six et huit allers-retours par jour».

Avec un salaire fluctuant entre 4.000 et 10.000 francs CFA (entre 6 et 15 euros) par voyage selon la qualité du matériau remonté, les pêcheurs de sable ont un revenu confortable dans un pays où la majeure partie de la population vit avec moins de 1,50 euro par jour. 

Mais les métiers du sable ne sont pas sans effet sur la santé. Pour Grégoire Répougoux, propriétaire de trois pirogues, «la pression à laquelle sont soumis les pêcheurs au fond de la rivière entraîne des saignements du nez et des oreilles et une altération de la vue. Les différences de température sont susceptibles de causer des crises de paludisme et l’on observe chaque année deux à quatre morts par noyade».

Les «Dangowa», maillons de la chaîne d’extraction du sable qui acheminent le matériau de la pirogue au rivage, ne sont pas en reste. Pour un salaire moitié moins élevé que les pêcheurs, beaucoup se plaignent de maux de dos en continu. Sous leurs casquettes se cachent des bosses qui se forment à cause du poids des paniers.

Au sortir du travail, l’un d’eux m'interpelle discrètement: «Je suis sûr qu’ils vous ont parlé des noyades. Elles ne sont en rien accidentelles». À l’ombre d’un manguier, un verre d’alcool de palme à la main, il avance que quiconque s’aventure dans le commerce du sable en achetant une pirogue ou en montant sur l’une d’entre elles sans être de l’ethnie des Langbachi risque sa vie.

Les Langbachi, une ethnie originaire du bord du fleuve, nourrit les fantasmes les plus fous du pays. Connus pour leur aptitude à se transformer en «homme-caïman», ils alimentent la croyance pour conserver le monopole sur le commerce du sable dans le pays.

Grégoire Répougoux affirme pour autant qu’«il faut pardonner pour être à l’aise dans son travail». Et martèle: «Cette activité permet à de jeunes Centrafricains de gagner leur vie honorablement, plutôt que de préférer la facilité des groupes armés qui sont entrés dans une logique de prédation des ressources du territoire». Car en République centrafricaine, les moins de 35 ans composent 75% de la population. Avec un taux de 87% de chômeurs parmi eux en 2016, beaucoup ont pris les armes pour subvenir à leurs besoins, aux côtés des quatorze groupes armés déclarés sur le territoire. 

Paul Lorgerie

Paul Lorgerie

Journaliste indépendant basé à Bangui. 

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