Etre musulman en France
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Etre musulman en France

Charlotte Pudlowski -

Bharat Choudary travaille depuis désormais six ans sur son projet actuel: Le silence des autres. Quand il a commencé il était encore étudiant en photojournalisme, dans le Missouri –c'est là que je l'ai rencontré– il venait d’Inde, et s’intéressait à la construction des identités. En 2009, il a commencé à travailler sur les musulmans, la façon dont ils vivent dans les pays occidentaux, leur rapport aux autres. Il poursuit ce projet depuis, et a décroché plusieurs bourses (dont Getty Images), récompenses (Pingyao International Photography Festival, Magenta Flash Forward), et ses photographies ont été publiées dans des journaux prestigieux dont le New York Times. Mais il a changé entre-temps son lieu d’étude. Après les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, il s’est focalisé sur la France, à Marseille. Au lendemain des attentats contre Charlie Hebdo, nous avons échangé par mail sur son travail. 

Marseille, 2013. Un jeune homme qui a le mal du pays et passe du temps dans la cour de son hôtel. Ils venaient juste de raccrocher avec ses parents, qui vivent en Guinée. Il est arrivé à Marseille en tant qu'immigré illégal, il est maintenant pris en charge et soutenu par un organisme social. | «Je ne suis pas musulman, mais le fossé qui ne cesse de grandir entre les musulmans et les non-musulmans me préoccupe énormément» explique Bharat dans un e-mail. «Quand j’étais adolescent, j’ai passé d’innombrables après-midi à jouer au cricket dans la cour d’une mosquée, en Inde. Aujourd’hui encore, certains de mes meilleurs amis sont musulmans. Et j’ai connu le même contexte sociologico-politique que beaucoup de musulmans d’Asie du Sud qui vivent en Europe, la même culture, une expérience de ce que c’est qu’être un immigré. Le questionnement qui les taraude, sur l’identité, le fait d’appartenir ou non à un endroit, ressemble au mien.»

Marseille. 2014. Un jeune couple qui s'embrasse avant de se retirer chacun dans leur chambre, dans un foyer pour SDF. | «Ca me fait de la peine de constater comment une frange amère de la jeunesse musulmane s’est lentement mise à suivre les joueurs de flûte entonnant la chanson du djihad. Et comment l’obsession malsaine de la «guerre contre le terrorisme» a donné naissance à un climat de paranoïa, et de xénophobie. Les communautés sont ségrégées, et les citoyens se sentent exclus.»

Marseille, 2014. Dans un centre de formation technique tenu par une organisation caritative, Adelies. De nombreux étudiants d'Adelies sont des délinquants juvéniles issus de quartiers difficiles.| «Des experts proposent des solutions sur la manière dont on pourrait intégrer de manière efficace les musulmans, dans les pays occidentaux. Mais je crois qu’il est encore plus important de réfléchir à ce besoin d’intégrer des gens qui sont nés, et qui appartiennent à ces pays occidentaux.Quels sont les facteurs qui ont tissé cette insatisfaction, et qu’est-ce qui pousse de jeunes musulmans à s’isoler, ou à se radicaliser? C'est pour chercher des réponses que je me suis mis à travailler sur Le Silence des autres.»

Marseille, 2013. Sofia (à gauche) et Fatima en train d'attendre que le frère de Sofia finisse de travailler et vienne les chercher au centre commercial. Les quartiers Nord de Marseille, où la majorité de la population musulmane de la ville réside, sont très mal desservis par les transports publics.| Après avoir d’abord photographié des communautés musulmanes aux Etats-Unis et en Angleterre, Bharat s’est tourné vers l’Europe, dont les problématiques lui étaient moins connues, donc plus intéressantes encore. La France a l’une des plus larges populations musulmanes de l’Union Européenne et la majorité des musulmans en France viennent du Maghreb, auquel Choudary ne connaissait pas grand chose.

Marseille, 2013. De gauche à droite: Yusra, Sofia et Camelia étaient les guides de Bharat pendant ses premiers jours à Marseille. Elles l'ont aidé à découvrir la ville et convaincu certains de leurs amis de participer au projet.| Au départ une association basée à Londres, Open Society Foundations, a permis à Bharat d’entrer en contact avec quelques personnes. Il est ensuite devenu ami avec l’un d’entre eux: un travailleur social, Nil Khelif Belaadi, qui l’a introduit davantage auprès des musulmans de Marseille.

Marseille, 2013. Omar Farhoune (à droite) 17 ans, est arrivé à Marseille début 2013, depuis Barcelone, avec son père. Au chômage à cause de la crise, son père a perdu leur appartement, et est venu en France pour en trouver un autre, ce qu'une association l'a aidé à faire. | La situation des Français musulmans n'a rien à voir avec celle que Bharat avait documenté aux Etats-Unis. «En raison de la politique migratoire très stricte, la majorité des musulmans qui ont immigré aux Etats-Unis avaient un niveau d’éducation élevé. Ils étaient médecins, ingénieurs, entrepreneurs, etc. Ils ont pu trouver des emplois stables, progresser, se contruire un meilleur avenir pour eux-mêmes et leurs familles. Le conflit entre les Etats-Unis et ses citoyens musulmans est surtout dû aux erreurs de politiques étrangères du pays, sa guerre permanente contre les pays musulmans, et des événements comme le 11-Septembre. Alors qu’en France, l’histoire coloniale l’indépendance, la décolonisation, ont laissé une marque laide, indélébile, sur la relation qu’entretiennent les Arabes/Musulmans et la société française.

Marseille, 2013. Mehdy Bibi avec sa petite amie à Notre-Dame de la Garde. Ils s'aiment et veulent se marier, mais leur famille s'y oppose –pour des raisons qui n'ont pas été dévoilées. | En France, l’immigration musulmane est très liée à la colonisation et décolonisation d’Afrique du Nord et à la façon dont les pouvoirs politiques ont fait venir des immigrés d’Afrique du Nord pour reconstruire la France après les Première et Seconde Guerre Mondiale. «Des générations plus tard, ces populations sont toujours en proie aux mêmes problématiques que quand ils sont arrivés en France : la pauvreté, le mal logement, le chômage, le racisme, l’exclusion, la violence…»

Marseille, 2013. Wafaa Allal, 33 ans, travaille à mi-temps comme professeure d'arabe dans le sous-sol d'une librairie. Mère célibataire d'une petite fille de 7 ans, elle détient un master en traduction et cherche un travail depuis 5 ans. Elle a reçu plusieurs offres d'emplois d'entreprises privées qui lui demandaient de travailler sans son hijab. | «En les interviewant, raconte Bharat, j’ai eu le sentiment que les musulmans français considèrent qu’ils sont prêts à être intégrés, dans la société française, mais qu’ils ont le sentiment que la société française ne veut pas, elle, qu’ils en fassent partie».

Marseille, 2014. Partie de foot Derrière un HLM | «Tous les gens que j’ai interviewés m’ont dit la même chose: "tu peux soit être français, soit être musulman, mais tu ne peux pas être les deux". Ils avaient le sentiment que leur identité arabe ou musulmane n’était pas reconnue comme digne de la citoyenneté française.»

Marseille, 2014. Devant un vieux HLM de Busserine, quartier du 14e arrondissement labellisé ZUS. | «J’ai rencontré un échantillon représentatif des musulmans de Marseille —des religieux, des laïcs, des diplômés et des analphabètes, des riches et des pauvres, des hommes et des femmes. Si leurs expériences peuvent varier, leur compréhension et leur perception de la société française est toujours la même»: elle est excluante.

 

Marseille, 2013. Squat dans un HLM. | Bharat précise que si même les riches, qui sont quand même partout dans le monde bien moins confrontés à l’oppression que les pauvres, trouvent qu’en France la discrimination et l’exclusion font partie du quotidien des musulmans, cela prête quand même sérieusement à penser. 

Marseille, 2013. Aux Eglantiers, cité du Nord de Marseille. | Il rapporte cette anecdote, d’un homme qu’il a interviewé à Marseille: «Le fait que je sois un musulman, ou un arabe, peut être mis de côté si je conduis un quatre-quatre BMW. L’argent parle plus fort que le reste. Mais cela peut aussi devenir un problème car alors les gens se mettent à penser, "que fait un Arabe au volant d’un quatre-quatre BMW? Comment a-t-il pu se l’offrir? Ca doit être un dealer!"».

Marseille, 2014. Soirée lecture et kickboxing à la plage | Bharat: «Les mots exclusion, racisme, discrimination, ne permettent même pas d’entrevoir la difficulté du monde dans lequel les jeunes arabes et musulmans, hommes et femmes, vivent tous les jours.»

 

Marseille, 2014. Près de la place Jean Jaurès. | Depuis les attaques contre Charlie Hebdo, Bharat n’est pas encore retourné à Marseille, mais il a parlé avec plusieurs personnes avec qui il est en contact et qu’il a déjà photographiées. Elles étaient alors choquées et en colère. Parce que les terroristes avaient jeté le discrédit et la honte sur tous les musulmans. «Et parce qu’elles ont le sentiment que ces attaques ne seront jamais oubliées, et rendront leur vie encore plus difficiles.» 

Charlotte Pudlowski

Charlotte Pudlowski

Charlotte Pudlowski est créatrice et rédactrice en chef du podcast Transfert; ex-rédactrice en chef de Slate.fr. Elle a fondé le studio de podcasts Louie Média. 

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