«Vous avez un plan de vie, des habitudes, et soudain le cancer fauche tout»
Santé

«Vous avez un plan de vie, des habitudes, et soudain le cancer fauche tout»

Fanny Arlandis -

Atteint d'un cancer rare, Mark Richards a décidé de documenter les mois de lutte contre sa maladie à l'aide de son téléphone portable. Le projet de ce photographe, intitulé «Darkness at Noon: My Time in Radiation», nous plonge au cœur de la douleur et de l'intime. «Avec ce cancer, j’avais besoin de montrer ce que je ressentais à travers mes propres yeux», confie-t-il.

«Lorsque j’ai appris que j’avais un cancer, j’ai regardé les photos de cancer qui étaient faites par les photographes. Je n’ai rien contre eux, mais la plupart montraient souvent des femmes qui souriaient, qui étaient propres avec le crâne chauve ou avec un bandana dessus. Avoir un cancer n’est pas quelque chose d’heureux. C’est plus que difficile. J'ai pris cette photo lors de ma première imagerie par résonance magnétique (IRM), à l'époque où j'essayais de comprendre d'où venait ma douleur. C'était avant que je sache que j'étais atteint d'un cancer.»

«Évidemment chaque cancer est différent et varie selon les individus, mais le mien, un cancer des glandes salivaires, était très douloureux. Le cancer est un enfer auquel je n'étais pas préparé. Je suis photographe et je photographie tout. Alors quand mon traitement a commencé, j’ai tout photographié: quand on me préparait avant d’entrer dans les machines, pendant le traitement et quand j’ai commencé à aller mieux.»

«Certaines personnes disent que les douleurs apparaissent la deuxième ou la troisième semaine après le début des radiations. Moi, j’ai tout senti tout de suite et j’ai eu mal immédiatement. J’ai ressenti une très grande fatigue, ma machoire était douloureuse et c’est devenu de pire en pire.»

«J’ai perdu le goût et l'usage de ma langue et de ma bouche. Au fur et à mesure, on perd de plus en plus de sensations, mais pire encore, on perd peu à peu son humanité. C’est quand l’énergie disparaît, puis le goût, qu’on se rend compte à quel point le goût par exemple est important. Et là on se demande: est ce que c’est vraiment comme ça que ma vie va devenir? Est-ce que tout ceci vaut le coup? J’ai mis plus d’un an à guérir. Tout au long de ces mois, on ne peut jamais rien prévoir car on ne peut pas savoir à l’avance l'énergie dont on va disposer.»

«Très vite après le début du traitement, tout le monde s’est mis à se comporter différemment avec moi, et cela aussi est très douloureux. Les relations changent parfois. Certaines personnes ne savaient pas quel comportement adopter, mais je ne l’ai pas pris personnellement. Sur cette photo, je porte un masque de radiation. Il est fabriqué à partir d'une sorte de maille en plastique blanche qui se forme sur votre visage. C'est transparent. Les infirmières ajustent le masque sur votre visage et vos épaules et le fixent. Il est conçu pour retenir votre tête afin que le rayonnement soit ciblé exactement au millimètre près. J'ai subi des rayons cinq jours par semaine pendant sept semaines. C'est devenu une partie de moi.»

«Mon poids est passé de 97 kilos avant ma première opération à 84 kilos au plus bas. Je fais aujourd'hui 87 kilos, ce sont principalement des muscles que j'ai perdus. Je suis un sportif et j’ai toujours beaucoup couru. Je sais ce qu’est la douleur. Mais cette douleur-là était au-delà de mon expérience. On perd d'abord la prédictibilité de son corps puis ce qu’on est vraiment. J’étais déconnecté, la nourriture n’avait pas le même goût qu'avant, et de toute façon je n’avais plus d’appétit, manger devenait une déception. La réalité que l’on a connue n’est plus celle que l’on vit.»

«Tout disparaît: l’appétit, l’envie de sexe, même la volonté de quitter son lit ou de prendre une douche. Le pire pour moi a été de ne plus pouvoir prévoir quoi que ce soit. Vous avez un plan de vie, des habitudes, et soudain le cancer fauche tout. Tu sais ce que tu veux faire et d’un jour à l’autre, tu ne sais plus.»

«Sur cette photo, on voit le laser utilisé pour s'assurer que les rayons sont bien alignés. Je ne sais pas pourquoi cette fois-ci, le masque n'est pas sur mon visage. C'était peut-être pour vérifier ou peut-être parce que j'ai demandé au personnel soignant qu'ils me prennent en photo sur la table sans le masque, je ne me souviens plus.»

«J’ai principalement utilisé l’iPhone pour faire ces photographies. La raison est simple: je n’avais plus d’énergie. L’iPhone en léger, il demande peu d'efforts pour s’en servir et c'est ce dont j’avais besoin. Je suis une personne sensible. Ma photographie s’approche du photojournalisme (j’ai commencé ce métier en Afghanistan en 1983 avant de me concentrer sur les gangs dans les années 1990 et de travailler ensuite pour Time ou Newsweek) et j'essaie de communiquer des émotions. Avec ce cancer, j’avais besoin de montrer ce que je ressentais à travers mes propres yeux. J’ai donc décidé d’utiliser l’outil Hipstamatic car c’est comme cela que je percevais ces épreuves. Ce filtre est “super dramatique”, ce sont généralement les ados qui l'utilisent pour leurs montages photo, mais il donne à voir le monde tel que je le ressens.»

«Aujourd’hui ce projet est terminé. En tant que photographe, j’ai fait tout mon possible pour transposer mon point de vue en image. Dans ce cas, je pense que j’ai réussi. Une grosse partie de la douleur par laquelle je suis passé est maintenant exhibée devant un public. Il est difficile de décrire aux gens ce qu'on vit. Je suis heureux si ce travail permet de faciliter cela et s'il peut contribuer d’une quelconque façon aux connaissances et à la sensibilisation des gens à ce sujet. Aujourd’hui, je fais partie d’un monde différent et je veux agir pour le faire connaître. Il me faut désormais me projeter, reconstruire ma vie, et avancer.»

Fanny Arlandis

Fanny Arlandis

Journaliste, elle écrit principalement sur la photographie et le Moyen-Orient pour Le Monde, Télérama et Slate.

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