Liban, 4 août, deux ans après
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Liban, 4 août, deux ans après

Léa Polverini -

Cela fait deux ans que le port de Beyrouth a explosé. Les 2.750 tonnes de nitrate d'ammonium qui y étaient stockées en dépit de toutes les alertes ont coûté la vie à au moins 233 personnes, fait au moins 7.500 blessés, détruit au moins 60.000 bâtiments et ébranlé tout un pays en l'espace de quelques minutes. Deux ans plus tard, ces simples chiffres laissés à l'état d'estimations signent une humiliation supplémentaire pour une population selon laquelle les comptes sont encore loin d'être réglés: c'est une bataille pour la mémoire et la justice qui s'est engagée contre le gouvernement, tenu responsable du désastre, et qui s'accroche au pouvoir comme dans un dernier sursaut de rigidité cadavérique.

La crise économique, l'une des pires de l'histoire moderne, a jeté les Libanais dans un gouffre qui semble ne pas avoir de fond: hyperinflation, pénuries de médicaments et de fuel, absence d'électricité sont devenues la routine avec laquelle les habitants du Liban sont forcés de composer. Les espoirs de renouveau politique, portés par la révolution d'octobre 2019, se sont peu à peu essoufflés, et ont laissé place au retour des crispations communautaires et à l'hostilité envers les réfugiés syriens et palestiniens, en dépit d'une percée de la société civile aux élections législatives de mai 2022. Le malheur alimente le malheur et s'est présenté aux partis traditionnels comme une bouée de sauvetage, leur permettant de relancer la machine clientéliste à moindre frais: dans un pays ruiné, la fidélité politique se négocie désormais en cartons alimentaires.

Si le Liban a connu une forte vague d'émigration au lendemain de l'explosion, ceux qui restent sont soumis aux aléas du marché noir et à une envolée des prix qui n'a fait que creuser davantage les inégalités de richesses. La fracture se situe aujourd'hui entre celles et ceux qui peuvent traiter avec l'étranger et faire rentrer des devises, c'est-à-dire être payés en dollars américains, et celles et ceux qui n'ont pour monnaie d'échange que des livres libanaises, dont la valeur a été dépréciée jusqu'à 95%. L'extrême pauvreté côtoie plus que jamais une extrême richesse relative, mais toutes deux demeurent ancrées dans un pays à la dérive, rongé par la corruption, les sursauts de violences, et où les services de base peinent toujours à être assurés.

Alors qu'une partie des silos, devenus symboles de l'explosion, vient de s'effondrer le 31 juillet 2022, ravivant les traumas des survivants, l'enquête visant à établir les responsabilités dans le désastre du 4 août n'a toujours pas abouti et fait l'objet de nombreuses pressions politiques. Retour sur deux années marquées par le deuil, la colère et l'impunité.

Après avoir secouru les blessés, pleuré les morts et ramassé les débris, les Beyrouthins sont descendus dans la ville détruite le 8 août 2020, sur la place des Martyrs, pour manifester contre le gouvernement libanais, tenu pour responsable de l'explosion par son incurie et sa corruption.

Les forces de sécurité et l'armée, déployées sur place, ont répondu à la population en deuil et en colère en tirant sur la foule des bombes lacrymogènes et de petites balles de plomb.

Lors d'affrontements entre des manifestants opposés au gouvernement et des partisans du leader sunnite Saad Hariri, le poing de la révolution, symbole du soulèvement d'octobre 2019, a été brûlé sur la place des Martyrs, sous l'œil des forces de sécurité libanaises.

Le lendemain, le 22 octobre 2020, le gouvernement annonçait la nomination de Saad Hariri au poste de Premier ministre. Lui qui avait démissionné de ses fonctions un an plus tôt sous la pression de la rue, figure emblématique du népotisme et de la corruption chronique, s'est alors posé en sauveur du pays.

Il affichait ses ambitions de former un gouvernement post-explosion susceptible de redresser le pays et d'organiser la relève financière notamment réclamée par le président français Emmanuel Macron.

Ce retour, perçu par la population libanaise comme un affront supplémentaire et une tentative de protéger le pouvoir, ne portera pas ses fruits: Hariri a une fois de plus abandonné le poste et a passé le relais à Najib Mikati, milliardaire et ancien Premier ministre accusé de malversations financières.

Alors que le pays s'enfonce dans une crise économique sans précédent, les pénuries touchent tous les secteurs: électricité, fuel, médicaments, biens de consommation…

Le réseau électrique, déjà dysfonctionnel avant la crise, est quasiment à l'arrêt. Seuls les foyers les plus aisés disposent désormais de quelques heures d'électricité par jour, payées à prix d'or et obtenues grâce à des générateurs privés, extrêmement polluants. La nuit, Beyrouth, comme toutes les villes du Liban, est plongée dans le noir.

Six mois jour pour jour après l'explosion du port de Beyrouth, soit le 4 février 2021, l'activiste et intellectuel Lokman Slim a été retrouvé assassiné dans sa voiture, dans la région de Nabatieh, au Sud-Liban. Son corps, criblé de cinq balles, rappelle la longue tradition des assassinats politiques du pays.

Lui-même chiite, Lokman Slim faisait partie des voix les plus critiques du mouvement Amal et du Hezbollah. Quelques semaines avant sa mort, il avait accusé ce dernier de partager la responsabilité, avec les régimes de Damas et de Moscou, de l'explosion du port de Beyrouth.

En 2004, il avait réalisé avec son épouse, Monika Borgmann, le documentaire Massaker, l'un des rares et précieux témoignages sur le massacre de Sabra et Chatila, en 1982, qui présentait, plus de vingt ans après, les récits des bourreaux. En 2016, c'est l'horreur des prisons syriennes que le couple exposait dans le documentaire Tadmor (Palmyre, en français), poursuivant leur travail de préservation des mémoires.

Si l'enquête n'a toujours pas permis d'identifier les coupables, pour les proches de Lokman Slim, son engagement de longue date contre le Hezbollah et les nombreuses menaces qu'il avait déjà reçues laissent peu de doute quant aux commanditaires.

Le 4 août 2021 était attendu avec beaucoup d'appréhension par la plupart des Beyrouthins, nombreux à souffrir de syndromes post-traumatiques, harassés par la crise, toujours en colère contre la classe gouvernante et désabusés par l'immobilisme politique. 

Pour la première commémoration de l'explosion du port, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Beyrouth pour se rejoindre devant le port, afin de rendre hommage aux victimes de l'explosion et réclamer justice.

Les familles des victimes étaient présentes, portant les portraits de leurs proches disparus, qui se mêlaient aux slogans réclamant la chute du régime et l'aboutissement de l'enquête sur les responsables de l'explosion, qui n'a cessé d'être entravée par les responsables politiques de tous bords.

Comme l'année précédente, le cortège, qui a fini par rejoindre en fin de journée la place des Martyrs pour protester devant le Parlement, a été réprimé par la police et l'armée, qui ont cherché a disperser la foule à coup de gaz irritant et de petites balles de plomb.

Les menaces de bombardements réciproques sont presque devenues un tic de langage entre les responsables politiques libanais et israéliens, dont les diatribes n'ont souvent de diplomate que le nom.

Dans la nuit du 4 au 5 août 2021, pourtant, ce sont de véritables tirs d'artillerie (pas moins de quatre-vingt-douze), revendiqués par Israël, qui se sont abattus sur le sud du Liban, près de la ville de Mahmoudiyeh et aux alentours de la frontière. Ces tirs répliquaient au lancement de trois roquettes visant le nord d'Israël, attribuées au Hezbollah quoique non revendiquées par ce dernier.

Les dernières frappes aériennes de ce type remontaient à 2014. Elles ont fait craindre une escalade entre les deux belligérants, dans le contexte de tensions croissantes entre Israël et l'Iran –principal financeur du parti chiite. Quelques tirs se sont poursuivis jusqu'au lendemain, sans occasionner de victime directe.

Au Liban, chaque désastre semble en appeler un autre. Dans la nuit du 14 au 15 août 2021, alors que l'armée venait de confisquer 60.000 litres d'essence destinés à la contrebande stockés dans un entrepôt à Tleil, dans le Akkar, proche de la frontière syrienne, une grave explosion est survenue.

Voyant que l'armée distribuait une partie de l'essence confisquée à la population locale en raison des lourdes pénuries de carburant qui paralysent le pays, le fils du contrebandier a mis le feu à un réservoir, causant la mort d'au moins 41 personnes, et faisant plus de 80 blessés. Le lendemain, les habitants des environs ont pris d'assaut la maison du contrebandier pour y mettre le feu.

«Pas d’essence, pas d’ambulance», «pas d’électricité, pas d’hôpital». Le secteur médical a été frappé de plein fouet par la crise économique, à laquelle est venue s'ajouter la crise sanitaire. Les pénuries multiples qui cinglent le pays ont eu raison de toutes les infrastructures liées au soin: pharmacies, médecins et hôpitaux ne sont plus en mesure de prendre en charge correctement les patients, ne disposant plus du matériel nécessaire.

La pénurie de médicaments, qui concerne aussi bien les antidouleurs les plus simples que les traitements contre le cancer, a forcé de nombreux malades à arrêter brutalement leur médication quand, dans les hôpitaux, les coupures d'électricité perturbent le fonctionnement des machines, et le manque de moyen ne permet pas de renouveler les équipements.

Alors que de nombreux Beyrouthins souffrent de syndrome post-traumatique lié à l'explosion, la prise en charge de la santé mentale demeure également largement inaccessible et les derniers services trop engorgés.

Une partie de la population fait désormais reposer sa santé sur la diaspora, dont les allers-retours au pays s'accompagnent de valises pleines à craquer de médicaments, lait pour bébé, couches et autres produits devenus quasi introuvables ou trop onéreux au Liban. Mais sur les vols de départ, on retrouve aussi de nombreux personnels soignants, poussés à l'émigration par le naufrage du secteur et le manque de perspectives d'avenir.

L'enquête menée par le juge Tarek Bitar sur l'explosion du port n'est pas du goût de tout le monde. Celui qui a repris le dossier de Fadi Sawan, dessaisi en février 2021 sous un prétexte fallacieux, a d'abord dû essuyer une salve de pressions politiques et de plaintes tous azimuts, avant d'être confronté à des protestations plus musclées.

Au matin du 14 octobre 2021, les mouvements chiites Hezbollah et Amal organisaient ainsi, à Beyrouth, une manifestation devant le Palais de justice pour demander le renvoi du juge Bitar.

Les militants, armés pour certains de fusils d'assaut et de lance-grenades, se sont retrouvés pris sous le feu des Forces libanaises, appelées la veille par leur chef maronite, Samir Geagea, à procéder à «un blocage total et pacifique» de la manifestation.

Sur la zone Tayouneh-Badaro, au carrefour des bastions chiites et chrétiens, en pleine rue et entre les immeubles d'habitations, un combat qui ne rappelle que trop les affrontements de la guerre civile de 1975 s'est engagé, à coups de rafales d'armes automatiques et d'explosions de roquettes. Alors que l'on comptera 6 morts et 32 blessés, chacun des partis s'est renvoyé la balle de la première agression et s'est attribué un pacifisme originel.

Dans certains quartiers, la vie semble néanmoins suivre son cours, comme si l'explosion et la crise n'étaient plus qu'un lointain souvenir. Sur la corniche beyrouthine, les badauds vont et viennent, reprenant les promenades interrompues un temps par les confinements liés au Covid-19. Dans les quartiers de Gemmayze et de Mar Mikhael, soufflés par l'explosion il y a deux ans, les bars et les restaurants ont repris du service, qui croît et décroît selon les variations de la monnaie sur le marché noir.

La diaspora, quelques touristes aussi, venus profiter de la faillite du pays, s'en donnent à cœur joie pour s'offrir des services désormais accessibles à un prix dérisoire, pour peu que l'on ait des dollars à échanger.

Certains soirs, l'effervescence de la rue d'Arménie et de la rue Gouraud ferait presque oublier les immeubles en ruines, dont les gravats n'ont pas bougé depuis deux ans. D'autres soirs en revanche, toutes les lumières demeurent éteintes et les rues silencieusement désertes, faute de fuel et d'humeur.

Les rives libanaises, autrefois dédiées aux flâneurs et aux bateaux de pêche, de commerce ou de plaisance, sont devenues depuis deux ans le point de départ d'embarcations précaires pour des candidats à l'exil toujours plus nombreux.

La crise économique a produit des boat-people, une situation qui aurait été impensable il y a encore quelques années, quand les embarcations clandestines se chiffraient à une simple vingtaine par an et transportaient principalement des réfugiés syriens et palestiniens. Dans la région de Tripoli, la plus pauvre du pays, au nord, les tentatives de traversées de la Méditerranée se multiplient et amènent leur lot de désastres.

Le 23 avril 2022, un bateau parti d'Al-Qalamoun transportant au moins quatre-vingt-quatre personnes, de nationalité libanaise en majorité, mais aussi syrienne et palestinienne, a été percuté par un navire de la marine libanaise et chavire.

Sept corps ont été repêchés, dont le cadavre d'une petite fille, et une trentaine de migrants sont portés disparus. À Tripoli, la colère gronde alors que les autorités refusent de reconnaître leur responsabilité.

Selon l'agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), au moins 1.570 personnes ont quitté ou tenté de quitter illégalement le Liban par la mer entre janvier et novembre 2021, le plus souvent dans l'espoir de rejoindre Chypre.

Les élections législatives se sont déroulées le 15 mai 2022. C'est la première fois depuis la révolution d'octobre 2019 que les Libanaises et les Libanais sont appelés à voter, afin de renouveler les 128 membres de la Chambre des députés.

En dépit d'une forte mobilisation de la part de la société civile active dans le mouvement de contestation anti-establishment, l'abstention a culminé à 59%, nourrie par la lassitude d'une population qui ne croit plus au jeu politique libanais et qui sait d'avance que ces élections seront, comme les précédentes, ponctuées d'irrégularités, d'achats de voix et d'intimidations.

Le scrutin s'est toutefois avéré relativement favorable à l'opposition, qui a remporté treize places, raflant contre toute attente des postes acquis de longue date aux partis traditionnels. Cette percée, loin de signer un bouleversement de la politique libanaise, a néanmoins ouvert une brèche dans les logiques communautaires qui surdéterminaient jusqu'alors le Parlement.

Surtout, le recul du parti présidentiel de Michel Aoun (CPL) marque un coup dur pour le Hezbollah et ses alliés, qui ont perdu la majorité parlementaire acquise en 2018.

Alors que les silos à grains du port de Beyrouth brûlaient depuis plus de trois semaines en raison de la fermentation des stocks de blé restants jamais évacués, une partie du bâtiment s'est effondrée le mercredi 31 juillet 2022, quatre jours à peine avant la date commémorant l'explosion. Une fumée noire s'est de nouveau répandue la ville et la population a cette fois dû se claquemurer pour se préserver des substances toxiques.

Les silos étaient au centre d'une bataille des mémoires, le gouvernement souhaitant les démolir quand les familles des victimes militaient au contraire pour leur conservation, les cylindres à moitié détruits étant devenus un symbole de la catastrophe.

Léa Polverini

Léa Polverini

Journaliste spécialisée sur le Moyen-Orient. Lauréate du Kurt Schork Freelance Journalist Award 2023 de la Thomson Reuters Foundation. Nominée au Prix Bayeux Calvados-Normandie des correspondants...

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