JR à Ellis Island: «Quand je colle, je ne livre pas de message avec»
Culture / Société

JR à Ellis Island: «Quand je colle, je ne livre pas de message avec»

Marie Salomé Peyronnel -

Des regards scrutateurs depuis une favela de Rio, un minaret à Vevey, en Suisse, des visages d’ennemis sur un même mur en Israël…. JR a collé des images en noir et blanc partout dans le monde, soulevant chaque fois une question, à défaut de souhaiter apporter une réponse. Cet automne, c’est dans un lieu où ont jadis convergé des immigrés venus de partout que l’artiste français expatrié à New York a choisi de dégainer sa colle et son balai. Avec Unframed —Ellis Island, JR investit la partie sud de cette «île de l'espoir, île des larmes», abandonnée et interdite au public depuis la fermeture en 1954 de l’hôpital qui s’y trouvait. De passage à Paris, le photographe a répondu à nos questions sur cette installation à découvrir dès ce 1er octobre. 

«Il y a trois ans, ma productrice et amie Jane Rosenthal m’a offert le livre de Stephen Wilkes Ghosts of Freedom, explique JR. C’est comme ça que j’ai entendu parler pour la première fois de la partie sud de l’île, en ruine et qu’on dit hantée. J’ai toujours été fasciné par les endroits abandonnés, laissés derrière nous, quelle qu’en soit la raison: une faillite, des changements de pouvoir dans certains pays ou encore la fermeture d’un lieu qui n’a plus sens comme ce fut le cas d’Ellis Island. J’ai tout de suite voulu y monter un projet.»

«J’y suis donc allé pour la première fois en 2012. Les visites étaient alors interdites et on m’a juste permis de voir quelques bâtiments en coup de vent. À l’époque il fallait plein d’assurances particulières ce qui rendait tout projet impossible. Quand il a été décidé, très récemment, d’ouvrir l’hôpital délabré au public» –par petits groupes de dix personnes avec des casques de chantier– «un des hommes avec qui j’avais été en lien lors de mes premières démarches m'a recontacté. Il m’a introduit à Janis Calella qui organise les visites. Elle ne savait pas qui j’étais, ne connaissait pas mon travail, mais a été convaincue par les montages qu’on lui a présenté.C’était exactement ce dont elle rêvait pour intéresser les jeunes, attirer d’autres publics et raviver la mémoire des millions d’immigrants.»

«Quand je me balade dans cette partie sud d’Ellis Island, j’ai l’impression que je suis le premier à y mettre les pieds. J’y ai emmené quelques amis et tous ont eu la même sensation de découvrir eux-mêmes l’hôpital pour la première fois. C’est quand même fascinant quand un lieu peut nous faire ressentir à tous la même chose, au même moment.»

«Ces longs couloirs sont peut-être parmi les espaces les plus angoissants et bouleversants de l’île.»

On estime à 12 millions le nombre de personnes à avoir débarqué sur l’île. Environ 10% d’entre elles étaient envoyées à l’hôpital: seuls les immigrants jugés en bonne santé étaient autorisés à entrer aux Etats-Unis. Toute personne malade ou fragile (psychologiquement ou physiquement) devait rester dans l'aile Sud (South Side) d’Ellis Island où elle était soignée avant d’être renvoyée dans son pays. 

L’institution avait beau être à la pointe de la médecine de l’époque (ils étaient notamment équipés de machines à rayons X) certaines méthodes laissaient encore à désirer… «Dans les buildings d’isolation, les "isolation wards", les murs arrondis étaient le signal qu’on entrait dans une zone extrêmement contaminée et qu’il fallait se masquer direct. Apparemment, ils croyaient que les microbes avaient plus de mal à traverser avec cette feinte architecturale.» 

«Tu sens qu’il y a beaucoup de rage dans ces murs. Ce qu’on appellait «fou» à l’époque, ne correspond pas à notre définition actuelle. Il suffisait parfois d’avoir pleuré pendant le voyage dans le bateau et d’avoir les yeux rouges… Il faut voir le documentaire Forgotten Ellis Island pour comprendre.» Les douaniers cataloguaient comme fou quiconque avait un «air douteux»: léger strabisme, visage aux traits considérés comme agressifs… Déclarer un immigrant fou était aussi un moyen pour les autorités de s’octroyer le droit de refuser l’entrée à des populations que les Etats-Unis ne souhaitaient plus accueillir, en provenance d’Europe de l’Est ou de confession Juive, notamment…

«Depuis certaines chambres de l’hôpital, la statue de la liberté paraît si proche qu’on a l’impression qu’on peut lui lancer un ricochet! Cela devait être encore plus frustrant d’être si près de son but et d’être renvoyé chez soi», remarque JR. 

«Au début du siècle personne n’a pensé à photographier les cuisiniers de l’hôpital, il y avait uniquement des photos de refectoire. Mais j’aime jouer avec les endroits et pour moi il y a un symbole dans cette hotte gigantesque. Alors j’ai eu envie de lui coller un bateau.»

«L’histoire d’Ellis Island résonne différemment en chacun de nous, selon que nos ancêtres sont passés par là, que l'on est français, africain ou indien, ou encore si on est sans-papier… J’ai été touché de recevoir un e-mail très intéressant de Jose Antonio Vargas –l'un des premiers «undocumented» à avoir pris la parole aux Etats-Unis», explique JR. Contacté par email, Jose Antonio Vargas, activiste philippin résidant aux Etats-Unis, journaliste lauréat du prix Pulitzer, répond: «J’aime tout dans cette installation, à commencer par son titre "Unframed- Ellis Island". Le sujet de l’immigration devient de plus en plus politisé, nous avons (donc) besoin d’art et de culture pour recadrer la conversation et obliger les gens à voir ce sujet sous une lumière différente. C’est pour cela que j’ai fait le film Documented. Et c’est la raison pour laquelle l’installation de JR est nécessaire.»

JR reprend: «Il y a quelques semaines, on a fait les collages sur les casiers et ils ont déjà eu le temps de rouiller et vieillir, d’être avalés par le métal. Plus les photos s’incrustent dans les murs, moins on est sûr qu’il y eu un collage, plus ça correspond à ce que je veux faire.»

«Mon travail pousse à la recherche. Quand je colle, je ne livre pas de message avec, je ne donne pas les informations pour comprendre. C’est à toi de chercher qui est cette personne, pourquoi elle est collée là, quelle était cette salle. C’est uniquement comme ça que l’histoire me parle; quand c’est à nous de faire un pas vers elle. Sinon, quand il y a un panneau qui nous indique tout ce qu’on doit savoir, j’ai l’impression de me retrouver à l’école et ça, ça n’a jamais vraiment marché pour moi!»

«En fonction des pièces, on sent une énergie différente. C’est intéressant de se fier à son instinct: en général je me fais d’abord une idée tout seul d’où je suis et après seulement je demande au garde qui nous accompagne si j’ai vu juste. Souvent, mon feeling est hyper connecté avec l’endroit mais ça implique de prendre le temps de véritablement être là et observer. C’est d’ailleurs une de mes craintes pour les visites: j’ai assez peur que les personnes regardent l’installation rivés sur leurs smartphone pour filmer ou photographier. C’est ton 1er reflexe quand tu arrives! On se demande donc s’il ne faut pas interdire les téléphones… Mais, aujourd’hui, c’est très dur de ramener les gens à une expérience émotionelle et sensorielle simple et directe. Alors qu’en vrai, tu prends une tout autre claque si tu es relié avec le lieu, pas avec instagram» –dit l'artiste pourtant lui-même ultra-connecté, notamment sur Instagram. 

Avec «Unframed-Ellis Island», le projet de JR sur le sujet de l’immigration ne fait que commencer. «À Ellis Island, j’ai respecté l’histoire, le contexte, le lieu et les photos d’archives mais je travaille en ce moment avec Art Spiegelman sur un livre qui fera davantage de ponts entre le passé et le présent de l’immigration. Je pense qu’en intégrant aussi de la BD et du dessin, on va pouvoir raconter et mettre en parallèle des images d’aujourd’hui avec les murs d’hier et montrer que, finalement, ce n’est pas si loin de nous.»

Marie Salomé Peyronnel

Marie Salomé Peyronnel

Marie Salomé Peyronnel est journaliste freelance pour Glamour, Stylist, Technikart et Vanity Fair.fr. Auteure du Livre qui console (Flammarion) illustré par Joann Sfar.

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