Joel Meyerowitz, le photographe et son œil
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Joel Meyerowitz, le photographe et son œil

L’Américain Joel Meyerowitz, photographe de rue, maître dans la capture des couleurs et des interactions humaines, embrasse depuis les années 1960 une carrière aujourd’hui mondialement consacrée. Inspiré par Robert Frank, il est considéré comme le «chaînon manquant» expliquant le passage entre la photo en noir et blanc et en couleur. A l’occasion d’une rétrospective qui lui est consacrée à la Maison Européenne de la Photographie (jusqu’au 7 avril), Slate a échangé avec lui sur sa manière de saisir les instants, les interactions, les regards. Par Mathilde Sagaire

 

En 1962, Joel Meyerowitz commence à arpenter les artères de New York muni d’un Leica 35 mm. «C’est en travaillant dans la rue pendant tant d’années que j’ai appris à anticiper le "potentiel" que l’énergie collective de la rue projette parfois. Parmi ceux qui partagent cette approche, beaucoup ont compris qu’une sorte de sixième sens de l’imprévisible vient avec le terrain et la pratique.»

Ce sixième sens dont parle Joel Meyerowitz (peut-être le fameux œil du photographe ?) l’a mené à immortaliser des situations uniques et frappantes, comme ci-contre cette scène de sortie de métro à Paris. «J’étais seulement un passant à l’arrêt de métro, et à ce moment précis un travailleur avec un marteau a enjambé un homme tombé sur le trottoir pendant que tout le monde regardait et ne faisait rien». 

La plupart des clichés de Joel Meyerowitz ont été pris dans sa ville natale, New York, sa favorite. «New York a une quantité de mouvements, due très certainement à la manière dont elle est disposée, qui construit un rythme entraînant. Et quand je travaille dans les rues je deviens une partie de cet élan. Cela ouvre alors ma manière de voir, de façon à ce que chaque petit détail et geste, et toutes les relations possibles qu’elles suscitent, me deviennent soudainement visibles.» 

De nombreuses photos sont remarquables par les regards qu’elles dévoilent. A ce sujet, il commente : «Les regards échangés entre les personnes jouent certainement un rôle dans les diverses connexions entre les passants qui se déplacent dans l’espace de la rue, mais dans la majeure partie du temps ce n’est pas réellement ce que je recherche»

«Ce qui me paraît le plus important, c’est la suggestion intuitive qui surgit à un moment, que des interactions complexes aient lieu simultanément. Et c’est cette subtile indication qui déclenche ma conscience et amène la caméra jusqu’à mon œil.» 

Au début des années 1970, Joel Meyerowitz se consacre exclusivement à la couleur: «Selon moi, la couleur est maintenant la forme essentielle de la photographie. La vie est en couleur! Pourquoi faire une description réduite de tout ce qui nous entoure alors que les exigences sont tellement plus élevées pour faire de la photographie couleur?»

«Je n’ai rien contre les photographes qui font du noir et blanc, j’en ai fait pendant une étape essentielle de ma carrière, et je chéris l’histoire du travail en noir et blanc réalisé par d’autres.»

«Mais les enjeux sont différents en couleur, comme si elle était un niveau d’observation distinct. Et depuis que je me sens à l’aise avec le remarquable vocabulaire expressif de la couleur, je veux parler son langage.» 

Avec la couleur viennent également les portraits. «J’ai ajouté l’appareil photo grand format à mon travail pour des raisons purement descriptives. Mais cela a engendré une perte soudaine de l’invisibilité que j’avais apprise avec l’appareil Leica 35mm. Soudainement, les gens pouvaient me voir et étaient curieux de savoir pourquoi j’utilisais un tel "outil démodé".»

«Une fois que c'est arrivé, j’ai commencé à voir ces personnes différemment. J’ai reconnu que chacune était unique et remarquable à leur propre et étrange manière. Je suis alors devenu fasciné par ces personnes et la difficulté de faire des portraits avec pose, dehors, à l’air libre. J’ai commencé ce qui est devenu un travail de toute une vie, avec souvent des gens totalement étrangers, et une question: "Qu'est-ce-qu’un portrait?"»

«Généralement, j’emporte un appareil photo 8x10 pouces, et quand je vois quelqu’un qui est comme Roland Barthes l'a un jour écrit, "l’image singulière qui est venue correspondre à la spécificité de mon désir’", je l’arrête et fais une photo. Généralement ce n’est qu’un cadre, et dans ce seul moment je cherche et je trouve quelque chose qui me semble essentiel à leur nature.» 

A propos de cette photo, il raconte : «J’étais à une fête et […] j’ai vu cette jeune femme qui ne se sentait clairement pas dans son élément, mais qui paraissait incroyablement belle. Je lui ai alors chuchoté à travers l’espace: "Restez comme vous êtes", ce qu’elle a fait. Ensuite je n’ai fait qu’une pose, pendant laquelle son immobilité était profonde, et révélatrice, pendant que tout autour d’elle, la fête miroitait de façon normale.» 

La rétrospective de la Maison Européene de la Photographie s'achève le 7 avril et présente une collection fournie de clichés qui en disent beaucoup sur la fascinante évolution artistique du photographe. Une édition limitée du nouvel ouvrage paru en 2012 Joel Meyerowitz: Taking My Time, y est également en vente.

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