Mort de Charles Aznavour: «Il avait des carrières différentes dans chaque langue»
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Mort de Charles Aznavour: «Il avait des carrières différentes dans chaque langue»

Fanny Arlandis -

Charles Aznavour est décédé dans la nuit de dimanche à lundi à l'âge de 94 ans. Après Edith Piaf, il était sûrement le chanteur français le plus connu à l’étranger. Pour Slate.fr, Bertrand Dicale, auteur de Tout Aznavour (First Editions) sorti en novembre 2017, décrypte les raisons de cette popularité.

Le 4 décembre 2016, à Antwerp, Belgique. | Nicolas Maeterlinck / AFP

 

«En France, la popularité d’Aznavour s’explique par un premier élément qu’on oublie souvent aujourd’hui. Aznavour n’a pas été un chanteur français classique, il a été un révolutionnaire. Pendant des années, il a eu beaucoup de difficultés avec les professionnels et les critiques qui ont été assez violents avec lui. Cela tenait au fait qu’il faisait des chansons qui n’étaient pas conventionnelles. Sa voix aussi était voilée, éraillée et ne correspondait pas du tout aux standards des voix masculines de l’époque lisses et maîtrisées. Il ne tire pas les notes très haut, ne les tient pas très longtemps etc. Dans les années 1950 beaucoup disent qu’il chante mal et certains lui donne des surnoms comme “l’enroué vers l’or”.»

Festival International au Mont Liban, nord de Beyrouth, Liban, le 1er août 2015. | Anwar Amro / AFP

 

«Les thématiques qu’il aborde dans ses chansons ne sont pas non plus conventionnelles. Il écrit par exemple en 1956 “Après l’amour”. À l’époque, les chansons ne parlent pas de sexe. Lui si. Et il va même encore plus loin: il parle de ce qu’il se passe après, la fatigue, les draps froissés, la clope. C’est totalement révolutionnaire. Dans les années 1960, il écrit “Tu t’laisses aller”, c’est exactement le contraire des chansons amoureuses de l’époque. Il n’y a ni métaphore, ni médiatisation. La chanson parle d’un type bourré qui dit n’importe quoi et d’une femme trop grosse dont les bas plissent. Il ne cherche à rien enjoliver mais met les deux pieds dans la vraie vie. Aznavour n’évoquait pas le prince et la bergère idéale. Il parle de et aux gens normaux avec des problèmes de prostate, des problèmes d’argent, qui fument et qui n’ont pas un physique de rêve.»

Conrad Resort Casino à Punta del Este, 135 km à l'est de Montevideo, Uruguay, le 1er mai 2008. | STR / AFP

 

«Aznavour a conquis l’étranger d’abord parce que c’était un bosseur. Il fréquentait beaucoup Edith Piaf vers 1947-1948. En 1950, il se rend aux États-Unis avec elle lors d’une de ses tournées. Il comprend alors qu’il va falloir travailler pour conquérir ce pays. Il répète des dizaines de fois ses introductions en anglais, se créé des complices dans les journalistes, écoute les hits parades, cherche à comprendre ce qu’aime ce public etc. Il se rend donc sur place sans faire de concerts mais pour faire des dizaines d’interviews et pour passer dans des shows télévisés mineurs afin d’apprendre à se comporter sur les plateaux TV américains. Il travaille à tout cela pendant des années et contrairement à ce qu’on peut penser de lui aujourd’hui, il arrivait aux États-Unis mais aussi dans tous les autres pays avec une immense humilité.»

Sur le toit du Duomo en présence du Premier ministre italien, Silvio Berlusconi, à Milan, le 19 juillet 2010. | Giuseppe Cacace / AFP

 

«La conquête des États-Unis a été pour lui quelque chose de dingue. Vers 1965-1968, il fait presque autant de concerts aux États-Unis qu’en France. En 1967-1968 il passe même quatre mois consécutifs là-bas avec un concert prévu tous les deux jours. Son premier album live est enregistré en 1965 à Hollywood aux États-Unis. On avait bien sûr des enregistrements de live en France mais le premier à sortir en disque avait été enregistré aux États-Unis pour le marché américain.»

Le 30 Septembre 2006 à Yerevan, Arménie. | Patrick Kovarik / AFP

 

«Lorsqu’il a voulu aller en Italie, il a demandé à ce qu’on lui présente quelqu’un qui pourrait l’aider à faire les arrangements de ses chansons en italien qui correspondent à ce qu’il a fait en France avec Paul Mauriat. Aznavour faisait des chansons pour un public âgé de 30-40 ans avec des sons de musiques que les gens de 20 ans écoutent. On lui indique Ennio Morricone qui n’est pas encore l’immense compositeur de musiques de films que l’on connait désormais. C’est lui qui deviendra le chef d’orchestre de son premier album en italien.»

Fort d'Arad à Muharraq City, de Mamana, Bahreïn, le 15 mars 2013. | Mohammed Al-Shaikh / AFP

 

«Il y a aussi un autre élément qui explique son succès à l’étranger et qui aujourd’hui peut sembler antipathique à certains. Il a toujours voulu être le premier et a construit en fonction de cela ses spectacles et sa carrière. Chaque pays ne lui donne pas le même succès, il adapte donc son répertoire en fonction des endroits. Par exemple “She” a été un tube planétaire sauf en France. Les Allemands, eux, aiment beaucoup “Mes emmerdes”. En Allemagne, ce qui fonctionne ce sont les chansons rythmées. En Italie ou en Espagne, les chansons sentimentales.»

Nokia Arena, à Tel Aviv, en Israël, le 23 Novembre 2013. | Jack Guez / AFP

 

«Il a construit sa popularité par des dizaines et des dizaines de tournées à l’étranger. On ne sait même pas combien il en a fait en Amérique Latine tant elles sont nombreuses! Quand on regarde années après années la revue de presse d’Aznavour, ce qui est étonnant, c’est qu’il a une activité très soutenue en France (un album par an, des films, beaucoup de télévision, des concerts) mais c’est aussi la même chose à l’étranger. Son activité est très rationnelle. Quand il décide de s’attaquer au marché italien par exemple, il profite de deux ans de tournages de films, visite le pays, se rend dans des cabarets huppés dans lesquels se trouvent des journalistes etc. Il avait une technique de travail très soigneuse et méticuleuse.»

Berlin, Allemagne, le 22 mai 2014. | John Macdougall / AFP

 

«Il reconnaissait pourtant qu’il avait complètement raté sa conquête de l’Espagne, mais il ne savait pas pourquoi alors qu’il connaissait un grand succès en Amérique Latine. C’est en réalité pour cette région qu’il enregistrait des chansons en espagnol. Il a aussi eu un succès relativement limité en Allemagne, peut-être parce qu’il chantait en allemand mais ne parlait pas allemand. La langue qu’il a le plus enregistré, c’est bien sûr l’anglais. Mais il a aussi chanté en italien, en espagnol, en allemand, en russe et n’a enregistré qu’une seule chanson en arménien. Il n’arrive pas à chanter dans cette langue et n’a fait qu’un duo avec sa fille qui elle chante en arménien.»

Amsterdam, Pays-Bas, le 14 décembre 2013. | Koen van Weel / ANP / AFP

 

«Ce qui plait à l’étranger, c’est qu’il raconte des choses dans ses chansons. Bizarrement, dès l’âge de 26/28 ans, Aznavour a eu l’idée selon laquelle il ne pouvait plus chanter sa jeunesse, donc il a chanté l’âge mûr. Dès 30 ans il chante des chansons de mec de 40 ou 50 ans. Il enregistre le titre “Sa jeunesse” à 32 ans mais il l’avait écrit bien des années avant. La côté mature et séducteur fonctionne de façon impeccable à l’étranger.»

Starlite festival de Marbella, Espagne, le 29 juillet 2016. | Jorge Guerrero / AFP

 

«Il ne faut pas oublier qu’il y avait le charme de la langue française. Il chantait toujours des chansons en français, même lors de ses tournées à l’étranger. Son romantisme à la française et son jeu de scène aidaient à faire passer les chansons. Il n’y avait pas besoin de parler français pour comprendre “La bohème” et l’histoire de ce peintre triste lorsqu’Aznavour jetait un mouchoir par terre à la fin de la chanson. Et puis il a le même côté détendu que Dean Martin ou Sinatra: une main dans la poche, un tabouret sur scène sur le ton de “je vous fais des confidences" etc. C’était un grand showman.»

Greek Theatre de Los Angeles, Californie, États-Unis, le 13 septembre 2014. | David Mcnew / AFP

 

«Aznavour était aussi un voyageur, c’était un globe-trotteur gourmand. Je me demande même si ça ne l’a pas plus amusé de conquérir les pays étrangers que la France. Dès les années 1950 ses salles sont complètes en France alors conquérir l’étranger est devenu un nouveau défi. Aux États-Unis, il a beaucoup chanté dans les théâtres des universités. Ce sont des concerts qui ne rapportent pas beaucoup mais qui permettent ensuite de vendre de nombreux disques et surtout qui construisent des publics sur le long terme. Des années plus tard quand Aznavour revenait dans les salles américaines, c’était le même public étudiant, devenu adulte, qui revenait! Il s’est aussi heurté parfois à quelques difficultés car l’adaptation à chaque pays n’était pas forcément aisée. Lors d’un concert au Quebec, il a chanté le même répertoire qu’aux États-Unis. Les Québécois n’ont pas apprécié. Ils ont grincé des dents en entendant l’anglais!»

Charles Aznavour pose avec son étoile d'Hollywood Walk of Fame, le 24 août 2017 à Hollywood, Californie, États-Unis. | Frederic J. Brown / AFP

 

«La vraie singularité d’Aznavour a été qu’il avait des carrières différentes dans chaque langue. En Amérique latine il avait plutôt un côté crooner, french lover, chanteur sentimental. Qui était donc très différent du positionnement intello, classieux qu’il avait aux États-Unis. En Allemagne, il passait pour un comédien de la chanson, un chanteur réaliste. Dans tous les pays évoqués, il n’a bien sûr pas la même longévité qu’en France, mais elle a duré au moins vingt, trente ou quarante ans. Ses concerts aux États-Unis se sont par exemple étalés sur plus de cinquante-cinq ans. Aznavour s’est illustré par sa longévité. Et sa fidélité.»

Fanny Arlandis

Fanny Arlandis

Journaliste, elle écrit principalement sur la photographie et le Moyen-Orient pour Le Monde, Télérama et Slate.

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