France / Politique

L'extrême droite est devenue russophile. Voici une plongée dans les mystères du pourquoi et du comment

Quelle est l'origine de cette fascination? Quel est la nature des liens unissant le président russe et les partis d'extrême droite européens? Faut-il voir là une constante structurelle, ou au contraire un rapprochement purement circonstanciel? Les réponses du chercheur Joël Gombin.

Le 5 mai 2014 à Moscou, entraînement pour la parade du défilé de la victoire du 9 mai. REUTERS/Maxim Shemetov
Le 5 mai 2014 à Moscou, entraînement pour la parade du défilé de la victoire du 9 mai. REUTERS/Maxim Shemetov

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Ces dernières semaines, de nombreux articles, dans la presse nationale comme internationale, ont souligné les proximités entre la Russie et les extrêmes droites européennes. Les éléments sont nombreux (cet article, par exemple, en récapitule certains), et le constat lui-même ne souffre plus guère de discussion, tant en ce qui concerne le Front national (voir ici, ou ) que bon nombre des partis d'extrême droite européens (voir cet article parmi tant d'autres), comme la présence de nombre d'entre eux comme observateurs cautionnant le plébiscite pro-russe en Crimée l'a encore illustré il y a peu. 

Certains soulignent que les extrêmes droites européennes partageraient avec les dirigeants russes actuels des orientations idéologiques, une vision du monde commune. On ne peut bien sûr discuter de cet argument qu'au cas par cas, pour chaque parti concerné. Dans le cas des extrêmes droites françaises, du Front national à Soral en passant par la Nouvelle Droite, Poutine représente un régime fort, faisant fi des corps intermédiaires, correspondant assez bien à la vision bonapartiste du pouvoir qui y prévaut… le retour au peuple en moins. L'incarnation du pouvoir dans un homme fort, doté d'attributs virils judicieusement mis en scènes, participe sans aucun doute d'une culture politique d'extrême droite. 

Une vision du monde partagée?

Un argument peut-être plus curieux repose sur les «racines chrétiennes» que partageraient l'Europe occidentale et la Russie et dont Poutine serait le défenseur. Si on peut sourire de voir un ancien officier du KGB érigé en porte-drapeau d'une certaine vision du christianisme politique, cette idée renvoie en fait à deux éléments. D'une part, les positions prises par le Vatican depuis le concile Vatican II, ainsi que les dissensions introduites au sein de l'Église catholique par le schisme lefebvrien, font que pour la fraction la plus conservatrice du catholicisme politique, le Pape ne peut plus incarner une inspiration pour l'action militante. De ce point de vue, l'avènement du Pape François n'a fait probablement qu'aggraver la situation. 

D'autre part, la célèbre thèse de Samuel Huntington annonçant le «choc des civilisations» produit des effets de réalité par l'appropriation qu'en font certains milieux. Si on associe souvent le nationalisme à l'extrême droite, nombreux sont en réalité ceux – de la Nouvelle Droite aux identitaires – qui se réclament d'une forme de nationalisme paneuropéen et s'identifient avant tout à un espace civilisationnel européen, dont le caractère chrétien peut être l'une des composantes.

Cela ne va pas toutefois pas sans ambiguïté, le «judéo-christianisme» faisant l'objet d'une nette réfutation dans certains milieux identitaires qui font remonter la civilisation européenne à des traditions païennes pré-chrétiennes. Mais il n'est pas rare de constater, même parmi les militants issus des milieux païens, une récupération tactique de l'identification au christianisme, qui permet notamment de raviver toute l'iconographie des croisades anti-musulmanes. 

Pour autant, la cohérence interne de l'argument de l'identité chrétienne ne doit pas être surestimée. Ainsi, Marine Le Pen et les frontistes ont à plusieurs reprises tenté de concilier référence à l'identité chrétienne et utilisation de l'argument laïciste contre l'islam en argumentant que la laïcité est historiquement un produit du catholicisme (argument qui peut s'entendre, et qui a de fait été avancé par d'assez nombreux auteurs non frontistes).

Toutefois, on voit mal comment on peut en même temps recourir à cet argument et célébrer la Russie orthodoxe, tant la confusion entre la politique et le religieux, l'État et l'Église est consubstantielle à l'orthodoxie, russe en particulier. Et on ne sache pas que Poutine se soit fait le défenseur de la laïcité…

On serait aussi tenté de voir dans les convergences entre la Russie poutinienne et une large partie des extrêmes droites européennes, et notamment des extrêmes droites françaises, l'expression d'une vision du monde réactionnaire, anti-Lumières. L'un des idéologues du «poutinisme», Alexandre Douguine, se réclame ainsi très nettement d'une idéologie de la Tradition s'opposant à la modernité.

Cependant, peut-on sérieusement dire que Poutine – ou d'ailleurs Marine Le Pen, ou Alain Soral – sont anti-modernes, au sens du refus de la Révolution française et de ses valeurs et conceptions? Cela semble fortement discutable – l'historiographie, la philosophie et la sociologie ont d'ailleurs depuis longtemps montré tout ce que les totalitarismes mussoliniens, nazis et staliniens doivent à l'idéologie des Lumières.

Aussi est-ce sans doute plutôt du côté de l'opposition à une forme de post-modernité occidentale qu'il faut chercher ce qui, sur le plan idéologique, ou en tout cas des attitudes politiques, rapproche les extrêmes droites et la Russie de Vladimir Poutine – ce qui permet de faire cohabiter références religieuses (y compris avec une certaine islamophilie, chez Douguine) et références païennes et ésotériques anti-religieuses, les unes comme les autres s'inscrivant dans une forme de rejet de ce que Max Weber appelait le désenchantement du monde. 

La géopolitique comme ciment des nébuleuses d'extrême droite

Si l'attirance des extrêmes droites pour la Russie ne tient qu'en partie à des formes de proximité idéologique, on peut trouver dans la géopolitique un facteur de cohésion. D'abord par le recours même au terme de « géopolitique » au sein des extrêmes droites, en particulier depuis la chute du Mur de Berlin.

Si la première guerre du Golfe a déjà participé à réorganiser les extrêmes droites (rappelons notamment que le Front national avait alors pris la défense du régime de Saddam Hussein), c'est surtout la guerre du Kosovo qui cristallise l'alignement géopolitique de la plus grande part des extrêmes droites françaises sur les positions pro-serbes. Pour elle, les conflits dans les Balkans au cours des années 1990 témoigneraient d'un complot américain visant à «empêcher une jonction Europe-Russie qui aboutirait à une Eurasie contrepoids de l'Amérique».

Dans cette perspective, l'islam aurait été instrumentalisé par le Nouvel ordre mondial organisé par les États-Unis afin d'empêcher l'unification des Européens. Ce moment est crucial dans l'histoire des extrêmes droites européennes et notamment françaises car c'est à ce moment que l'islamophobie en devient un trait dominant. Cette islamophobie deviendra un élément supplémentaire de rapprochement avec la Russie de Poutine, dont un des traits distinctifs de l'action politique sera la répression des minorités musulmanes au sein de l'espace post-soviétique. 

Le recrutement d'Aymeric Chauprade comme conseiller de Marine Le Pen et tête de liste du FN aux européennes en Île-de-France prend alors tout son sens. Se présentant comme «géopoliticien», auréolé de son titre d'ancien enseignant au Collège interarmées de défense (dont il a été viré par le ministre de la Défense – Hervé Morin à l'époque – en raison d'écrits affirmant que les attentats du 11-Septembre seraient le résultat d'un complot israélo-américain), il donne une apparence non seulement intellectuelle (il y a bien d'autres théoriciens sur le marché qui pourraient remplir ce rôle) mais surtout de respectabilité aux théories géopolitiques sous-jacentes au rapprochement entre le Front national et la Russie. Il est aussi l'un des nœuds d'un réseau international d'influence orchestré par la Russie, de manière à peine dissimulée. 

Une pièce majeure de ce réseau d'influence est constitué par les médias russes à l'étranger, tels l'agence de presse Ria Novosti, la Voix de la Russie (ces organes, contrôlés par le Kremlin, ont récemment été dissous pour être refondés au sein de Rossiya Segodnia), Russia Today…

Plus récemment, une nouvelle télévision sur le web —«TV Libertés»— est apparue, rassemblant tout le gratin de la Nouvelle Droite et du Club de l'Horloge (Jean-Yves Le Gallou, Yvan Blot) et plus largement de la nébuleuse des extrêmes droites françaises, de Renaud Camus à Robert Ménard en passant par Martial Bild (ancien du FN, désormais au Parti de la France) ou Roger Holeindre (également ancien du FN, ancien de l'OAS). 

Mais la véritable cheville ouvrière de cette entreprise établie, ironiquement, au Kremlin-Bicêtre, est Gilles Arnaud, le directeur d'antennes. Ce dernier, propriétaire d'une boîte de production audiovisuelle intitulée l'«Agence2presse», était également le rédacteur en chef de ProRussia.tv (qui a cessé d'émettre le 30 avril dernier), créée en partenariat avec la Voix de la Russie. 

Repositionnements idéologiques

Les conceptions géopolitiques relayées par cette nébuleuse pro-russe sont notamment celles qui ont été popularisées par Alexandre Douguine. Cet intellectuel russe, proche de la Nouvelle Droite française, fondateur avec Edouard Limonov du Parti national-bolchevique en 1993, auteur de traîtés de géopolitique, théoricien de l'eurasisme, créateur du parti Eurasia, dispose aujourd'hui d'une influence intellectuelle et politique considérable en Russie et au-delà. Douguine est, depuis 1998, conseiller à la Présidence de la Douma (Président de la Douma qui a officiellement reçu Marine Le Pen en avril dernier), et il est aujourd'hui ipso facto l'une des sources d'inspiration de Poutine.

En France, Douguine bénéficie d'une réelle réception dans certains cercles nationaux-révolutionnaires. Soral a préfacé les traductions françaises des ouvrages de Douguine. Au-delà de la fascination que peut exercer la personnalité hors-normes de Douguine, son influence sur les extrêmes droites européennes ne va pas sans paradoxe, tant l'idéologie et plus encore la mystique de Douguine – orthodoxe Vieux-Croyant, très islamophile, dénigrant le catholicisme – sont parfois à l'opposé de leurs valeurs.

Restent toutefois la fascination de la Russie comme élément central d'une politique étrangère se donnant comme ennemi principal l'Empire – comprendre les États-Unis et Israël, et comme société dans laquelle le pouvoir cherche de plus en plus à imposer des valeurs autoritaires et anti-modernes. 

Pour résumer, la proximité entre de larges segments des extrêmes droites et la Russie s'inscrit à la fois dans le cadre d'influences intellectuelles croisées et de repositionnements idéologiques, et ce depuis la fin de la Guerre froide, et de considérations plus conjoncturelles.

Dans le cas du Front national, par exemple, le tournant pro-russe acte aussi la stérilité des efforts engagés par Marine Le Pen et Louis Aliot pour retravailler l'image du Front dans un sens plus philosémite et pro-israélien (cf. la tournée d'Aliot en Israël ou celle de Marine Le Pen aux États-Unis). On ne peut non plus minimiser l'importance des soutiens matériels russes (mais aussi syriens et iraniens) dans la nébuleuse des extrêmes droites, de Soral à Dieudonné en passant par l'extrême droite nationale-catholique. À la veille des élections européennes, s'interroger sur les conceptions géopolitiques de partis se décrivant comme patriotes ne peut être inutile...

Joël Gombin, avec Stéphane François

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