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Rohff-Booba: la fiction du «rap game» rejoint la réalité

Booba. GUILLAUME BAPTISTE / AFP
Booba. GUILLAUME BAPTISTE / AFP

Temps de lecture: 3 minutes

Depuis 4h ce mercredi matin, le rappeur Rohff est en garde à vue à Paris pour avoir participé avec trois acolytes au tabassage d’un vendeur de la boutique Unküt, tenue par son rival Booba. La victime, un jeune homme de 19 ans, reste hospitalisé, même si ses jours ne sont plus en danger selon Le Parisien. La fiction du «rap game» rejoint la réalité, un triste classique dans le hip hop, mais aussi un moyen politiquement incorrect de faire parler de soi, d’asseoir une certaine légitimité et de fantasmer un Paris au parfum de gangsta rap. 

Street credibility

Les battles sont monnaies courantes dans le rap, et du verbe au geste il n’y a parfois qu’un pas. Les diss songs (titres voués à provoquer ou insulter un autre rappeur) et les beefs (disputes, altercations) existent depuis toujours (LL Cool J vs. Kool Moe Dee, NWA vs. Ice Cube, G-Unit vs. The Game, etc.).

A la fin des années 1980, l’émergence du gangsta rap sur la côte ouest américaine insuffle de nouvelles thématiques dans le hip hop, glorifiant règle du dollar, sexe, drogue, violence et iniquités. Historiquement, être «hip hop» implique de ne pas tricher et de rapporter l’âpreté de son expérience de la rue.

Pour être vrai, un dur, il faut écoper de peines de prison, traîner avec des mecs pas très fréquentables (tatouages à l’appui), avoir des grosses armes et des chiens qui bavent (DMX, Xzibit). Comme le dit Rohff à Booba dans Wesh Zoulette:

«C’est pas New York ici c’est Paris, t’es pas Nas et j’sui pas Jay-Z»

Certes, Boulbi (Boulogne-Billancourt) n’est pas Compton, mais certains MC calquent ces codes en France, dans un contexte où les enjeux sociaux et politiques se révèlent très différents. Le résultat saugrenu séduit cependant les auditeurs de rap US qui voient en ce plagiat sociologique un certificat d’authenticité.

Saint Buzz

Booba annonce sa fascination pour la West Coast avec son album Ouest Side en 2006 et ne cesse de véhiculer une imagerie propre aux gangsta rappeurs. En 2013, le site Internet ViolVocal.com piège le Stic (Système de traitement des infractions constatées) et dévoile le contenu des casiers judiciaires de plusieurs rappeurs, dont Rohff et Booba. Ce dernier ne plaisante pas: vol à l'étalage, trafic de stupéfiants, conduite en état d'ivresse, vol à main armé et meurtre. Rohff se défend plutôt bien avec recel d'objets volés, vol à l'arraché, contrefaçon de monnaie, et violence volontaire avec arme à feu.

Si le clash permet de faire homologuer son pedigree «bad boy» auprès de son audience, il aide aussi à générer le sacrosaint buzz. En 2012, le marché de la musique recule de 4,4% et les ventes d’albums connaissent une chute de 10,5%.

Face à la crise du disque, les artistes se diversifient, misent sur le téléchargement numérique, le placement de morceau dans des spots publicitaires ou des œuvres audiovisuelles pour s’assurer des droits élevés et de nouveaux modes de distribution (en supermarché, en cadeau avec une boîte de lessive ou dans un journal).

Internet prospère et avec lui la dictature du clic et de l’image. La vidéo d’une rixe ambiance floridienne est vue par exemple plus de 2 millions de fois:

En 2012, quand Rohff ouvre les hostilités avec Wesh Zoulette, sa réplique au morceau du Duc de Boulogne Wesh Mooray, la vidéo est visionnée plus 8 millions de fois sur YouTube. 

Les rappeurs utilisent le défi comme outil promotionnel (le récent beef entre Booba et Kaaris a supposément été monté de toutes pièces), ce qui déroute parfois les fans intègres, et laisse à penser que la violence explicitée demeure simulée.

En France, les provocations allégoriques franchissent rarement la frontière de la violence factuelle (excepté avec MC JeanGab1, abonné aux coups et blessures). En revanche, les MC américains fâchés n’ont pas hésité à régler leurs comptes violemment, allant parfois jusqu’au meurtre. Le plus célèbre exemple reste le clash entre 2Pac et Notorious B.I.G. à la fin des années 1990, ciment de l’indéfectible opposition entre les côtes est et ouest. Une polémique fondée sur une suspicion de coucherie 2Pac/Faith Evans (épouse de B.I.G. à l’époque) qui mènera au décès des deux artistes, sans que la culpabilité des deux clans n’ait été avérée.

La tragédie ne semble pas leur avoir servi de leçon et des rappeurs continuent de perdre leur vie pour une rime de travers. En 2012, le MC de 18 ans JoJo meurt dans une fusillade possiblement initiée par un rival. Idem pour Mazaradi Fox, proche de 50Cent, décédé au mois de janvier. Il y a à peine un mois, Lil’ Marc a été abattu à un arrêt de bus à Chicago après avoir publié une diss song visant Lil’ Reese.

Eloïse Bouton

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