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Dora l'Exploratrice en français et en arabe, ça ne serait pas une mauvaise idée

La comparaison entre la France et les Etats-Unis de l'apprentissage et de la valorisation des langues des immigrés ne fait pas honneur à notre pays.

Dora l'Exploratrice
Dora l'Exploratrice

Temps de lecture: 4 minutes

Quand j’appelle ma banque ou mon fournisseur d’accès Internet aux Etats-Unis, on me propose de taper 2 pour parler espagnol. Dans les pharmacies de New York, je peux avoir accès à des traducteurs (notamment en russe, chinois ou français) si j’ai du mal à expliquer mes problèmes médicaux. Au bureau de vote, des interprètes sont disponibles en coréen, espagnol ou bengali, selon les besoins du quartier, et certaines écoles proposent des programmes bilingues en créole haïtien et en chinois.

D’un point de vue français, le fait que le pays s’adapte autant aux immigrés qui ne parlent pas bien anglais est assez étonnant. N’est-ce pas un frein à leur intégration? N’est-ce pas une menace à la cohésion du pays?

Il y a certes des conservateurs américains qui posent ces questions de la langue et de l’identité nationale, mais ces positions sont plus minoritaires qu’en France, où la sacralisation du français est un thème rassembleur. La droite américaine a d’autres obsessions, et le lien entre langue, culture et nation est complètement différent.

Les Etats-Unis n’ont pas de langue officielle, et les langues d’origine des immigrés sont très présentes dans l’espace public et la culture. Les rues des quartiers chinois sont souvent indiquées à la fois en mandarin et en anglais, et Dora l’Exploratrice, l’héroïne de dessin animé regardée par des millions de petits Américains, utilise de nombreux mots espagnols (¡Hola! ¡Vamonos! Salut, on y va!). Il y a aussi Kai-Lan, l’équivalent sino-américain de Dora, un dessin animé qui «renforce l’idée qu’être biculturel et bilingue, c’est être Américain», selon le site de la chaîne Nickolodeon.

En France, un petit personnage de cartoon parlant à moitié arabe, portugais ou wolof passerait sans doute très mal...

Une autre histoire linguistique

Il y a environ 25 millions de résidents américains qui maîtrisent mal l’anglais (concentrés dans une dizaine d’Etats). Les tribunaux, la police et les hôpitaux sont légalement contraints de fournir des traductions dans certaines situations. En effet, ne pas faciliter l’accès à certains services pour les non anglophones peut être considéré comme une forme de discrimination sur l’origine nationale.

A New York par exemple, les agences municipales traduisent leurs documents essentiels en espagnol, chinois, russe, coréen, italien et créole haïtien. Cela ne veut pas dire que les immigrés n’apprennent jamais l’anglais: parmi la seconde génération d’origine asiatique et hispanique, environ 9 sur 10 parlent bien anglais.

Certains politiques condamnent ce recours constant à l’espagnol (car c’est surtout de l’espagnol dont il s’agit) comme une atteinte à l’unité de la nation, mais le plurilinguisme fait partie de l’histoire du pays depuis longtemps, ce qui explique en partie pourquoi il est aujourd’hui plus accepté qu'en France.

Avant la guerre américano-mexicaine de 1846, tout le Sud-Ouest des Etats-Unis –y compris les Etats actuels de la Californie, du Texas et de l'Arizona– faisaient partie du Mexique, et étaient donc hispanophones. Les langues amérindiennes précèdent l’anglais sur le territoire depuis plus longtemps encore, mais ont été réprimées dès le milieu du XIXe siècle (les enfants étaient mis dans des pensionnats où leur langue était interdite).

Vers la même période, les immigrés allemands avaient des écoles publiques où ils apprenaient leur langue maternelle. Cette tolérance a été remise en question à partir de la Première Guerre mondiale (en Iowa, le gouverneur a instauré une interdiction de parler allemand en public).

Le retour du bilinguisme à l’école est lié au combat des années 1960 pour les droits civiques des minorités. L’idée est d’enseigner l’anglais aux nouveaux arrivants de manière progressive, tout en continuant à développer leurs capacités (notamment l’écriture et la lecture) dans leur langue maternelle. Ces classes bilingues dites transitionnelles maintiennent donc un enseignement en espagnol pendant plusieurs années.

Toute la controverse a été de savoir en combien de temps les élèves devaient passer au tout anglais. Dans certains cas, la transition était trop lente, et les jeunes se retrouvaient isolés dans des classes «pour immigrés», au niveau plus faible.

La mode de la double-immersion

Dans les années 1990, plusieurs Etats ont ainsi passé des lois pour encourager une immersion en anglais dès que possible. Le passage à l’anglais se fait maintenant plus vite, en trois ans en général, avec une diminution progressive des heures en langue maternelle.

Le dernier modèle en vogue (bien qu’encore très minoritaire) est celui de la double immersion, populaire notamment au Texas, en Californie et à New York. Il y a des variations sur la mise en place, mais il s’agit de mettre des élèves de langue maternelle anglaise et de langue maternelle espagnole (ou autre) ensemble dans une classe où les disciplines scolaires sont enseignées moitié en anglais, moitié en espagnol. C’est en quelque sorte une façon de mettre sur le même plan la langue de l’immigré et la langue du pays.

En France, l’idée de valoriser les langues de l’immigration à l’école a été évoquée dans les rapports sur l’intégration publiés en décembre 2013, qui préconisaient notamment d’encourager l’enseignement de l’arabe. Mais ces propositions n’ont pas été retenues par le gouvernement.

«Il y a un bilinguisme d’élite et un bilinguisme ignoré, celui des migrants», explique la sociolinguiste Christine Hélot.

«Certaines langues ont un statut défavorisé, en particulier l’arabe et le turc.»

(Selon une tribune publiée dans Le Monde, seulement 9.000 collégiens et lycéens apprennent l’arabe à l’école publique française.)

On retrouve ce même problème de hiérarchie pour l’espagnol aux Etats-Unis, même si le statut de cette langue est en train de changer. En effet, certaines familles hispaniques des classes moyennes et supérieures envoient maintenant leurs enfants dans les écoles d’immersion bilingue, qui deviennent connotées plus «international» que classe d’immigrés.

Il ne s’agit alors plus d’une logique d’apprentissage de l’anglais pour «s’intégrer», mais d’une volonté de maintenir la langue des parents, exactement comme ces familles françaises qui ont créé des programmes franco-américains très à la mode à New York.

En France, le bilinguisme n'est pas privilégié

En France, de tels programmes seraient difficiles à mettre en place vu la diversité des langues des nouveaux arrivants, mais en règle générale, l’institution scolaire valorise peu le bilinguisme des enfants issus de l’immigration, notamment par rapport au bilinguisme des profils de type «expatrié».

Dans un article de 2008, Christine Hélot soulignait la différence entre les sections internationales dans lesquelles on offre des conditions d’éducation bilingue dans certaines langues, «alors que les élèves bilingues de milieux sociaux défavorisés ne se voient pas offrir la même reconnaissance ni le même soutien».  

Les classes Elco (Enseignement langues et cultures d’origine) sont représentatives de cette hiérarchie. Il s’agit de quelques heures de cours en plus de l’emploi du temps normal (dans des langues comme l’arabe, le turc ou le portugais), prises en charge par des enseignants qui ne sont pas payés par l’Education nationale, mais par les «pays d’origine». Il s’agit donc d’un enseignement marginalisé par rapport aux «vrais» cours de langues inclus dans le programme.

Aux Etats-Unis, certaines écoles ont commencé à considérer le bilinguisme des immigrés (ou des jeunes issus de l’immigration) comme un atout à valoriser en classe. Cette approche américaine permet de mettre en relief le rapport unique, un peu crispé, qu’a la France avec sa propre langue. Lorsque ce fameux rapport sur l’intégration avait avancé l’idée de «valoriser l’arabe et le turc» à l’école, Jean-François Copé avait par exemple rétorqué:

«Je ne peux accepter que notre langue à tous, le français, soit enseigné en France au même titre que les langues du monde entier.»

Comme si le français –et la Nation– avaient été menacés dans leur pureté et leur unité...

C.L.

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