France / Politique

Pourquoi les «idéopôles» votent-ils encore à gauche?

Depuis le milieu des années 1990, ces villes post-industrielles fondées sur l'économie de la connaissance sont de nouveaux bastions du PS. Il y a mieux résisté aux municipales, mais est menacé par la gauche alternative, qui confirme son implantation.

<a href="https://www.flickr.com/photos/davepeake/5647526727/sizes/z/">Grenoble Tilt-Shift</a> / Dave Peake via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License By</a>
Grenoble Tilt-Shift / Dave Peake via Flickr CC License By

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Qu'ont en commun Paris, Lyon, Toulouse, Montpellier, Strasbourg, Grenoble, Nantes, Lille et Aix-en-Provence –et, à un degré moindre, Rennes et Bordeaux? Selon une note que nous avions écrite pour la Fondation Jean-Jaurès en 2012, il s'agit d'idéopôles, c'est-à-dire des villes-centres des métropoles les plus intégrées à la globalisation, dont ils représentent des «points d'ancrage».

Ce sont les territoires gagnants d'un processus qui accroît la polarisation entre, d'un côté, l'archipel métropolitain qu'ils dessinent, et de l'autre, leurs périphéries urbaines et rurales. Des lieux qui concentrent plus qu'ailleurs les groupes sociaux pour lesquels la mondialisation est une source d’opportunités ou, tout du moins, ne représente ni une menace matérielle ni une menace identitaire.

Quatre critères permettent de les définir (et nous ont notamment conduit à en écarter Marseille): une métropole régionale (taille critique), une production axée sur la connaissance et l’innovation (profil économique), une population qualifiée (profil sociologique) et l’attractivité du territoire.

Il faut bien sûr prendre garde à ne pas fétichiser ces territoires, sociologiquement divers et stratifiés. Une explication sociologique reste en effet bien plus pertinente qu'une explication géographique pour comprendre les différences de comportements électoraux entre le XVIème et le XXème arrondissement de Paris (au passage, la même observation peut être faite à propos du fameux espace «périurbain», qui est loin d'avoir l'homogénéité qui lui est abusivement prêtée). Cela dit, les idéopôles nous semblent précisément être des laboratoires privilégiés pour observer les alliances et les rivalités entre groupes sociaux qui se déploient dans le grand jeu de la «révolution globale».

Mutation dans les années 1990

Dans de précédents travaux, nous avons mis en évidence la surreprésentation du PS dans ces grandes villes post-industrielles depuis le milieu des années 1990, qui témoigne de la capacité de ce parti à prospérer dans les zones les plus dynamiques du capitalisme contemporain.

Elle constitue aussi un indice, fondé sur des résultats réels, de l'importance de certains groupes dans le noyau électoral socialiste, à savoir un salariat diplômé et urbain mais pas forcément riche en patrimoine (les «classes moyennes et supérieures intellectuelles») et les milieux populaires à forte proportion de Français d'origine étrangère.

Un survote socialiste a pu être mesuré pour les élections présidentielles depuis 1995, et dans une moindre mesure lors des scrutins européens, pour lesquels la concurrence écologiste a joué à plein. En effet, les idéopôles constituent incontestablement les zones de force des écologistes, comme en a attesté le doublement de leur score national dans ces territoires lors de la dernière élection présidentielle. En y réalisant un score moyen de 23,8% à l’occasion des européennes de 2009 (soit +7,5 points par rapport à sa moyenne nationale), EELV avait même devancé les listes socialistes de 5,5 points.

Lors de l’élection présidentielle de 2012, l’avance relative de la gauche dans les idéopôles ne s'est pas démentie, en particulier dans les espaces dits «gentrifiés» de ces derniers, comme les Ier et IVe arrondissements de Lyon ou les Xe et XIe arrondissements de Paris. Ce scrutin a aussi marqué l’apparition du phénomène pour le Front de gauche, qui a dépassé la barre des 15% à Toulouse, Montpellier, Grenoble et Lille, alors que les candidats communistes avaient jusque-là été clairement sous-représentés dans ces territoires.

A l'inverse, les idéopôles sont devenus des terres de faiblesse structurelle pour le Front national, dont la sous-représentation aux élections présidentielles s'est toujours plus accentuée de 1995 (-5% par rapport à sa moyenne nationale) à 2012 (-39%). Le graphique ci-dessous illustre la sur- ou la sous-représentation des forces politiques de gauche par rapport à leur moyenne nationale.

Pour voir le graphique en grand format, cliquez ici.

Sept idéopôles à gauche

Qu’en a-t-il été aux élections municipales, par le passé et cette année? Si l’on remonte à 1989 (à l’orée du processus de métropolisation), la gauche contrôlait cinq des neuf idéopôles principaux, un chiffre qui s'est ensuite élevé à six en 1995 et en 2001, puis est monté jusqu'à huit il y a six ans.

En 2014, en comparaison des nombreuses pertes enregistrées dans les autres types de communes (et en particulier la bascule à droite de 151 villes de plus de 10.000 habitants), on peut dire que la gauche y a dans son ensemble plutôt bien résisté.

Parmi ceux-ci, seul Toulouse aura dû être concédée (de peu) à la droite. Surtout, alors que la gauche avait été majoritaire en France au second tour des municipales de 2008 mais a reculé sous la barre des 44% des voix exprimées le 30 mars dernier, elle est restée dominante dans les idéopôles en 2014, au premier comme au second tour.

La spécificité de ces territoires apparaît d’autant plus si on les compare avec les autres grandes villes de plus de 100.000 habitants: le 23 mars, la gauche a rassemblé 51,5% des suffrages exprimés dans les idéopôles, contre 42,5% dans les secondes. La droite n’y a recueilli en revanche que 36% des suffrages (6 points de moins que dans les autres grandes villes) et le Front national 11% (5 points de moins).

Voir aussi en annexe le tableau détaillé des résultats dans les idéopôles aux municipales depuis 1995.

Concurrence d'EELV et du Front de gauche

Les idéopôles apparaissent donc comme les ultimes remparts de la gauche, en déroute ailleurs.

Un constat qui aboutit à une première leçon: le contrôle de ces territoires n’est pas corrélé à celui du reste du pays. Dès lors, le risque est grand que la gauche (et le PS en particulier) se retrouvent écartelés entre deux «communautés de destin» antagonistes: d’un côté, l'archipel des idéopôles, inégalitaire mais bien intégré à l’économie-monde contemporaine; de l’autre, une «France périphérique», ressentant ou anticipant avec amertume son déclin relatif, et devenant par conséquent une proie plus facile pour l’idéologie «droitière» de la crise.

Plus alarmant encore, le contrôle des idéopôles compris comme «villes-centres» n’est pas suffisamment corrélé non plus à celui des agglomérations dont ils sont le cœur. Ainsi, la perte récente de nombreuses communes à leur périphérie risque de faire basculer à droite plusieurs communautés urbaines détenues par les socialistes, et rend incertaine l’hégémonie qui était visée sur les futures métropoles du Grand Paris (2016) ou de Lille, Lyon et Toulouse (qui seront créées le 1er janvier 2015). Or, ces collectivités vont probablement être investies de plus en plus de compétences stratégiques.

Un déplacement de la focale sur les résultats des différentes composantes de la gauche nous permet de tirer un second enseignement des municipales: la sanction du PS dans ces territoires s’est traduite par une érosion de sa suprématie vis-à-vis des autres forces.

La résistance globale de la gauche à la vague bleue y a en effet masqué des résultats en demi-teinte pour les listes conduites par les socialistes. Avec un score moyen au premier tour de 30,1% des suffrages exprimés (et de seulement 15,6% des inscrits!), leurs performances sont loin d’être rassurantes et indiquent à quel point leur représentativité reste relative.

Autrement dit, si la gauche est restée majoritaire lors des dernières élections municipales dans les idéopôles et a devancé la droite de 15,5 points en moyenne, ceci est largement imputable aux scores réalisés par des listes EELV, Front de gauche ou divers gauche, qui se sont comptées au premier tour (voire au second) plus volontiers que par le passé.

Les écologistes, en particulier, ont confirmé leur implantation dans les idéopôles, en réalisant un score moyen de 11,8% des suffrages exprimés (dont 9,8% à Paris, 11,1% à Lille et 14,5% à Nantes). Leur succès le plus remarquable a bien sûr été celui de la liste portée par Eric Piolle à Grenoble (40% au second tour), qui a remporté l’élection avec une avance de plus de 6.000 voix sur la liste du socialiste Jérôme Safar (27,5%). Ses meilleurs résultats ont été enregistrés dans les bureaux concentrant des classes moyennes et supérieures intellectuelles, mais ils ont aussi été élevés dans les quartiers sud de la ville, les plus populaires.

L'effritement de la social-démocratie des idéopôles

Cette victoire est sans doute l’illustration la plus marquante de l’effritement de ce que nous avons pu appeler «la social-démocratie des idéopôles». Elle témoigne en effet que ces villes singulières ne se réduisent pas à une caricature de repaires de bobos hédonistes s’ébrouant béatement dans l’économie de la connaissance. Des segments importants de leurs populations portent aussi, fût-ce de manière confuse et peu idéologisée, une critique du productivisme et d’une pratique politique impliquant peu les citoyens.

Or, le nouveau socialisme municipal qui s’est élaboré dans les idéopôles, et que Gilles Pinson a résumé par le passage de «maires militants» à des «technotables», est de nature à cristalliser les contestations contre une forme de gouvernement local partiellement dépolitisé et intégré à la logique néolibérale de la globalisation.

La quête principale du maire d’idéopôle consiste en effet à intégrer sa ville et son agglomération aux réseaux économiques, scientifiques et culturels qui se déploient désormais à l’échelle mondiale. Pour cela, il crée des partenariats entre acteurs privés et publics pour que la ville défende son rang dans une compétition globale entre les territoires, dont le principe et les impératifs ne sont cependant pas discutés.

Dans ce contexte, l’expérience grenobloise, mais aussi le succès de la maire sortante Nathalie Perrin-Gilbert dans le Ier arrondissement lyonnais, en rupture avec le PS et ralliée au Front de gauche, ont montré que la gauche écologiste, radicale et associative était en mesure de contester l’hégémonie du PS, dès lors qu’elle se montre capable de se rassembler derrière une tête de liste crédible et un projet local alternatif.

En bref, le social-libéralisme à horizon métropolitain a donc aussi ses fragilités, dont certaines peuvent surgir d’une concurrence accrue sur sa gauche. Cela dit, il faut rappeler à quel point le succès de la liste Piolle à Grenoble est le fruit d’une histoire longue et propre à cette ville, et souligner que ses protagonistes ne sont réductibles ni à l’appareil d’EELV, ni à ceux de la gauche radicale…

Fabien Escalona et Mathieu Vieira

Annexe. Pour revenir au texte cliquer ici. Pour agrandir le tableau cliquez dessus ou ici.

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