France

Affaire Bettencourt: comment prouve-t-on un abus de faiblesse?

La qualification retenue contre Nicolas Sarkozy est difficile à prouver: il faut attester du préjudice essuyé par une personne vulnérable, au profit de quelqu'un qui avait conscience de cette vulnérabilité.

Liliane Bettencourt interviewée par Claire Chazal diffusée le 2 juillet 2010 sur TF1
Liliane Bettencourt interviewée par Claire Chazal diffusée le 2 juillet 2010 sur TF1

Temps de lecture: 5 minutes

Cette mise en examen de Nicolas Sarkozy, dans la soirée du jeudi 21 mars, personne ne semblait s'y attendre —à part les juges Gentil, Ramonatxo et Noël. Mais le chef d'accusation, abus de faiblesse sur Liliane Bettencourt, a été également accueilli avec étonnement: la décision est «incohérente sur le plan juridique et injuste», selon l’avocat de l’ancien président de la République, Thierry Herzog, cité par l'AFP.

Selon l'article 223-15-2 du code pénal, dont nous rappelions la teneur jeudi soir, l’abus de faiblesse est «l'abus frauduleux de l'état d'ignorance ou de la situation de faiblesse soit d'un mineur, soit d'une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, soit d'une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l'exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables».

Un délit puni de trois ans d'emprisonnement et de 375.000 euros d'amende.

Un délit difficile à prouver

«L’abus de faiblesse est un délit extrêmement difficile à prouver», souligne My-kim Yang-Paya, avocate et auteure de Abus de faiblesse? L'affaire qui embarrasse l'Etat, sur l’affaire Bettencourt. «C’est un délit qui est une atteinte à la personne. Cela n’a rien à voir avec un vol: il n’y a pas d’éléments flagrants.»

Plusieurs éléments sont constitutifs de l’infraction, explique-t-elle:

«Il y a l’élément matériel, qui est la remise d’une chose [1] par une personne vulnérable [2] et tout en ayant connaissance de sa vulnérabilité [3].»

1. Le préjudice

Quand My-Kim Yang-Paya évoque la remise d’une chose, elle parle, en l’occurrence, de l’argent potentiellement versé par Liliane Bettencourt à Nicolas Sarkozy, directement ou indirectement. En l’occurrence, il ne s’agit pas simplement d’avoir versé de l’argent, précise l’avocat pénaliste Mathias Chichportich. Il insiste sur ce segment de l’article de loi:

«pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables.»

Précisions de l'avocat:

«Il s’agit aussi de l’aspect gravement préjudiciable de l'éventuel versement. Cela veut dire que pour caractériser l'ensemble des éléments consitutifs de l'infraction, le juge doit apprécier l'étendue du préjudice au regard du patrimoine de la personne abusée. A considérer que le président Sarkozy ait eu conscience de la particulière vulnérabilité de Madame Liliane Bettencourt, encore faudrait-il démontrer que les sommes prélevées lui sont gravement préjudiciables.»

Or, la fortune de Liliane Bettencourt est considérable: 30 milliards de dollars (23 milliards d'euros, ce qui en fait la femme la plus riche du monde) selon le magazine américain Forbes, 15 milliards d'euros selon son confrère français Challenges, qui ne s'intéresse qu'aux actifs professionnels.

2. La vulnérabilité

La vulnérabilité de la personne est difficile à établir. Le plus simple, pour le plaignant, est de disposer d’expertises médicales. «En l’occurrence, dans l’affaire Bettencourt, quand Olivier Metzner [qui s’est suicidé il y a quelques jours, NDLR] avait déposé plainte pour abus de faiblesse, rien ne prouvait la vulnérabilité de Liliane Bettencourt. L’avocat comptait sur les témoignages du personnel de maison», rappelle My-kim Yang-Paya

Il existait bien une IRM, controversée, mais elle a été perdue, souligne l'avocate. «Metzner comptait alors sur l’ouverture de l’instruction».

Entre le début de l’affaire et aujourd’hui, Liliane Bettencourt a été mise sous tutelle —une décision prise en octobre 2011 et confirmée en janvier 2012:

«Pour que cette mise sous tutelle soit effectuée, il y a peut-être de nouvelles informations qui ont émergé. Et si ce sont des observations médicales faites en 2011 ou 2012, elles peuvent néanmoins attester d’antécédents de faiblesses, de problèmes médicaux antérieurs.»

Des enregistrements pirates effectués par le valet de chambre de conversations de Liliane Bettencourt et de son gestionnaire de fortune, Patrice de Maistre, suggèraient aussi chez elle une fragilité psychologique.

Le seul âge avancé, en soit, est un critère pour parler de la faiblesse ou de la vulnérabilité d’une personne, mais n’est pas une preuve. «C’est mieux que ce soit corroboré par d’autres éléments plus probants, qui prouvent l’état de faiblesse mentale ou physique», précise l’avocate.

3. La connaissance de la vulnérabilité

Il faut enfin prendre en compte le troisième élément constitutif de l’infraction: le fait que le bénéficiaire de l'opération avait connaissance de la vulnérabilité de la personne à qui il avait affaire. Cette connaissance est très délicate à établir. «Il faut une preuve par faisceaux d’indices», explique My-kim Yang-Paya.

Il n’est pas toujours évident de trouver l’enregistrement d’une personne, soupçonnée d’abus de faiblesse, disant justement:

«Oh la la, la vieille milliardaire est mal en point, elle ne va pas comprendre si je lui soutire de l’argent pour financer l’accession à mon futur boulot. Allons-y!»

A défaut d’un tel enregistrement, la partie adverse peut s’appuyer sur un faisceau de preuves:

«Par exemple, pour prouver l’abus de faiblesse, on peut viser à démontrer que l’état de faiblesse de la personne était flagrant. Que le suspect ne pouvait absolument pas l’ignorer.»

Si plusieurs personnes, par exemple les employés de maison, fournissent tous des témoignages concordants expliquant que Liliane Bettencourt n’avait clairement pas toute sa tête et que c’était patent, que cela crevait les yeux à n’importe quelle personne dotée d’un cerveau, cela rentre dans le faisceau d’indices.

De la même manière, plusieurs employés de maison pourraient par exemple témoigner (si c’est le cas, ce que l’on ignore) que Nicolas Sarkozy a eu connaissance d’un élément médical qu’on lui aurait indiqué lors de conversations que la milliardaire avait des troubles ou pertes de mémoire.

A l’inverse, même si la faiblesse de Liliane Bettencourt à l’époque était prouvée, et qu’il était avéré qu’elle avait versé de l’argent à Nicolas Sarkozy, la défense de celui-ci pourrait arguer qu’il n’était pas au courant de cette faiblesse.

Dominique Gaspard, l’ex-femme de chambre de Madame Bettencourt, avait par exemple évoqué une scène qui s’était déroulée en 2008 (soit après les faits visés par la justice, qui se seraient produits en 2007), lors de laquelle Patrice de Maistre, son conseiller, faisait réciter un texte par cœur à la milliardaire, avant une visite à l'Elysée:

«Mme Bettencourt a appris ce qu'elle a dit au président de la République quand elle est allée le voir. Je l'ai appris avec elle, et le texte disait: "Je vous ai soutenu pour votre élection avec plaisir, je continuerai à vous aider personnellement, j'ai des problèmes graves avec ma fille qui peuvent avoir des conséquences pour L'Oréal donc pour l'économie du pays.»

My-kim Yang-Paya explique:

«Si elle apprenait des phrases par cœur, elle pouvait éventuellement tromper ses interlocuteurs, qui pouvaient ignorer ses troubles. Avoir une entrevue, ou même deux ou trois, c’est différent de voir quelqu’un au quotidien, on n’évalue pas sa santé mentale de la même manière. Ce sont alors des éléments à décharge pour Nicolas Sarkozy».

Et si Nicolas Sarkozy a effectivement reçu de l’argent, «sa défense peut arguer que la prodigalité de Liliane Bettencourt était connue, que son attitude répétée de générosité n’était pas étonnante: elle donnait facilement de l’argent. Si elle donnait à tout le monde, le fait qu’elle lui ait donné de l’argent à lui ne prouve pas qu’il ait commis un abus de faiblesse», ajoute l’avocate.

Un chef d’accusation surprenant

La preuve au pénal de cette qualification est donc «très difficile à établir», reprend Maître Chichportich:

«En utilisant ce chef de mise en examen, le juge ne pouvait ignorer que Thierry Herzog déposerait immédiatement une requête en nullité. Il pouvait supposer que la chambre de l’instruction allait devoir se prononcer sur ce dossier et qu’elle devrait établir s’il existe aujourd’hui des indices graves ou concordants rendant vraisemblable la participation à l’infraction

La logique aurait voulu, rapporte l’avocat, que l’«on démontre d'abord un problème dans les comptes puis que l’on remonte à l'origine. Si abus de faiblesse il y a, c’est, semble-t-il, pour financer une campagne politique. Il peut sembler surprenant que Monsieur Sarkozy ne soit mis en cause que sur sur ce seul chef d’abus de faiblesse, sans vraisemblablement avoir été entendu dans le volet relatif au financement occulte».

Seulement voilà, l'infraction de financement politique illégal serait tombée sous le coup de la prescription, qui est de trois ans.

Charlotte Pudlowski

cover
-
/
cover

Liste de lecture