France

Antiterrorisme: la logique «préventive» à l'épreuve du cas Merah

Le modèle antiterroriste français s’est doté d’outils juridiques pour neutraliser les terroristes et leurs réseaux sur la base de l’intention de commettre un acte… et non après coup

Claude Guéant s'apprête à parler aux médias après la fin de l'assaut. Jean-Paul Pelissier / Reuters
Claude Guéant s'apprête à parler aux médias après la fin de l'assaut. Jean-Paul Pelissier / Reuters

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Le modèle antiterroriste français s’est doté d’outils juridiques pour neutraliser les terroristes et leurs réseaux sur la base de l’intention de commettre un acte… et non après coup.

On sait à présent que Mohamed Merah, le principal suspect du meurtre de sept personnes à Toulouse et Montauban, a été confondu grâce au croisement d’informations issues de l’enquête judiciaire ouverte par le parquet de Paris et d’une liste fournie par la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI).

La rapidité de la réaction des autorités paraît à la fois rassurante et très frustrante... Comment un système aussi structuré —et aussi critiqué pour l’étendue de ses pouvoirs— peut-il laisser passer à travers ses mailles un tel spécimen? La première réponse que font plusieurs experts est connue: «C’est l’exception qui masque les 99% d’attentats déjoués» dont, par nature, on ne connaît pas le nombre...

L’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, clé de voûte du système

Le socle de la législation française «repose, d'une part, sur la définition d'infractions à caractère terroriste, d'autre part, sur la mise en place de règles procédurales spécifiques», résume le rapport du Sénat (PDF) sur les lois antiterroristes de 2006.

Après chaque vague d’attentats, la France a réagi en ajoutant à son code pénal de nouvelles lois. Loi du 9 septembre 1986 après la vague de 1985-86, loi de 1996 après les attentats des GIA, loi de 2006 enfin après les attentats de Londres.

Pouvoirs d’enquête élargis, pôle de juges d’instruction antiterroristes spécialisé regroupé au parquet de Paris, délai de garde à vue étendu, cour d’assises spéciale de magistrats professionnels, justice d’application des peines différente: les lois antiterroristes dotent la France d’un arsenal spécifique particulièrement étendu, de l’enquête au jugement.

Depuis 1996 (article 421-2-1 du Code pénal), la qualification d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste élargit les possibilités de la justice, puisqu’elle permet l’arrestation de présumés terroristes avant que des faits soient commis.

C’est la clé de voûte d’un système qui permet de juger l’intention et non l’acte lui-même, et donc d’agir en amont. Une justice d’exception pour ses détracteurs, comme Marie-Blanche Régnier, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature:

«L’essentiel des dossiers traités concerne des actes qui n’ont pas été commis, sous la qualification d’association de malfaiteurs en vue de commettre une entreprise terroriste, ce qui permet de viser des actes préparatoires.»

Pour la magistrate, la spécialisation des magistrats et des enquêteurs est certes un progrès, mais le problème est que «la justice antiterroriste soit une justice d’exception, avec des procédures dérogatoires au droit commun». Exemple: un meurtrier présumé peut être gardé à vue 48 heures. Un individu soupçonné de préparation d’actes terroristes pourra, lui, rester 96 heures en garde à vue.

Deux cas emblématiques concentrent les critiques des opposants au système préventif français: l’affaire de Tarnac et celle d’Adlène Hicheur, jeune chercheur au Cern, dont le procès doit s’ouvrir le 29 mars. Dans les deux affaires, c’est l’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste qui a été retenue.

Le rôle du FBI français

Un droit extrêmement efficace et étendu, juge le magistrat Antoine Garapon, secrétaire général de l'Institut des Hautes études sur la justice, mais controversé:

«Etat républicain, la France est aussi un Etat de police. Les renseignements sont plus faciles à obtenir par la DCRI en France que par la FBI aux Etats-Unis.»

Pour preuve, les récentes mises en cause autour de l’action des services de renseignements et de son directeur, Bernard Squarcini.

C’est en 2008 que la DCRI, fusion de la DST et des RG, se crée avec pour mission fondatrice de lutter contre le terrorisme islamique. Selon le directeur du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) Eric Denécé, «Tous les gens de l’ex-DST ou de la DCRI défendent mordicus le système, sous le prétexte que tous les pays nous l’envient».

Or ce «FBI à la française», qui rassemble en une même structure compétence judiciaire et de renseignement, n’est pas imité ailleurs. Pour ses défenseurs, le système permet d’avoir le contrôle de l’enquête du début à la fin.

En France, ce renseignement est l’instrument privilégié de la lutte antiterroriste. La difficulté étant pour les services de détecter ce début d’association de malfaiteurs en vue de commettre un attentat terroriste, et de convertir en preuves les éléments recueillis pendant les enquêtes en amont. Une délicate question de timing: trop tôt, et c’est la libération du suspect avec le risque que les réseaux redoublent de prudence dans leurs contacts, trop tard, et c’est… trop tard.

«On attend le moment mûr pour caractériser le fait qu’une bande de gens se retrouve pour programmer un attentat terroriste», explique Antoine Garapon, ce qui cause de constantes tensions entre des policiers qui souhaitent disposer d’un maximum de temps, et des politiques soucieux d’effets d’annonce. «D’où une certaine schizophrénie de la part des agents», estime Eric Denécé, «avec la question récurrente de savoir à quel moment transmettre au judiciaire».

Comme le note un article d’Eric Denécé et Nathalie Cettina, le modèle français peut revendiquer plusieurs succès à son actif:

«Parmi les projets d’attentats qui ont échoué en France, soit grâce au travail préventif des services, soit du fait de la vigilance de la population, quelques cibles peuvent être rappelées: la coupe du monde de football en 1998 ; le marché de Noël à Strasbourg en décembre 2000 ; l’ambassade américaine à Paris à l’automne 2001 ; un avion reliant Paris aux Etats-Unis en décembre 2001; l’île de la Réunion en 2003, le soupçon d’un attentat chimique à l’automne 2002 dans le métro et un aéroport parisiens, le siège de la DST en septembre 2005.»

Claude Guéant a confirmé le 21 mars que l’individu cerné par le Raid était suivi depuis plusieurs années par la DCRI, le service l'ayant même interrogé en 2011 sur un voyage en Afghanistan. Alors pourquoi la justice préventive n’a-t-elle pas joué son rôle? Pour Eric Denécé:

«Ces gens sont identifiés, leur email est peut-être surveillé, il y a une note d’alerte les concernant dans les postes de police et on va les voir une fois de temps en temps. C’est ce que signifie “être connu des services de police“. Mais il n’y a pas quatre agents chargés en permanence de suivre ces individus…»

Selon Claude Guéant, «la DCRI suit beaucoup de personnes qui sont engagées dans le radicalisme islamiste. Ceci dit, exprimer des idées, manifester des opinions salafistes ne suffit pas à déférer à la justice». Paradoxe d’une méthode de lutte contre le terrorisme dont on juge qu’elle peut criminaliser des intentions voire des opinions, sans permettre d’agir préventivement dans des cas de radicalisation avérée…

Alors que si on en croit la déclaration de Nicolas Sarkozy jeudi 22 mars, la logique préventive franchirait encore un pas en amont, le Président ayant affirmé que «désormais, toute personne qui consultera de manière habituelle les sites internet qui font l'apologie du terrorisme sera punie pénalement, tout comme les voyages à l'étranger pour y suivre des programmes d'endoctrinement.»

Un moudjahidine hors réseaux?

Selon Antoine Garapon, pour l'antiterrorisme «la configuration la plus perturbante est celle d’un acte comme Oklahoma city, un acte individualiste, ou à deux, en dehors de toute organisation.» Ce que semblent confirmer les propos du procureur de Paris, qui parle à propos de l’homme cerné par le Raid d’«un profil d’autoradicalisation salafiste atypique».

En clair, un homme agissant au nom du terrorisme islamique mais en marge des réseaux de communication et de financement structurés. Mohamed Merah se serait rendu en Afghanistan et au Pakistan, «sans emprunter les filières connues, par ses propres moyens, sans passer par les facilitateurs qui sont suivis par les services spécialisés», selon le procureur.

S’il se revendique d’Al-Qaïda, «ça peut vouloir dire qu’il adhère à Al-Qaïda, (mais) est-ce que derrière il y a Al-Qaïda, ou est-ce un individu isolé qui s’est radicalisé pour commettre ce type d’opération?», s’interrogeait mercredi matin Laurent Caprioli, ancien sous-directeur de la DST, au micro d’Europe 1.

La thèse d’un tueur isolé, au profil terroriste atypique bien qu’inspiré par l’idéologie djihadiste, est confirmée par l’ancien juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Dans Le Figaro, celui-ci précise:

«Il y a tout de même un phénomène nouveau qui est celui de l'autoradicalisation par Internet des moudjahidins. Leur psychologie est un peu différente de celle des djihadistes des années 1990. Ils réagissent beaucoup plus vite à toutes les informations qui circulent sur la Toile. Leur traçage est aussi plus complexe, car il est plus rare de les retrouver sur les carnets d'adresses des chefs de réseaux.»

Faut-il considérer que le cadre législatif doit être, encore une fois, étendu pour resserrer encore la surveillance autour de suspects? Adapter à nouveau le dispositif, comme cela semble être le cas après chaque nouvel acte terroriste? Les propos de Nicolas Sarkozy semblent aller dans ce sens, puisque dorénavant l'antiterrorisme pourrait agir sur le simple constat de consultation de sites Internet ou de voyages effectués dans les zones d'entraînement des djihadistes. Ce qui ne manquerait pas, en parallèle, d'exacerber les critiques des opposants à un droit d'exception à l'efficacité toujours contestée.

Jean-Laurent Cassely

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