Égalités / Monde

Au Pérou, un film LGBT+ en langue quechua bouscule les idées reçues

«Mon père», qui sort le 19 décembre en France, raconte l’histoire de Segundo, un garçon issu d’une communauté reculée des Andes et confronté à un secret de famille.

Image extraite de la bande-annonce de «Retablo» («Mon père», en version française) | Capture d'écran via YouTube
Image extraite de la bande-annonce de «Retablo» («Mon père», en version française) | Capture d'écran via YouTube

Temps de lecture: 5 minutes

Attention: cet article dévoile des élements de l'intrigue du film Mon père.

À LIMA, AU PÉROU

Retablo. Au Pérou, l’art du retable est l’une des manifestations artistiques les plus reconnaissables des régions andines, où vivent les communautés de langue et de culture quechua.

Dans une étrange et intéressante inversion des valeurs, ces miniatures, qui dépeignaient à l’époque des croisades espagnoles des scènes religieuses et servaient d’instruments d’évangélisation, ont ensuite été adoptées –et adaptées– par les populations locales. Aujourd’hui, on travaille principalement ces petites boîtes sur lesquelles sont gravés tous les événements de la vie quotidienne dans le département d’Ayacucho.

Retablo, c’est également le nom d’un nouveau film péruvien, filmé à 95% en langue quechua, au cours duquel Segundo, un garçon de 14 ans destiné à suivre les pas de son père adoré dans l’art du retable, va voir sa vie bouleversée quand il surprend ledit paternel au lit avec un homme.

Festivals conquis

En partie financé par son récent ministère de la Culture (créé en 2010), ce long-métrage témoigne de l'ambition de l’État péruvien de faire la part belle à la diversité. Une nouvelle loi sur l’audiovisuel est entrée en vigueur dans le pays en 2017, à la fois pour contrer la centralisation –80% des boîtes de production sont basées à Lima– et pour mettre en avant les équipes ou les sujets indigènes, les femmes ou les LGBT+.

«Nous sommes neutres au niveau des contenus, mais la diversité est définitivement la ligne directrice de notre action. On essaie plus que tout de promouvoir les projets et leur distribution, tout en intervenant le moins possible sur les sujets. Retablo est le parfait exemple de ce que l'on essaie de faire. C’est un film qui a eu un parcours incroyable dans les festivals, ce qui est le cas de très peu de films péruviens. Il permet de faire connaître notre cinéma tout en mettant en avant des identités indigènes et sexuelles», explique Pierre Emile Vandoorne, directeur de l’audiovisuel et des nouveaux médias au ministère de la Culture.

Le film du réalisateur, qui sortira le 19 décembre en France sous le nom un peu paresseux de Mon Père, a obtenu cette année le prix du nouveau talent aux Teddy Awards de la Berlinale, des récompenses réservées aux films célébrant les thématiques LGBT+ –Gus Van Sant et Pedro Almodovar l’ont obtenu à leur création, en 1987. Le jury jeunesse du festival lui a également attribué la mention spéciale de son Ours de cristal. Des tremplins en or.

«Plus vous observez un retable, plus vous en apercevrez les détails, expliquait en février dernier Alvaro Delgado-Aparicio à Berlin. C’est une métaphore que nous avons aimé utiliser pour ce film, cette possibilité de regarder à l’intérieur de la vie de cette famille, comme dans une miniature.»

Image extraite de la bande-annonce de «Retablo» («Mon père», en version française) | Capture d'écran via YouTube

La rébellion adolescente du fils, qui garde en lui un secret trop lourd à porter dans cette société fermée, traditionaliste et patriarcale, devient une fascinante étude de mœurs sur la virilité.

Perspective historique

Si certaines tribus préhispaniques étaient bien homophobes, c’est principalement la religion catholique qui a apporté au Pérou la haine du corps et des sexualités alternatives, tout comme elle avait apporté l’art du retable.

Comme le précisait l’archéologue péruvien Manuel Arboleda dès 1981, dans une étude ethnographique intitulée «Représentations artistiques des activités homoérotiques dans la céramique Moche» et publiée dans la revue scientifique Boletin de Lima, «l’iconographie Moche représente l’homosexualité et la transidentité dans un contexte rituel». Une théorie depuis reprise par de nombreuses équipes de recherche, qui ont prouvé que l’imposition de la religion, la culture, les lois et l'économie européennes ont dans la plupart des cas conduite à une marginalisation ou à la disparition pure et simple des sexualités indigènes alternatives, voire à une nouvelle répartition genrée des rôles.

Il semblerait que lorsque le vice-roi Francisco de Toledo est arrivé au Pérou en 1570, le clergé espagnol, qui y a exporté l’Inquisition, a tout fait pour interdire sodomie, masturbation, sexe prémarital et relations homosexuelles, pratiquées jusque-là par les populations andines de langue quechua (Incas, Moches…).

Le musée Larco, à Lima, permet de prendre la mesure du puritanisme qui s’est abattu sur des milliers d’années de sexualité libre, qu’elle fut amoureuse, pratique ou cérémoniale. Des artefacts en poterie y montrent une sexualité précolombienne libérée, où le genre n’a qu’une importance secondaire. Ils mettent en scène des relations entre homme et femme, entre hommes, des actes de zoophilie et même des coïts avec les «ancêtres». Ce qui fait dire au chercheur de l’université de Florida Atlantic Michael J. Horswell qu’il faut «décoloniser le sodomite», selon le titre de son livre paru en 2005, qui ambitionnait de déconstruire les mécanismes de domination et de censure des conquistadors –tout un programme.

S’il est périlleux de faire le parallèle entre sexualités ancestrales et pratiques contemporaines, les droits LGBT+ au Pérou sont de nos jours plutôt limités. Un décret présidentiel datant de 2017 interdit les discriminations liées à l’orientation sexuelle et au genre. Une marche des fiertés est organisée depuis 2002. À Lima, l'Outfest Peru, un festival de cinéma queer, tente de changer les mentalités –mais les productions y sont essentiellement étrangères. Et c’est à peu près tout.

En 2014, 26% seulement de la population péruvienne approuvait un potentiel mariage gay. Et le projet de légaliser les unions civiles est au point mort, malgré une proposition de loi déposée en ce sens en 2017.

Près de 450 ans après son arrivée au Pérou, force est de constater que l’influence de l'Église catholique est encore très puissante dans le pays.

Nouveau point de vue

Dans ce contexte de communautés andines ancestrales influencées par la religion depuis des siècles, le héros de Retablo n'est pas en mesure de se confier, alors même que l’on sait que sa mère, personnage fort, est au courant de l’homosexualité de son mari.

Segundo, qui admirait son père et voulait se construire à son image, devra trouver une manière personnelle de gérer le vide et la colère qui l’ont envahi. «Est-ce que, dans ce cas de figure, l’amour disparaît ou se transforme?», se demande le réalisateur.

Il se trouve que le jeune héros, en s’appropriant l’art du retable, représente le point de vue empli d’espoir des nouvelles générations concernant l’acceptation de l’homosexualité au Pérou –et plus largement en Amérique latine.

Image extraite de la bande-annonce de «Retablo» («Mon père», en version française) | Capture d'écran via YouTube

Si Retablo n’est évidemment pas le tout premier film queer au Pérou (on peut penser à Contracorriente ou à Sin Vagina, me Marginan), son caractère «décolonial» le démarque nettement des productions passées.

Il faut également noter que le film, qui a bénéficié d’une coproduction germano-norvégienne et d’une aide au développement sous la forme d’un atelier d’écriture à Sundance (le Sundance Screenwriters Lab), n’est pas un documentaire –marotte habituelle des réalisateurs et réalisatrices locales quand il s’agit d’évoquer les communautés indigènes.

«Ce film n’a pas reçu l’aide du ministère en 2014 –nous sommes passés à côté–, mais il obtiendra une aide à la distribution et il sortira en salles au Pérou en mai 2019», précise Pierre Emile Vandoorne. Une forme de rareté dans un marché local où de nombreux long-métrages se font un nom uniquement sur le circuit alternatif des DVD, dans les boutiques spécialisées.

La sortie à l’étranger de Retablo, elle, n'est due qu'au succès du film en festivals, puisqu'il n'existe pas de service de promotion internationale des films au Pérou. Et c'est une vraie chance de pouvoir admirer en France cette œuvre unique et déroutante, où chaque détail coloré –la photographie est splendide– révèle un pan de vie tragique et méconnu, comme un retable miniature cachant une culture ancestrale dont on ignore presque tout.

cover
-
/
cover

Liste de lecture