Économie

La France n'a pas interdit aux salariés d'envoyer des mails après 18h

De nombreux médias anglo-saxons se moquent d'un accord professionnel signé notamment par les entreprises du numérique. Leurs articles comportent beaucoup d'erreurs.

Un employé de l'entreprise Weebly à San Francisco en Californie le 28 février 2013, REUTERS/Robert Galbraith
Un employé de l'entreprise Weebly à San Francisco en Californie le 28 février 2013, REUTERS/Robert Galbraith

Temps de lecture: 3 minutes - Repéré sur Les Echos, Engadget, The Guardian

Vu des Etats-Unis ou de l'Angleterre, le droit du travail français est souvent résumé à un ensemble de règles créées pas des bureaucrates pour faire en sorte que les travailleurs fainéants puissent en faire le moins possible. Quand Les Echos ont rapporté lundi 7 avril la signature d'un accord entre patronat et syndicats instaurant une «obligation de déconnexion» dans le secteur de l'ingénierie, de l'informatique et du conseil, plusieurs médias anglo-saxons ont saisi l'occasion pour s'amuser de la surprotection des salariés, au détriment de l'exactitude journalistique. 

«C'est comme si le smartphone n'avait jamais été inventé» s'amuse The Independent. «Pas d'emails de travail après 18h s'il vous plaît, nous sommes Français», titre le site technologique américain Engadget, qui écrit:

«D'accord, les Français ont la belle vie avec une semaine de travail de 35 heures et cinq semaines ou plus de congés payés. Mais (Mon Dieu!) les travailleurs sont encore bombardés d'emails de travail une fois leur journée terminée. [...] Un nouvel accord légalement contraignant signé par les employeurs du numérique signifie que de nombreuses entreprises ont désormais l'interdiction de contacter leurs employés par un moyen électronique après la fin de leur journée de travail.»

Dans le Guardian, la journaliste Lucy Mangan fait dans l'enfilage de clichés, et semble avoir du mal à différencier le français de l'italien:

«Au cas où vous n'étiez pas déjà assez jaloux des Français et de leur style inné, leurs accents charmants et leur volonté collective de ne pas prendre trop de calories, ils viennent de rendre le travail après 18h illégal. Enfin, presque. [...] Les fédérations d'employeurs et les syndicats ont signé un accord de travail légalement contraignant qui demande aux salariés d'éteindre leurs téléphones après 18h.

Selon l'accord, qui affecte un million d'employés dans les secteurs de la technologie et du conseil (y-compris les antennes françaises de Google, Facebook  Deloitte et PwC), les employés vont aussi devoir résister à la tentation de lire des documents liés à leur travail sur leurs ordinateurs ou leurs smartphones, ou n'importe quelle autre intrusion malveillante dans le temps qu'ils ont été autorisés à l'échelle nationale à passer sur ce qu'ils appellent la dolce vita

Mais les articles de la presse anglo-saxonne oublient ou se trompent sur plusieurs points:

1. Pas un million de salariés concernés mais 250.000

Syntec, la fédération patronale signataire de l'accord avec les syndicats, représente bien 910.000 personnes, mais la fameuse obligation de déconnexion ne concerne que les salariés soumis au forfait jours, des contrats appliqués aux salariés autonomes qui ont un emploi du temps ne suivant pas l'horaire collectif, et qui décomptent le temps de travail non pas en heures mais en jours.

Selon les dernières estimations, il s'agirait d'environ 25% des salariés des entreprises concernées, soit un total d'entre 200.000 et 250.000 salariés, et non pas un million comme évoqué dans beaucoup d'articles.

2. Aucune trace de journées qui se terminent à 18h

Les cadres qui travaillent au forfait jours ont par définition un emploi du temps très flexible, et ne sont pas soumis aux 35h ni à la durée maximale de travail de 10h par jour. Ils ont au contraire tendance à avoir des journées bien plus longues, et bénéficient d'un repos quotidien minimum de 11 heures, ce qui veut dire qu'ils peuvent légalement travailler 13h par jour. Pas vraiment une journée qui se termine à 18h, à moins de commencer à 5h du matin.

  Max Balensi, délégué général de la fédération patronale Syntec, précise:

«Il faut bien avoir en tête les caractéristiques des métiers de la branche. Les collaborateurs en question sont pour l'essentiel des cadres de formation bac +4, très souvent déployés chez le client et non pas chez leur employeur, dans le cadre de relations numériques de travail.»

3. Aucune interdiction des mails après une certaine heure

Si on ne connaît pas encore les modalités d'application concrètes de l'accord, celui-ci n'est pas une interdiction de travailler de la maison comme le laissent entendre nos confrères anglo-saxons. «On ne va pas interdire à un salarié de rentrer chez lui avec une clef USB pour travailler sur un dossier» confirme Michel de la Force.

Max Balensi explique pourquoi on est très loin de l'image du salarié qui s'arrête de travailler à une heure précise:

«Certaines organisations avaient évoqué une obligation de déconnexion entre 21h et 7h, mais tout le monde s'est accordé pour dire que ce n'était pas opératoire parce qu'on est souvent dans un cadre international avec les décalages horaires, et que les clients ont parfois des contraintes propres. Nous avons opté pour une formule beaucoup plus flexible, chaque entreprise pourra répondre à l'obligation de déconnexion à sa manière, mais il ne s'agit en aucun cas d'un «switch-off» à 19h.»

Le système est plutôt destiné à garantir le droit à la santé des cadres autonomes et à éviter par exemple les «burn-out». Il prévoit notamment que ceux-ci puissent alerter leur employeur en cas de difficulté liée à une surcharge de travail.

4. Une réponse à une décision de justice

On est loin d'une victoire des syndicats de travailleurs sur le patronat comme le veut le cliché sur la France.

L'accord est négocié depuis septembre par les représentants des patrons et des salariés, et répond à une décision de la Cour de Cassation, qui avait en avril 2013 invalidé le précédent dispositif, jugeant le contrôle de l’amplitude et de la charge de travail des forfaits jours insuffisants. Et par conséquent, la santé des salariés pas assez protégée.

Grégoire Fleurot

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