Société / Culture

Donald Crowhurst, le navigateur qui se noya dans ses mensonges

Malgré son inexpérience, le Britannique se lance en 1968 dans la première course autour du globe sans escale. Refusant de perdre, il sombre peu à peu dans la folie.

Acculé, Donald Crowhurst met fin à ses jours après plusieurs mois de profonde solitude. | John Towner <a href="https://unsplash.com/photos/FD_sabE544U">via Unsplash</a>
Acculé, Donald Crowhurst met fin à ses jours après plusieurs mois de profonde solitude. | John Towner via Unsplash

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5.000 livres sterling. À la fin des années 1960, c'est une grosse somme. Voilà qui le tirerait d'affaire à coup sûr.

Cela fait des mois que sa petite entreprise, Electron Utilisation, est en train de couler. Son Navicator, un gadget de son invention, ne se vend pas très bien auprès des plaisancier·es britanniques. Ingénieur-bidouilleur pétri d'idées farfelues –quand il ne s'offre pas une petite promenade en mer sur son petit voilier au large de Bridgwater le dimanche, il aime s'enfermer de longues heures dans son garage, les mains dans les câbles électriques. 

Donald Crowhurst, 35 ans, est bon en calcul mais pas en affaire. Ce qui ne l'empêche pas de ne jamais être à court d'arguments quand il s'agit d'obtenir une nouvelle rallonge auprès de ses créanciers. Cette fois, il court droit à la faillite, il le sait. Il pense à sa femme, à ses quatre enfants. Il ne peut pas leur faire ça.

Quand il apprend que le Sunday Times organise la toute première course autour du monde en solitaire sans escale, par les trois grands caps, le Golden Globe Challenge, avec à la clef un trophée pour le premier arrivé et un prix doté de 5.000 livres sterling pour le plus rapide des compétiteurs, il voit là une occasion inattendue de sauver son entreprise du naufrage. Il s'inscrit sans attendre, alors qu'il n'est ni un navigateur chevronné, ni en possession d'un bateau de course ou de la somme d'argent nécessaire pour en faire construire un.

Drôle de multicoque

Le grand génie de Crowhurst, c'est sa force de persuasion. Il a le chic de faire croire aux autres ce dont il peine à se convaincre en son for intérieur. Même si évidemment ça ne marche pas avec tout le monde.

Son plan: se faire prêter le Gipsy Moth IV, le voilier à bord duquel le navigateur britannique Francis Chichester a remporté l'année précédente le premier tour du monde en solitaire avec une escale. Il ne manque pas d'air, c'est le moins qu'on puisse dire. Le propriétaire du bateau, que l'insistance de cet hurluberlu met sur ses gardes, refuse.

Crowhurst se met alors en tête de se doter d'un bateau «révolutionnaire»: un trimaran. Du jamais vu dans une course au large en solitaire. Car ce type de bateau n'est considéré comme fiable qu'à condition de n'en jamais lâcher la barre. Mais Crowhurst projette d'équiper son bateau d'un ordinateur de bord et de tout un tas de systèmes innovants lui permettant de s'en sortir seul à bord. Il conçoit son bateau comme la vitrine de son entreprise. Son tour du monde sera l'occasion de prouver au monde entier qu'il est un brillant inventeur, et d'obtenir enfin le succès commercial après lequel il court depuis tant d'années.

Comme toujours, il a réponse à tout quand on l'interroge au sujet de son drôle de multicoque: «En dépit de tout ce qu'il y avait de donquichottesque dans ces arrangements, Crowhurst en donnait une description si assurée que personne n'avait le moindre doute sur leur bon fonctionnement», écrivent les journalistes Ron Hall et Nicholas Tomalin, qui ont reconstitué minutieusement le déroulement de son périple et en ont tiré un livre paru au début des années 1970, L'étrange voyage de Donald Crowhurst. Longtemps introuvable en version française, il a été réédité en 2018.

«Droit dans le mur»

Crowhurst parvient à trouver les sponsors nécessaires pour mettre en route le chantier, à la hâte, tout en signant une clause qui lui pèsera bientôt lourd sur la conscience: en cas d'échec, il s'engage à racheter le bateau. Il n'a que quelques mois devant lui.

Les préparatifs ont lieu dans une frénésie qui confine à l'hystérie. «Dès le début, on voit qu'il n'a pas d'expérience, qu'il agit sur un coup de tête et qu'il va droit dans le mur», fait remarquer la navigatrice Isabelle Autissier, qui a publié en 2009 un roman inspiré de cette histoire folle, Seule la mer s'en souviendra, dans lequel elle se glisse dans la peau de ce plaisancier catapulté en haute mer.

Elle qui a sillonné maintes fois les mers du globe et qui a été, en 1991, la première femme à faire un tour du monde en course, sait à quel point la préparation d'un tel voyage est une étape cruciale: «Nous, quand on prépare nos bateaux de course, on est extrêmement pointilleux sur le fait que tout ce qui est à bord a été testé, éprouvé, re-testé et re-éprouvé. On n'emporte rien avec nous qui n'est pas déjà dans le bateau depuis six mois.»

Le jour du baptême du Teignmouth Electron, le 23 septembre 1968, la femme de Crowhurst, Clare, lance la traditionnelle bouteille de champagne suspendue à une corde vers le flanc du bateau. Le verre ne se brise pas. Comment ne pas y voir un signe annonçant la catastrophe à venir? Lors des essais, Crowhurst enrage. Rien ne marche à bord de son coûteux bateau. En lieu et place du bijou de technologie annoncé depuis des mois: un foutoir de câbles électriques.

Coincé

Il estime qu'il est trop tard pour renoncer. Son attaché de presse, le sémillant Rodney Hallworth, a déjà vendu son histoire à la presse britannique. Il se sent coincé. Il sait dans quelle aventure risquée il s'embarque. Il laisse d'ailleurs une longue missive destinée à sa femme, cachée dans une pile de vieux papiers, au cas où il ne devait jamais revenir, dans laquelle il la remercie pour «ces années immortelles, infiniment heureuses que vous et moi avons passées ensemble.»*

Mais si tout le monde croit en lui, pourquoi pas y croire aussi?

Donald Crowhurst est le seul des neufs navigateurs engagés dans la course à ne pas être un marin aguerri. Il a pour concurrents des légendes de la voile comme Robin Knox-Johnston et Bernard Moitessier. Et il est le dernier à partir, le 31 octobre 1968, à la date limite fixée par le règlement de la course. La première nuit à bord, il ne peut même pas dormir dans sa couchette, sur laquelle sont entassées les provisions embarquées à la dernière minute.

Dès le début du voyage, les ennuis commencent. Son gouvernail automatique lui donne du fil à retordre, son récepteur radio tombe en panne, un de ses flotteurs prend l'eau. Et les performances du trimaran sont très décevantes. Il progresse dans l'Atlantique trois fois plus lentement qu'il ne l'estimait.

Deux semaines après son départ, il songe sérieusement à abandonner. Comme il l'écrit sur son livre de bord, lucide: «En l'état actuel du bateau mes chances de survie ne pourraient guère, je pense, être supérieures à 50%, ce que je ne puis considérer comme acceptable.»*

Crowhurst est face à un dilemme: soit il continue, et c'est sans doute la mort qui l'attend, soit il rentre, et c'est la défaite et la ruine.

Fausses bonnes nouvelles

Il passe plusieurs longues journées à ruminer et à tenter de réparer son bateau, en se traînant au large du Portugal. Jusqu'à ce qu'il finisse par trouver une autre option, délirante: puisqu'il ne pourra pas mener le tour du monde dont il rêvait, à la vitesse qui lui aurait permis de remporter la course, il va l'inventer, ce voyage, il va le raconter à ceux qui, restés à terre, n'ont pas la moindre idée d'où il se trouve en réalité.

À cette époque les bateaux ne sont pas encore équipés de balises communiquant leur position par satellite toutes les demi-heures, ce qui rendrait cette supercherie impossible de nos jours. Une fois son récepteur radio remis en état de marche, Crowhurst va télégraphier de fausses bonnes nouvelles à son attaché de presse, lui faisant croire qu'il fonce vers l'équateur à une allure folle. Et tout le monde va tomber dans le panneau.

Crowhurst se lance alors dans la rédaction d'un faux journal de bord. Dans son roman, Isabelle Autissier imagine un faussaire euphorique, à qui sa trouvaille désespérée donne un sentiment de toute-puissance: «C'est très amusant, j'ai l'impression d'écrire un roman, mais cela doit être sérieusement fait car tout doit concorder. Si je signale une avarie, il faut que je pense à la réparer quelques jours plus tard et pendant ce temps-là, je me fais avancer un peu moins vite.»

Navigation imaginaire

Il sait que s'il arrive en tête, les organisateurs de la course analyseront scrupuleusement le récit de sa traversée. Et se lance donc dans de savants calculs pour rendre compte de sa navigation imaginaire de manière plausible, truffant son cahier de détails nautiques inventés.

«C'était un bon matheux, et le calcul qu'il fait est relativement complexe», indique Isabelle Autissier. «Il fait le calcul à rebours: "si j'étais à tel endroit à tel moment, à quelle hauteur devrais-je observer le soleil à cette heure précise?"». Ron Hall et Nicholas Tomalin, qui ont pu consulter les journaux de bord de Crowhurst, estiment dans leur enquête que «sa fraude est, à beaucoup d'égards, la réalisation technique la plus extraordinaire de tout le voyage».

Tout occupé qu'il est à tromper son monde, Crowhurst poursuit sa route vers le sud mais s'écarte des routes commerciales, de peur de se faire repérer par un cargo. Et c'est également pour cette raison qu'il va s'appliquer à rester le plus vague possible dans ses messages, n'envoyant jamais de position précise. Grisé par l'enthousiasme de Rodney Hallworth, ou peut-être trop inquiet de le décevoir, il va même jusqu'à inventer de toutes pièces un record de vitesse au mois de décembre. Le soir du réveillon, on le croit dans les quarantièmes rugissants, alors qu'en réalité il erre sans but dans l'Atlantique sud. L'écart entre sa position imaginaire et sa position réelle se creuse de jour en jour. La situation devient ubuesque.

 

 

Images spectaculaires

Enferré dans son mensonge, sans personne à qui confier ses états d'âme, seul au beau milieu de l'océan, Crowhurst est pétri de doutes. Il décide de temporiser en se soustrayant une nouvelle fois à la réalité: il prétexte une panne de générateur pour ne plus avoir à donner de nouvelles. Et profite de ce silence radio pour accoster secrètement dans un petit port argentin, le temps de rafistoler son bateau.

Puis il reprend la mer, poussant le zèle jusqu'à s'engager dans les Quarantièmes rugissants, sans but autre que de tourner quelques images spectaculaires pour la BBC, qui lui a confié une caméra pour raconter son voyage. Puis il rebrousse chemin, mettant le cap au nord.

Après presque trois mois de silence, Crowhurst reprend contact avec son attaché de presse au mois d'avril pour lui annoncer qu'il est à proximité du cap Horn. C'est le cas, sauf qu'il est du mauvais côté, étant donné qu'il n'a jamais quitté l'Atlantique!

Rodney Hallworth ignore tout de l'imposture et s'empresse, triomphal, de répandre la bonne nouvelle. Crowhurst prend des nouvelles de ses concurrents: il ne reste désormais plus que Knox-Johnston en tête, qui arrivera quelques jours plus tard, le 22 avril 1969, et remportera le Golden Globe, puis Tetley et lui, c'est tout. Moitessier a subitement décidé de renoncer aux honneurs de la course et de se lancer, l'heureux fou, dans un second tour du monde, tandis que les autres concurrents ont abandonné les uns après les autres au cours des derniers mois.

L'épave du trimaran de Donald Crowhurst. | Packmatt via Flickr

Seul en course

Se rendant compte de la situation inextricable dans laquelle il s'est mis, Crowhurst a mis entre-temps une nouvelle stratégie au point: il va désormais faire exprès de perdre, dans l'espoir que les organisateurs de la course n'iront pas regarder de trop près ses registres de navigation. Sans quoi la fraude finirait fatalement par être découverte.

Mais le sort semble s'acharner sur lui: Nigel Tetley, croyant que Crowhurst le talonne, tente de garder l'avantage, malmenant son bateau, dont la coque finit par se briser. Crowhurst se retrouve donc seul en course, pour son plus grand malheur.

Il est acculé, ne supportant pas l'idée de devoir vivre le restant de ses jours avec l'humiliation d'être le plus grand tricheur de l'histoire de la navigation. C'est à ce moment-là qu'il commence à noircir les pages de son livre de bord de formules mathématiques et de digressions métaphysiques de plus en plus incompréhensibles.

Après des mois de profonde solitude et d'une introspection terrifiante, Crowhurst entre dans un délire quasi mystique, tandis qu'il tourne en rond dans l'Atlantique nord. Il sombre peu à peu dans la folie. Le 1er juillet 1969, date à laquelle il couche ses pensées sur son journal de bord pour la dernière fois, il évoque «un jeu qui doit prendre fin»*.

Au bout de 243 jours d'errance, Crowhurst met fin à ses jours en se jetant par-dessus bord. Son corps ne sera jamais retrouvé, mais son bateau sera repéré quelques jours plus tard et ramené à terre, avec à son bord les preuves accablantes de son incroyable supercherie.

 

*Extraits de L'étrange voyage de Donald Crowhurst

Pour aller plus loin:

– À lire:

L'étrange voyage de Donald Crowhurst, Ron Hall et Nicholas Tomalin, Arthaud, 2018

Seule la mer s'en souviendra, Isabelle Autissier, Grasset, 2009

– À voir:

Le Jour de mon retour, James Marsh, fiction, 2018

L'Homme qui voulait défier les océans (Deep Water), Louise Osmond et Jerry Rothwell, documentaire, 2006

Les Quarantièmes rugissants, Christian de Chalonge, fiction, 1982

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