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Depuis plus de cent ans, les corridos sont une part essentielle de la musique populaire mexicaine. Chroniques du quotidien, ballades souvent enjouées, ces chansons sont aussi parfois le ciment des légendes du crime. Les chanteurs et chanteuses de corridos participent au mythe des grands bandits, des chefs de cartels et des pires assassins. Bien souvent, ce sont ceux dont on conte lesdits exploits qui paient les artistes pour qu'ils écrivent et chantent leur gloire. Mais il arrive, rarement, que ce soit le chanteur lui-même qui soit l'objet d'une légende.
Chalino Sánchez, star du genre entre 1989 et 1992, est mort dans des circonstances troubles. Avant d'être assassiné le 16 mai 1992, il aurait reçu, en plein concert, un mot lui signifiant qu'il serait exécuté après sa prestation. La scène a été filmée, sans que l'on sache réellement ce qui était marqué sur ce fameux bout de papier. Qu'importe, voilà de quoi constituer à la fois le point de départ et le point final d'une légende.
Si ultime menace écrite il y a eu ce soir-là, elle n'était pas la première mise en garde que Chalino Sánchez recevait de la part de ses meurtriers. Loin de là. Le 25 janvier 1992, alors qu'il se produit dans la ville californienne de Coachella, un certain Eduardo Gallegos fait discrètement irruption dans le Los Arcos Nightclub bondé. À la surprise générale, il monte sur scène, passe devant les musiciens de Chalino Sánchez, Los Amables Del Norte, et fait feu sur le chanteur. Il le rate une fois. Il tire à nouveau, mais son arme s'enraye.
Sur scène avec un calibre
Avant de raconter la suite de cette fusillade, il faut se pencher sur l'histoire de Chalino Sánchez. Il est né le 30 août 1960 dans la région mexicaine du Sinaloa, à la même époque que le cartel de Sinaloa qui deviendra rapidement le plus puissant du Mexique, et l'un des plus importants au monde. Plus jeune d'une fratrie de huit enfants, il va un temps à l'école, contrairement à ses frères, rechigne à effectuer les travaux physiques que requiert l'entretien de la ferme familiale, leur préférant la chanson. Il parfait son chant et parvient vite à être payé par des voyous locaux pour écrire leur vie en musique. Difficile de connaître son niveau de proximité avec les barons de la drogue locaux. Mais ce qui est certain, c'est qu'alors que sa carrière décolle au crépuscule des années 1980, il porte toujours une arme à sa ceinture. Même sur scène.
Lorsque le revolver d'Eduardo Gallegos s'enraye sur celle du Los Arcos Nightclub, Chalino Sánchez a donc un calibre à portée de main. À son tour, il sort son arme et fait feu. Dans la salle, les balles commencent à fuser. Eduardo Gallegos est abattu en même temps qu'un spectateur âgé de 20 ans. Chalino Sánchez, lui, écope d'une balle sous le bras droit. Son accordéoniste, Ignacio Hernandez, est également touché. Deux morts, au moins onze blessés… Mais il en faut plus pour faire taire le chanteur, qui, grâce au titre «Nieves de Enero», vient juste de conquérir un public bien plus large que celui de ses aficionados déjà acquis.
La vengeance a deux visages
Qui en veut à Chalino Sánchez? Comment a-t-il pu s'attirer les foudres des cartels au point d'être attaqué devant 400 personnes en plein récital? De multiples pistes sont lancées, mais deux d'entre elles semblent plausibles. D'abord, Sánchez aurait été témoin d'un meurtre plusieurs années auparavant, alors qu'il vivait encore au Mexique. C'est après avoir témoigné et avoir reçu de nombreuses menaces de mort qu'il se serait enfui aux États-Unis pour réellement démarrer sa carrière. Les informations sont peu nombreuses, même sa famille ne veut pas s'épancher sur le sujet.
Mais une deuxième version, a priori trop rocambolesque pour être crédible, s'avère la plus probable de toutes si l'on s'en réfère aux multiples témoignages qui l'attestent. En 1975, un membre haut placé du cartel de Sinaloa, nommé «Chapo» Perez, aurait violé la sœur de Chalino Sánchez alors qu'elle avait 15 ans. Deux ans plus tard, la future star des corridos, âgé de 17 ans, aurait aperçu Perez par hasard lors d'une soirée et l'aurait abattu pour venger sa famille. C'est là qu'il aurait fui, d'abord pour Tijuana où il aurait exercé l'activité de passeur, puis aux États-Unis pour suivre son destin artistique. Le succès arrivant dix ans plus tard, son nom et son visage sont exposés au monde et aux yeux des hommes de Perez, qui auraient donc tenté de l'abattre ce 25 janvier 1992.
La dernière virée
Blessé mais remis sur pied, Chalino Sánchez s'empresse de reprendre sa tournée de concerts. Ses musiciens et son entourage le lui déconseillent pourtant vivement. Mais, soucieux de conserver le secret de son lourd passé, le chanteur répond en expliquant que ses assaillants se sont trompés de cible, qu'il s'agit d'un malentendu et que de fait, il ne craint rien. Même la police de Coachella, qui a bien sûr tenté d'enquêter, ne trouve pas de mobile à Eduardo Gallegos. Le mystère demeure, mais la tournée continue. Et passe par la région natale de son protagoniste, le Sinaloa, plus précisément par la ville de Culiacán, sa capitale.
Nous sommes donc le 15 mai 1992. Malgré ses dires, Chalino Sánchez n'est pas rassuré. Les musiciens de Los Amables del Norte le trouvent nerveux, agité. Le soir, ils doivent se produire au Salon Bugambilias, une sorte de salle des fêtes un brin kitsch située au sud-ouest de la ville, à Terranova. Un quartier réputé pour ses nombreuses salles de bals et pour sa criminalité nocturne, coin franchement chaud d'une ville rongée par la violence, devenue fief des trafiquants de drogue. En bon roi des corridos, Chalino Sánchez a une nouvelle fois rempli la salle.
C'est au début du concert, alors qu'il s'apprête à démarrer la première chanson, qu'un homme lui fait passer ce fameux bout de papier. Chalino Sánchez lit attentivement le mot, le visage fermé, sourit nerveusement, regarde autour de lui, puis commence à chanter. Sur scène, le reste de la soirée se déroule normalement, le public ne remarquant rien. Le concert se termine, les musiciens partent de leur côté, Chalino Sánchez du sien. Il est tout de même bien accompagné de deux de ses frères, d'un cousin et d'une bande de groupies. Tout ce petit monde saute dans une voiture et roule en dehors de la ville. Il est alors minuit et demi.
«Une tombe froide, voilà ce qui t'attend»
Au bout de quelques minutes, un véhicule de la police d'État de Culiacán les arrête. Les agents demandent à Sánchez de sortir, lui expliquent que leur commandant souhaite lui parler des menaces qu'il a reçues. Il monte avec eux et s'enfonce dans la nuit pour ne plus en ressortir: le lendemain matin, il est retrouvé par des fermiers dans un champ à quelques kilomètres. Des marques de menottes ou de liens entourent ses poignets, l'arrière de sa tête a été explosé par une balle à bout portant. Une exécution en bonne et due forme, marque déposée du cartel de Sinaloa qui a la réputation de déléguer une partie du sale boulot à la police locale corrompue.
Le meurtre de Chalino Sánchez reste à ce jour non élucidé. Mais son récit, à cheval entre réalité et légende, a contribué à bâtir le mythe du chanteur mort à l'âge de 31 ans. Comme souvent, lorsque le macabre rencontre la musique, les ventes de disques explosent.
La musique de Chalino Sánchez se décline désormais en de très nombreuses compilations souvent composées des mêmes chansons, dont certaines, comme «Nieves de Enero», «El Crimen de Culiacán» ou encore «Los Chismes» font partie du patrimoine de la chanson mexicaine, et comptent encore aujourd'hui des millions d'écoutes streaming ou YouTube.
Il y a bien ces mots, tirés de son morceau «Ya Después de Muerto», qui résonnent comme une fatalité: «Après la mort, plus rien n'est pareil / Une tombe froide, voilà ce qui t'attend / C'est la fin, tu es arrivé au bout.» La fin de Chalino Sánchez, violente et prématurée, était presque une évidence.